Les récits de l’Anthropocène : une histoire environnementale de l’humanité
Au milieu de l’été 2023, alors que sévissaient dans l’hémisphère nord des canicules et des incendies de forêt d’une ampleur inconnue, nous apprenions qu’une petite étendue d’eau au cœur de l’Ontario, le lac Crawford, était désignée pour marquer l’entrée de la Terre dans une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène. Cette notion était apparue dans l’espace public en 2000 à la suite d’une intervention du Prix Nobel de chimie Paul Crutzen (1933-2021) pour illustrer l’empreinte majeure et durable des activités humaines sur l’environnement global de la Terre.
Pour Crutzen, les transformations environnementales d’origine anthropique se comparaient à celles provoquées par des forces telluriques — comme le volcanisme ou le mouvement des plaques tectoniques — qui avaient causé des crises climatiques et des extinctions de masse équivalentes à celles rencontrées aujourd’hui1. Plusieurs de ces bouleversements à l’échelle de la planète avaient modifié le régime d’existence de la Terre et inauguré une nouvelle époque géologique.
Un des cas les mieux connus est certainement la chute d’une météorite de 10 km de diamètre dans la péninsule du Yucatan au Mexique il y a 65 millions d’années et qui, conjuguée au volcanisme des trapps du Dekkan qui avait cours depuis des dizaines, voire des centaines de milliers d’années, mena à la disparition des dinosaures. Le régime d’existence de la Terre, tant son climat que sa faune et sa flore, s’en trouva profondément modifié. Les géologues le signifièrent en déclarant la fin de la période du Crétacé et le début du Paléogène.
La proposition de Crutzen n’entraîna pas automatiquement une modification du calendrier de la Terre représentée par la Charte chronostratigraphique internationale (Figure 1). La reconnaissance de l’entrée de la Terre dans l’Anthropocène requiert la mise à l’épreuve de cette proposition : les partisans de cette notion doivent respecter une procédure stricte régie par la Commission internationale de stratigraphie de l’Union internationale des sciences géologiques, responsable d’agréer les différentes unités temporelles qui ponctuent le calendrier de la Terre.
À cette fin, un groupe de travail au sein de la Commission internationale de stratigraphie a échantillonné une douzaine de sites à travers la planète pour identifier un lieu qui servirait de témoin des débuts de l’Anthropocène (et de son corollaire, de la fin de l’Holocène, l’époque géologique débutée il y a 11 700 ans caractérisée par la stabilité de son régime climatique). Et c’est de cette procédure que le lac Crawford a atteint une renommée internationale le 11 juillet 2023.
Or la reconnaissance d’Anthropocène n’est pas que l’affaire des géologues — précisons que Crutzen était un spécialiste de la chimie de l’atmosphère. Outre de nombreux chercheurs en sciences naturelles, des chercheurs en sciences sociales et humaines se sont emparés de cette notion pour discuter des problèmes socio-écologiques que doivent affronter la Terre et l’humanité. En outre, l’étude des critiques dont fait l’objet la notion d’Anthropocène permet d’exposer des enjeux politiques et culturels qu’un discours confié uniquement aux chercheurs en sciences naturelles risque de rendre invisibles2.
Par exemple, en faisant de l’anthropos le responsable de la crise écologique contemporaine, l’Anthropocène pointe du doigt l’humanité dans son entièreté : elle met sur un même pied l’ensemble des êtres humains, sans égard aux inégalités de richesses, de responsabilité et de vulnérabilité face aux risques qui découlent des perturbations environnementales planétaires3.
La saisie de la notion d’Anthropocène par des chercheurs de différentes disciplines scientifiques a mené à une multiplication de définitions de cette notion et de propositions pour dater les débuts de cette époque géologique. Dans cet article, nous examinons quelques-unes de ces propositions de datation de l’Anthropocène pour voir comment l’inscription de l’histoire de l’humanité dans l’histoire récente de la Terre nous permet de stimuler une réflexion citoyenne critique sur les enjeux relatifs à la crise écologique contemporaine. L’Anthropocène permet en effet d’aborder la diversité et la complémentarité des problèmes environnementaux — à ceux pré-cités, ajoutons, entre autres, l’acidification des océans, les perturbations des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, ainsi que l’utilisation et l’artificialisation des terres4.
