Anne Frank : pour un souvenir plus participatif
Un sondage de CNN/ComRes indique que le tiers des Européens questionnés1 ne savent peu ou rien du tout sur l’Holocauste.2 Lorsque l’on regarde les personnes âgées de 18 à 30 ans, la proportion augmente. Les institutions éducatives sur ce sujet sont donc à la recherche de solutions pour remédier à ce problème en engageant les jeunes dans l’apprentissage de ce passé.
Un premier exemple de cet engagement des jeunes est créé par la USC Shoah Foundation qui présente une collection de biographies interactives permettant d’avoir une « conversation » avec des survivants de l’Holocauste et d’autres génocides par l’entremise d’images vidéos préenregistrées.
L’idée est ainsi d’amener une rencontre entre des jeunes d’aujourd’hui et des survivants de l’Holocauste dans une ère où ceux-ci nous auront quittés et où ces rencontres ne seront plus possibles. Les jeunes peuvent poser des questions au survivant et celui-ci répond à la question (réponses préenregistrées). Bien que la discussion soit virtuelle, l’histoire du survivant est bien réelle et cette technologie permet cette rencontre importante.
Un deuxième exemple sur la façon d’assurer la transmission de cette histoire aux générations futures est présenté par les changements qui s’opèrent dans les musées et lieux de mémoire. Le 22 novembre 2018, le roi des Pays-Bas inaugurait officiellement les dernières rénovations effectuées à la Maison Anne Frank à Amsterdam.
Après deux années de rénovation, le musée, qui présente l’endroit où Anne Frank s’est cachée avec sa famille et quatre autres personnes durant la Seconde Guerre mondiale aux Pays-Bas, est prêt à accueillir la nouvelle génération de visiteurs. Parmi les 1,2 million de visiteurs qui franchissent l’entrée de ce petit musée chaque année, plus de la moitié n’ont pas trente ans; ces mêmes jeunes qui ont peu de connaissances sur l’Holocauste (selon le sondage nommé ci-haut).
C’est pourquoi la Maison Anne Frank a fait peau neuve pour fournir à ces nouveaux visiteurs les informations nécessaires à la compréhension de ce lieu de mémoire en présentant une chronologie de l’histoire d’Anne Frank et de sa famille dans le contexte historique bien particulier de la Shoah aux Pays-Bas (par l’entremise d’audioguides et d’artefacts).
Dans cette ère de changement, il est intéressant de se demander s’il est encore pertinent de raconter l’histoire de cette jeune fille pour fournir aux jeunes, nés plus de sept décennies après les faits, les informations essentielles à retenir de cette page obscure de l’histoire humaine.
Ce texte s’articulera sur les différents moyens éducatifs que possède l’histoire d’Anne Frank pour que les jeunes se souviennent de cet événement historique activement.3
Un parallèle puissant aidant à la compréhension
L’histoire d’Anne, à l’aide de six dates clés, nous présente les conséquences directes et les répercussions souvent tragiques d’un événement historique sur la vie d’une seule personne. Le parallèle entre les événements historiques et leurs incidences sur la vie d’Anne permettent une meilleure compréhension du contexte.
1929 : Naissance et difficultés économiques
Anne Frank nait le 12 juin 1929 à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne. À peine quatre mois plus tard, le monde entre dans la plus grande crise économique du XXe siècle qui entraîne une décennie de récession marquée par une augmentation du taux de chômage et la misère.
Cette crise économique est ressentie partout dans le monde, mais l’Allemagne y est plus durement touchée en raison du Traité de Versailles qui force ce pays à payer de lourdes réparations. Anne Frank vient donc au monde dans une année qui s’apprête à voir le monde basculer économiquement.
1933 : Pouvoir et départ
Les difficultés économiques sont propices à l’augmentation de sentiments raciaux de la part de la population qui cherche un coupable pour leurs misères. C’est dans ce contexte qu’Adolf Hitler prend le pouvoir en Allemagne le 30 janvier 1933, faisant des juifs les boucs émissaires des Allemands désespérés grâce à une propagande agressive et à des promesses alléchantes.
Cette même année, Otto Frank prend la difficile décision de quitter son pays natal. Un poste de direction lui a déjà été offert à Amsterdam.