Qui plus est, les débats entourant la datation des débuts de l’Anthropocène nous mènent à concevoir une histoire humaine décentrée et à repenser une périodisation de l’histoire de l’humanité qui cesserait d’être scandée par les grands moments du monde occidental et sa quadripartition classique (antiquité, moyen-âge, époque moderne, monde contemporain)5, pour plutôt être articulée à partir d’une série de bouleversements climatiques et biotiques provoqués et subis par l’être humain. Pour ce faire, nous devons d’abord examiner ce qu’impliquerait la définition d’une nouvelle époque en regard de la procédure que suit la Commission internationale de stratigraphie pour son inscription dans l’échelle des temps géologiques.
La datation de l’Anthropocène comme époque géologique
En 2009, la sous-commission pour la stratigraphie quaternaire de la Commission internationale de stratigraphie mit sur pied un groupe de travail — l’Anthropocene Working Group — pour déterminer si l’Anthropocène correspondait à une époque géologique. Parmi la communauté des géologues, certains doutaient de la pertinence d’inscrire dans le calendrier de la Terre un événement qui tenait davantage du positionnement politique que de l’énoncé scientifique6.
À cet effet, ils reprochaient aux tenants de l’Anthropocène de nommer une époque géologique à partir de la cause — l’être humain — alors que les noms des unités temporelles du calendrier de la Terre réfèrent généralement à des lieux où les sédiments permettent d’identifier des changements géologiques (par exemple, le Devon en Angleterre pour la période du Devonien ou le Juras en France pour la période du Jurassique) et, plus rarement, à des éléments de ces sédiments (le charbon pour le Carbonifère ou la craie pour le Crétacé).
D’autres jugeaient que nous n’avions pas le recul nécessaire pour apprécier la permanence des changements provoqués par l’activité humaine sur le régime planétaire. Entre l’actualité brûlante de la crise écologique et la très longue durée des périodes géologiques qui se déclinaient sur des millions d’années, les conflits de temporalités brouillaient les possibilités d’établir une discontinuité récente dans l’échelle des temps géologiques.
Après avoir recommandé de reconnaître l’Anthropocène comme unité de la Charte chronostratigraphique internationale en 2016, l’Anthropocene Working Group devait proposer un lieu où affixer le clou d’or qui désignerait le commencement de cette époque géologique. Le clou d’or (Figure 2) renvoie à un point stratotypique mondial qui identifie dans les couches sédimentaires ou dans les carottes glaciaires, l’enregistrement d’un changement permanent (ou de très longue durée) et synchrone, c’est-à-dire produit simultanément à l’échelle planétaire.
L’apposition du clou d’or constitue l’étape ultime qui authentifie un âge géologique en identifiant matériellement sa limite temporelle inférieure. Il s’agit d’un marqueur dans l’échelle des temps géologique qui signifie que la Terre est entrée dans un nouveau régime d’existence. Par exemple, la fin du Crétacé mentionnée en introduction est désignée par un clou d’or affixé entre deux couches argileuses à quelques kilomètres du village d’El Kef en Tunisie. À cet endroit apparaît clairement une discontinuité dans l’échelle des temps géologiques, alors que les archives sédimentaires de la Terre enregistrent une mince couche d’iridium — un métal qui se serait répandu à la surface de la Terre après l’impact d’une météorite il y a 65 millions d’années.
La couche d’iridium n’est pas la cause de la fin du Crétacé, pas plus que le Paléogène n’a débuté à El Kef, mais sur ce lieu et entre ces couches sédimentaires apparaît désormais un marqueur qui indique le moment où se sont succédé des époques dans l’échelle des temps géologiques.
L’Anthropocene Working Group sélectionna douze sites répartis à travers une partie de la planète — parmi lesquels figurait le lac Crawford — et entreprit l’investigation de leurs caractéristiques pour proposer un point stratotypique mondial qui indiquerait les débuts de l’Anthropocène quelque part durant la seconde moitié du 20e siècle7. Cette période de l’histoire de l’humanité — qu’il est convenu d’appeler la Grande accélération et que nous aborderons plus loin — se caractérise par les effets délétères sur les écosystèmes, d’une croissance exponentielle de la population mondiale, de la production industrielle et de la consommation de masse8.
En orchestrant ses recherches autour de la Grande accélération, l’Anthropocene Working Group scellait le débat sur la datation des débuts de l’Anthropocène dans la communauté des géologues. Néanmoins, tant dans les sciences de la nature que dans les sciences humaines et sociales, les chercheurs discutent différentes propositions pour dater le commencement d’une période où l’activité humaine serait à l’origine de transformations environnementales planétaires caractéristiques de l’entrée dans l’Anthropocène9.
Parmi celles-ci, notons les débuts de l’agriculture et de l’élevage, la conquête des Amériques ainsi que la révolution thermo-industrielle. Un retour sur chacune des propositions permet d’apprécier le potentiel de la notion d’Anthropocène pour l’enseignement de l’histoire et la diffusion d’une littératie environnementale, car en fonction des récits de l’histoire de la Terre et de l’humanité qu’elles sous-tendent, ces propositions permettent de saisir la globalité des transformations environnementales et l’historicité de la crise écologique contemporaine à travers ses diverses manifestations.
Les débuts de l’agriculture et de l’élevage des animaux domestiques
Le paléoclimatologue William F. Ruddiman n’a pas attendu les débats sur les origines de l’Anthropocène avant de conduire ses recherches sur le changement climatique dans la très longue durée, mais ces débats lui ont servi un contexte neuf pour présenter ses conclusions. L’examen des carottes glacières extraites au Groenland a mené Ruddiman à révéler une hausse des concentrations de gaz à effet de serre — le dioxyde de carbone et le méthane — dès les premières domestications végétales et animales, au début de l’agriculture et de l’élevage animal10.
Le travail de défrichement nécessaire aux premières mises en culture il y a plus de dix mille ans s’est traduit par une hausse du carbone atmosphérique que les arbres abattus cessaient de séquestrer. La culture du riz a provoqué une hausse des concentrations de méthane dans l’atmosphère par la fermentation des végétaux dans les canaux des rizières. L’élevage de ruminants quelques milliers d’années plus tard a entraîné aussi un accroissement du méthane atmosphérique comme sous-produit de la digestion animale.
Ruddiman a montré que l’accroissement des concentrations de ces gaz à effet de serre débuté il y a 8000 ans pour le dioxyde de carbone et il y a 5000 ans pour le méthane a modifié la trajectoire climatique de la Terre qui a pu éviter une glaciation, comme elle en avait connu plusieurs à la fin de cycles interglaciaires depuis plus de 400 000 ans. Ruddiman a identifié quatre de ces cycles au cours de cet intervalle de temps, à propos desquels il a montré des patrons réguliers de températures inférés à partir des concentrations de CO2 et de CH4. Il a toutefois démontré que le cycle qui a débuté à la fin du Paléogène il y a 23 millions d’années n’a pas respecté sa trajectoire du fait de cet accroissement de la température terrestre provoquée par les débuts de l’agriculture et de l’élevage.
Les critiques à l’endroit de la science et de la proposition de Ruddiman sont multiples, notamment quant à la responsabilité du défrichement comme cause de l’accroissement du CO2 atmosphérique compte tenu de la taille de la population à cette époque. Les spécialistes du système-Terre et les géologues interpellés par l’hypothèse d’un anthropocène précoce reconnaissent la multiplicité des foyers de démarrage de la domestication animale et végétale ainsi que l’occurrence simultanée des débuts de l’agriculture et de l’élevage dans une multiplicité de lieux primaires et secondaires à travers la planète.
Si la proposition d’un anthropocène précoce répond au critère d’un changement global, la longue durée nécessaire à l’enregistrement de changements climatiques à l’échelle mondiale confère un caractère asynchrone à cette proposition. De plus, dans une perspective de sciences sociales, l’Anthropocène proposé par Ruddiman perpétue cet anthropos indistinct de fortune et de lieu, et tend à conforter l’idée d’une égalité de chances et de responsabilités devant les crises environnementales.