Cela adoucira la douleur de quitter son cher pays, celui pour qui Otto Frank s’est battu en tant qu’officier durant la Première Guerre mondiale. Début 1934, la famille au complet a émigré aux Pays-Bas ! De 1934 à 1940, Anne Frank et sa famille vont s’adapter à leur vie dans leur nouveau pays. Les témoignages et les photos qui nous sont parvenus de cette période nous montrent une vie de famille relativement heureuse et normale.
1940 : Occupation et préoccupation
Cette vie heureuse connaîtra une fin abrupte lorsque les nazis envahissent les Pays-Bas, le 10 mai 1940. La Seconde Guerre mondiale a commencé depuis près de dix mois et le régime nazi envahit les pays voisins. Après seulement cinq jours de combats, les Pays-Bas sont forcés de capituler, ce qui signifie que les nazis sont maintenant maîtres dans ce pays.
La conséquence de cet événement sur la famille Frank est dévastatrice. Leur refuge n’est plus sûr. Leur sécurité n’est plus assurée et même leur vie est de nouveau en danger. Ayant senti la menace, Otto Frank a déjà entamé des procédures d’immigration, envisageant même de quitter l’Europe.
De nombreux facteurs anéantiront ces efforts de trouver un second refuge pour sa famille.4 Si au départ l’occupation nazie se veut rassurante pour les Néerlandais, cela changera rapidement, surtout pour les Juifs néerlandais.
1942 : Imposition et clandestinité
L’occupation amènera une série de lois anti-juives restreignant de plus en plus les libertés des Juifs et les isolant de plus en plus de la population néerlandaise non-juive. En 1942, l’occupant nazi oblige les Juifs à porter une étoile jaune sur leur vêtement pour les identifier et envoie des convocations pour envoyer les Juifs « travailler » dans des camps en Allemagne.
La réception d’une telle convocation pour Margot, la sœur aînée d’Anne, déclenche l’entrée précipitée en clandestinité pour la famille, qui est ainsi devancée de dix jours. Ainsi, les quatre membres de la famille Frank marchent jusqu’au centre-ville et se cachent dans l’immeuble de la compagnie d’Otto Frank, qui n’en est plus le directeur depuis qu’une autre loi nazie interdit aux Juifs de posséder leur propre compagnie.
L’intensification des lois anti-juives aux Pays-Bas a pour effet direct et quasi immédiat de pousser la famille Frank à entrer dans la clandestinité, pour assurer leur survie.
C’est ainsi que débute une période de clandestinité qui durera 25 mois. Pendant cette période, la famille Frank ainsi que quatre autres personnes vivront dans deux étages dans l’arrière-maison de la compagnie d’Otto Frank. Quatre employés de cette compagnie aideront les clandestins à survivre pendant cette période.
1944 : Libération et arrestation
Le 6 juin 1944, Jour J, c’est le débarquement sur les plages de Normandie ! C’est le début de la libération qui, on le sait maintenant, prendra du temps, mais l’espoir renaît ! La famille Frank apprend la nouvelle et célèbre ce moment dans l’Annexe. C’est la frénésie dans la cachette et dans tous les pays occupés : la fin serait-elle proche ? Les terribles années de guerre seront-elles bientôt chose du passé ?
Or, c’est à peine deux mois après l’euphorie du débarquement que l’événement tant redouté se produit. Le 4 août 1944 : les huit clandestins sont découverts5 et arrêtés, mettant fin à la période de clandestinité. Bien que le débarquement ne soit pas la cause directe de l’arrestation des clandestins, le parallèle entre ces deux événements illustre toute la cruauté de l’histoire. Alors qu’une partie de l’Europe accueille les troupes alliées et se bat pour la libération qui approche de plus en plus, dans une maison sur un canal à Amsterdam, huit Juifs connaissent la fin abrupte de leur refuge. 1944 voit ainsi l’espoir renaître et disparaître à jamais.
Dans l’histoire de la Shoah, 1944 représente aussi l’accélération des déportations et assassinats des Juifs en Hongrie par exemple. Dans cette perspective, l’arrestation des clandestins à Amsterdam s’inscrit dans ce processus d’accélération à l’approche imminente de la fin de la guerre et de la défaite, quasi assurée, de l’Allemagne. Cette accélération, qui est bien différente en Hongrie et aux Pays-Bas, entraînera, malgré tout, la mort de milliers de Juifs alors que pointe à l’horizon la fin de la guerre.