En maintenant la focale sur la seule dimension climatique, cette proposition pour une histoire environnementale globale nous semble également inefficace parce qu’elle fait l’économie d’une réflexion sur les dimensions biotiques quant au début de la domestication et ses conséquences sur la biodiversité et la diffusion des espèces animales et végétales. Entre autres, les domestications animales sont à l’origine des premières zoonoses qui par l’irruption et la propagation des maladies épidémiques ont modifié l’histoire sanitaire des populations humaines à l’échelle planétaire.
Les débuts de l’agriculture et de l’élevage, faut-il le rappeler, constituent aussi des jalons de l’histoire de l’humanité comme éléments clés de la révolution néolithique. Étapes qui accompagnent la sédentarisation, ils participent à l’émergence des premières civilisations et organisations sociales complexes. En outre, la diffusion des espèces animales et végétales et de microorganismes pathogènes modifie la répartition du vivant à la surface de la planète, de la même manière que les forces telluriques ont marqué le paysage biotique à travers l’histoire de la Terre.
Si la proposition d’un anthropocène précoce permet d’illustrer des changements globaux dans l’histoire de la Terre et de l’humanité découlant d’une activité humaine primordiale, elle ne peut se limiter à n’être qu’une histoire climatique ; elle doit aussi engager une histoire civilisationnelle pour souligner la forte imbrication entre l’être humain et la nature environnante et les moments charnières de leurs modifications mutuelles.
La Conquête de l’Amérique
Présentes dès les débuts de la domestication animale, les zoonoses peuvent servir de charpente à une histoire des civilisations jalonnée par une série d’épidémies. Pouvons-nous pareillement les utiliser pour construire une histoire environnementale de la Terre et de l’humanité? La proposition du glaciologue Simon L. Lewis et du paléontologue Mark A. Maslin de situer les débuts de l’Anthropocène au lendemain de la Conquête des Amériques peut se lire ainsi, car un des faits marquants de cet événement a été la décimation de la population autochtone et ses conséquences sur la température planétaire au début du 17e siècle11.
L’introduction de microorganismes responsables de maladies épidémiques comme la variole, la rougeole, le typhus, la peste, pour n’en nommer que quelques-unes, et leurs conséquences démographiques désastreuses sur les populations autochtones non seulement facilitèrent la prise de possession des territoires américains par les armées européennes, mais aussi entraînèrent une désorganisation sociale et un délaissement des champs qui étaient cultivés pour nourrir une population décimée estimée à plus de 60 millions de personnes.
L’équivalent-forêt de la superficie nécessaire à cette production alimentaire aurait absorbé une quantité de carbone telle qu’une chute de concentration de dioxyde de carbone de 7 à 10 parties par millions est observée pour la période entre 1570 et 1620. Lewis et Maslin ont ajouté un autre élément anthropocénique à leur argumentaire pour faire de la Conquête — et précisément de 1610, date du pic de la diminution des concentrations de dioxyde de carbone à la suite de l’afforestation des Amériques — la date des débuts de l’Anthropocène : l’unification biologique des masses continentales. L’arrivée des Européens aurait réconcilié la faune et la flore planétaire départagées à travers des océans et des continents depuis plus de 200 millions d’années.
Se substituant aux mouvements des plaques tectoniques et à la dérive des continents, l’être humain a réuni des espèces séparées et réparties à la surface de la planète par des forces telluriques qui avaient généré parallèlement des épisodes de spéciation et de foisonnement de la biodiversité. Il n’est pas clair toutefois que la biodiversité soit sortie gagnante de cette conquête de l’Amérique par le « portemanteau biotique » de l’Ancien Monde, car la faune et la flore autochtone auraient été victimes d’un impérialisme écologique12.
Lewis et Maslin n’ont pas étendu leur réflexion à un autre domaine du vivant, celui des microorganismes pathogènes, pourtant si près de leur argumentaire principal. Ruddiman ne l’a pas fait non plus dans son hypothèse d’un anthropocène précoce, mais il s’est intéressé aux épidémies et aux conséquences des chutes démographiques sur l’histoire climatique de la planète. Mentionnons au passage les épisodes de peste bubonique entre les 6e et 18e siècles, dont un épisode particulièrement virulent dans la première moitié du 14e siècle, la Peste noire de 1346-1352. Nous assistons ici non seulement à une unification microbienne de la masse continentale eurasienne, mais aussi, selon Ruddiman, à la traduction, sur le climat de la planète, des conséquences pathogéniques de la diffusion de Yersinia pestis, tributaire du mouvement de populations humaines d’Asie, d’Afrique et d’Europe13.
Signalons en terminant certaines dimensions politiques de la proposition de Lewis et Maslin mises de l’avant par ces mêmes chercheurs. La Conquête de l’Amérique est l’histoire de l’asservissement des populations indigènes et africaines condamnées à l’esclavage par des Européens, et parallèlement l’acte de naissance d’un capitalisme commercial et financier mondial. Le nouveau régime d’existence de la planète Terre embrasse des dimensions climatiques et biotiques, mais aussi une économie politique fondée sur l’enrichissement d’une petite élite rassemblée dans quelques pays au détriment de pans entiers de la population humaine de la Terre.
Un déséquilibre et une inégalité s’inscrivent alors dans un nouvel environnement planétaire. Ils deviendront visibles lors de l’industrialisation massive des modes de production dans le monde occidental quelques siècles plus tard, et auront des conséquences environnementales caractéristiques du nouveau régime d’existence de la Terre en Anthropocène. Leur saisie nécessiterait toutefois que soient considérés les soubassements écologiques et économiques de ce nouveau régime planétaire comme ils se matérialisent à partir du 16e siècle.
La révolution thermo-industrielle
Lors de l’énonciation originale de l’hypothèse de l’Anthropocène, le chimiste Paul Crutzen et le limnologue Eugene Stoermer ont proposé d’en situer l’origine en 1784, date à laquelle James Watt obtint un énième brevet pour l’amélioration de la machine à vapeur de Newcomen de 1712. Cette proposition témoignait de la volonté de ses protagonistes de faire des technologies sous-tendant la révolution thermo-industrielle le moteur des perturbations du système-Terre et de la crise écologique contemporaine.
La machine à vapeur avait été mise au point pour faciliter l’exploitation des mines de charbon, car son activation permettait d’abord de drainer l’eau qui s’accumulait dans les galeries au fur et à mesure que creusaient les mineurs. Si la proximité et l’abondance des gisements de charbon rendaient tolérable sa faible performance énergétique, la machine à vapeur était d’une inefficacité telle que plusieurs inventeurs cherchèrent à la perfectionner. D’un appareil encombrant et complexe, elle devint un mécanisme simple et mobile qui se diffusa rapidement à travers l’Europe continentale et la côte est de l’Amérique du Nord dans la seconde moitié du 19e siècle.
Les liens entre le brevet de 1784 et l’implantation graduelle du charbon dans les économies industrielles demeurent tenus. D’ailleurs, les historiens ont démontré le rôle négligeable de la machine à vapeur dans la croissance économique britannique jusqu’aux premières décennies du 19e siècle14. En outre, les conséquences de la révolution thermo-industrielle sur le régime climatique de la Terre apparaissent tardivement ; elles ne sont facilement détectables dans les concentrations de CO2 atmosphérique que dans la seconde moitié du 19e siècle. Cette proposition attire néanmoins notre attention compte tenu des transformations des échelles de production entraînées par la révolution industrielle et que la machine à vapeur a fini par symboliser.
Vrai, la machine à vapeur participa fortement au passage d’une économie organique, fondée sur l’utilisation d’énergies renouvelables comme l’eau, le bois, le vent et la force musculaire, à une économie activée principalement par la combustion d’énergie fossile15. Le recours au minerai de charbon permit effectivement de faire sauter le verrou écologique que constituaient les contraintes énergétiques de ressources renouvelables, mais limitées quant à leur puissance et leur disponibilité.
Néanmoins, les manufactures de textile — industrie phare de la révolution industrielle — s’égrenaient le long de rivières pour activer au moyen de l’énergie hydraulique des machines à filer dont l’usage se généralisa dès le dernier quart du 18e siècle sans recourir à la machine à vapeur16. De plus, cette « révolution industrielle » ne doit pas être considérée comme une transition énergétique, car le charbon fut non pas substitué, mais simplement ajouté à d’autres sources énergétiques qui demeurèrent en usage dans l’appareil de production comme dans les modes de transport17.