1945 : Fin
1945 est l’année de la libération et la fin de la dernière grande guerre en Europe. La fin du génocide, mais aussi la fin de la vie de cette jeune fille âgée seulement de 15 ans, seule, dans un camp de concentration en Allemagne, quelques jours après avoir assisté à la mort de sa sœur aînée.
Si en 1945 les survivants célèbrent la fin de la guerre, ils doivent aussi vivre avec la douleur de devoir le faire sans tous ceux qui ont péri. Le père d’Anne doit ainsi apprendre à vivre sans sa femme et ses deux filles. L’année de la libération est pour plusieurs, incluant Anne Frank, la fin tragique d’une jeune vie.
Les étapes importantes de la vie d’Anne Frank sont donc en lien direct avec les événements majeurs caractérisant la Seconde Guerre mondiale et l’histoire de l’assassinat des Juifs d’Europe. Ceci est une des valeurs éducatives irremplaçables de l’histoire d’Anne Frank. Elle permet de comprendre, à l’aide d’exemples concrets, ce que les événements historiques signifient réellement pour les personnes qui vivaient à cette époque.
Malgré la particularité de l’histoire d’Anne Frank et son contexte historique bien précis, son Journal comporte un côté universel.
Une adolescente comme toutes les autres
À travers les 761 jours passés dans la cachette, durant lesquels Anne Frank tient un journal intime, elle écrit sur des événements bien particuliers, mais aussi sur des situations intemporelles propres à chaque adolescent. En effet, le lecteur découvre une jeune fille qui passera de l’enfance à l’adolescence dans un confinement obligé et étouffant.
Une adolescente à qui on enlèvera le plaisir de simplement jouer dehors, de fréquenter ses amies, d’aller à l’école ou de se baigner et tout cela lui sera interdit en raison de sa religion. Une petite fille qui ne célèbrera jamais son 16e anniversaire en raison de la haine d’un groupe envers un autre groupe.
Par contre, on découvre aussi, à travers ces mêmes écrits, une petite fille qui colle des photos de stars hollywoodiennes sur les murs de sa chambre, une jeune fille dont les parents suivent sa croissance en faisant des traits sur le mur6, qui parfois se confie et parfois déteste le monde autour d’elle et qui découvrira l’amour pour la première fois.
Bref, une personne qui vit une situation particulière dans un contexte historique précis, mais à qui on peut s’identifier grâce à des sujets que nous reconnaissons tous : relations mère-fille tendues, joies et palpitations d’un premier baiser, frustration de ne pas être entendue et prise au sérieux à un jeune âge et, malheureusement encore pour certains aujourd’hui, anxiété et peur provoquées par la guerre.
Relations tendues
Lors de la première publication du Journal d’Anne Frank en 1947, son père Otto Frank supprime ou modifie subtilement certains passages où Anne parle de sa mère dans des termes durs. Otto Frank ne fait pas cela pour censurer sa fille, il se trouve dans une situation bien éprouvante et agit au mieux de son état d’âme du moment.
La guerre est terminée depuis à peine deux ans et Otto apprend à vivre sans sa femme et ses filles. On comprend alors qu’il veuille « atténuer » des sentiments juvéniles, qui n’ont, selon lui, aucune valeur historique pour ne pas ternir l’image d’un être proche récemment décédé. Les éditions à paraître après sa mort en 1980 présentent le texte intégral comme Anne Frank avait voulu le publier.
À travers certains de ces passages « retouchés », nous apprenons la relation difficile qu’Anne avait avec sa mère.
Prenons la citation du 17 mars 1944, dans l’édition de 1950, il est écrit : « Pour aimer une personne, il faut tout d’abord que celle-ci m’inspire de l’admiration. Tout ira bien quand je pourrai gagner Peter, car je l’admire à pas mal de points de vue. »
Dans l’édition de 1991, on peut y lire à la même date : « Si j’aime quelqu’un, il me faut en premier lieu avoir pour lui de l’admiration et du respect et ces deux conditions sont totalement absentes chez maman ! »
Cet exemple montre qu’Otto Frank a légèrement modifié le texte de sa fille en omettant de nommer la mère dans l’ancienne parution. Les modifications sont subtiles, mais montrent les motivations d’Otto Frank dans la correction des écrits de sa fille. Otto Frank pensait forcément qu’Anne était en pleine adolescence et que ses écrits ne reflétaient pas toujours adéquatement ses pensées.