Si la consommation accélérée de combustible fossile se manifesta dans les concentrations de dioxyde de carbone par une courbe légèrement arithmétique à la fin du 19e siècle, d’autres marqueurs stratigraphiques se matérialisèrent par des empreintes environnementales globales qui découlèrent de la révolution thermo-industrielle. L’accroissement des échelles de production entraîna un approvisionnement accru de ressources naturelles comme les fibres textiles ou le bois et exacerba l’extractivisme, l’économie de plantations et le colonialisme qui connurent un nouvel essor après celui vécu au lendemain de la Conquête des Amériques.
Des chasses commerciales menèrent à des extinctions de masse pour alimenter l’intense cadence des nouvelles machines, que l’on pense aux bisons des prairies dont les peaux fournissaient le cuir nécessaire à la fabrication des courroies des machines industrielles pour transmettre l’énergie dégagée par la combustion du charbon18, ou aux baleines dont l’huile servait à lubrifier les rouages des mécanismes complexes de la révolution industrielle19. L’accélération des modes de transport par le chemin de fer et la navigation à vapeur facilita également les échanges biotiques.
Les pandémies, que l’on pense au choléra ou à la grippe, s’en sont trouvées d’autant plus prégnantes que leur diffusion à l’échelle planétaire était facilitée par la concentration des populations dans des environnements urbains insalubres dont la prolifération a accompagné l’industrialisation accélérée du monde occidental au 19e siècle20.
La Grande accélération
Pour démontrer les changements de régimes d’existence de la Terre et de l’humanité depuis la révolution thermo-industrielle, un groupe de spécialistes du système-Terre avaient entrepris, dès 1999, la mise en forme d’un tableau de bord composé d’indicateurs socio-économiques et écologiques (Figure 3) Si le tableau illustrait bien la croissance arithmétique de plusieurs de ces indicateurs depuis le 19e siècle, les chercheurs ont toutefois constaté leur croissance exponentielle à partir de la deuxième moitié du 20e siècle.
C’est dans la foulée de ce travail qu’est apparue la proposition de la Grande accélération pour situer les débuts de l’Anthropocène. Le tableau de bord montre en effet comment le produit national brut total, les investissements étrangers directs et bien d’autres indicateurs sociaux (dont la croissance démographique) se sont emballés durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale.
Cet emballement de l’activité humaine a eu des conséquences profondes sur la santé planétaire, comme en témoignent les indicateurs écologiques : concentration accrue des gaz à effet de serre, déplétion de la couche d’ozone, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques, anthropisation des écosystèmes terrestres et occupation des zones côtières. Si les spécialistes du système-Terre étaient bien au fait des impacts de l’activité humaine sur les écosystèmes planétaires, c’était l’intensité de ces impacts qui les choquait, car avant la Grande accélération, les perturbations environnementales d’origine anthropique demeuraient à l’intérieur de seuils de variations naturelles.
L’échelle de ces conséquences résulterait de l’intensité et de la généralisation de l’utilisation de combustible fossile (que représentent aussi bien le charbon, le pétrole ou l’uranium, par exemple), une situation que stimulent tant l’extension mondiale de la consommation de masse, que la libéralisation et la croissance des échanges commerciaux, que la militarisation de la planète en contexte de Guerre froide21.
Comme nous le mentionnions plus tôt, les membres du Anthropocene Working Group ont opté pour faire débuter l’Anthropocène durant la Grande accélération. En lien avec cette proposition, le premier marqueur stratigraphique qui a attiré l’attention des géologues a été les radionucléides répartis à la surface de la planète après l’explosion des bombes atomiques au Nouveau-Mexique, à Hiroshima et Nagasaki en 1945, et surtout les nombreux essais de missiles balistiques durant les premières années de la Guerre froide.
Le pic de radionucléides enregistré en 1964, un an après la signature du traité de non-prolifération d’essais nucléaires dans l’atmosphère, constituerait un marqueur de l’entrée du système-Terre dans l’Anthropocène, quoique la demi-vie des isotopes en limiterait la présence dans les couches sédimentaires à quelques dizaines de milliers d’années, amenuisant ainsi son potentiel de détection pour les futures générations de géologues.
En effet, un marqueur stratigraphique doit avoir comme caractéristiques, outre de marquer une discontinuité dans le fonctionnement du système-Terre, de se maintenir dans les couches sédimentaires pour des centaines de milliers d’années à venir. Aussi, aux radionucléides se sont ajoutés comme marqueur potentiel les traces de gaz à effet de serre, des particules carbonées sphéroïdales issues de la combustion incomplète de charbon et de pétrole, des nouveaux matériaux comme les microplastiques ou des composés issus de la chimie organique de synthèse comme les BPC ou le DDT.
Certains de ces marqueurs circulent à la surface de la planète depuis le début du 20e siècle, voire depuis la première moitié du 19e siècle comme les particules carbonées sphéroïdales, mais faut-il le rappeler, le point stratotypique mondial ne doit pas nécessairement exhiber les perturbations écosystémiques enregistrées dans le tableau de bord de la Grande accélération, ni leurs causes. Il doit indiquer seulement quand s’est opéré le changement d’époques géologiques, pour autant qu’il puisse être détectable à travers la planète sur une très longue durée.
Conclusion
En arrêtant leur choix sur le lac Crawford, les membres du Anthropocene Working Group ont relevé les concentrations de plutonium, d’isotopes d’azote et de particules carbonées qu’ils ont corrélés avec l’industrialisation rapide de la région des Grands Lacs après la Seconde Guerre mondiale. Mais en dépit de sa désignation comme site potentiel pour marquer le commencement de l’Anthropocène, le lac Crawford, du moins la carotte sédimentaire qui en a été tirée et qui est entreposée au Muséum d’histoire naturelle, n’est pas sur le point d’accueillir le clou d’or.
Lors d’un prochain congrès de l’Union internationale des sciences géologiques, les scientifiques détermineront s’ils avalisent les propositions du Anthropocene Working Group, tant la suggestion du lac Crawford comme point stratotypique mondial que la proposition même de l’Anthropocène. Néanmoins, depuis son entrée dans l’espace public, la notion d’Anthropocène a soulevé de nombreux débats, en convoquant tout autant les sciences naturelles que les sciences humaines et sociales pour construire des récits sur les changements globaux du système-Terre.
Ces débats permettent de proposer un examen critique de la notion d’Anthropocène pour en faire un puissant outil de littératie environnementale et nous inviter à repenser la périodisation de l’histoire de l’humanité et de l’enseignement de l’histoire.
La périodisation n’est pas le seul élément de la pratique et de l’enseignement de l’histoire que remet en question la notion de l’Anthropocène. Celle-ci génère également une réflexion sur les temporalités de l’histoire. À la suite de l’historien Grégory Quenet, nous pouvons nous interroger « sur ce que cette notion fait au temps des historiens »22. D’une part, parce que les phénomènes naturels et sociaux s’écoulent sur différents cycles temporels, nous devons comprendre comment composer avec le décalage entre les temps géologiques et les temps historiques à l’échelle humaine.
D’autre part, les étudiants comme les enseignants doivent réfléchir à l’état présent de l’environnement sur plusieurs échelles temporelles pour interroger tant les actions passées responsables de l’instabilité des systèmes écologiques que le devenir futur de la planète. La remise en cause de la notion de croissance illimitée, l’abandon du progrès comme horizon temporel, la prise de conscience historique relative à l’urgence climatique, pour ne prendre que ces exemples, modifient nos modes de compréhension du passé, de situation dans un présent de plus en plus difficile à borner, et d’anticipation du futur (sans même embrasser une quelconque forme d’effondrement ou de catastrophisme).
L’étude des expériences du temps comme elles s’expriment chez les acteurs des débats sur l’Anthropocène permettrait ainsi de dégager un « régime anthropocénique d’historicité »23 à l’intérieur duquel s’articuleraient des modes d’appréhension des passés, des présents et des futurs.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).