Le 2 janvier 1944, Anne admet : «Les phrases trop violentes ne sont que l’expression d’une colère que, dans la vie normale, j’aurais soulagée en trépignant deux ou trois fois dans une chambre fermée ou en jurant derrière le dos de Maman. [...] Je tranquillise ma conscience en me disant qu’il vaut mieux laisser des injures sur le papier plutôt que d’obliger Maman à les porter dans son cœur.»
Il a sûrement interprété ce passage comme un regret justifiant ainsi la modification du texte de sa fille. Et Otto Frank pensait bien que si Anne était si dure et froide avec sa mère, c’était probablement dû à la situation particulièrement difficile dans laquelle ils devaient vivre.
Par ailleurs, chacun d’entre nous comprend exactement de quoi il s’agit lorsqu’elle nous raconte ses exaspérations à l’idée que sa mère ne la comprend pas. Ainsi, ce n’est plus ce symbole de la Shoah ou cette icône qui nous parle, mais une simple adolescente essayant de faire face à ses émotions dans une situation étouffante pour tous. Elle reprend ainsi son visage humain et nous parle de sentiments bien connus et partagés.
Le premier baiser
Malgré sa vie dans une cachette, isolée du monde extérieur, Anne Frank va vivre les émotions liées à l’échange d’un premier baiser et le développement du sentiment amoureux pour une autre personne. Comment peut-on imaginer la naissance d’un sentiment amoureux dans un tel contexte?
Les quatre autres personnes qui partagent la cachette avec la famille Frank sont les trois membres de la famille van Pels (Augustine, Herman et leur fils Peter) et le dentiste Fritz Pfeffer. Le fils du couple van Pels est un peu plus vieux qu’Anne et bien qu’elle le trouve ennuyeux au début, un sentiment amoureux se développera et ils échangeront leur premier baiser ensemble.
Elle nous confie le 28 avril 1944 : « Il s’est approché de moi, je lui ai passé mes bras autour du cou et j’ai déposé un baiser sur sa joue gauche, j’allais faire de même sur la droite lorsque ma bouche a rencontré la sienne et nous les avons pressées l’une sur l’autre. Pris de vertige, nous nous pressions l’un contre l’autre, encore et encore, pour ne plus jamais cesser, oh ! »
Lorsqu’elle nous parle de ses émotions amoureuses envers ce jeune homme, on ne peut que se rappeler nos premières escapades amoureuses et toutes les émotions qui les accompagnaient.
Heureusement, pour la plupart, cet épisode heureux ne s’est pas déroulé dans une cachette en pleine guerre. Il est quand même incroyable que dans ce contexte dramatique, une histoire d’amour puisse être vécue et racontée, allant ainsi nous rejoindre.
Il est difficile d’imaginer les sentiments qu’elle a éprouvés dans une place renfermée, coupée du monde extérieur, entourée d’adultes témoin des moindres soubresauts du cœur et qui s’en mêlent en émettant leurs commentaires et leurs suggestions. L’amour dans la clandestinité n’était pas prévu, il est arrivé et bien qu’il se soit flétri, nombreux diront qu’il est heureux qu’Anne ait pu vivre cela durant sa brève vie.
Les frustrations de se sentir incomprise
L’impression que le monde est complètement étranger, que nous sommes seuls et incompris sont des sentiments étroitement liés à l’adolescence, alors que notre identité se forge tranquillement et qu’on découvre les limites de notre propre personne et de ceux qui nous entourent.
Toutes les émotions sont plus fortes, plus intenses dans l’adolescence, les émotions positives comme négatives. Dans le journal d’Anne, il y a de nombreux exemples montrant qu’Anne est frustrée parce qu’elle se sent incomprise, pas prise au sérieux par les adultes.
Par exemple, Anne écrit le 17 mars 1944 « […] pour les choses extérieures nous sommes traités comme des petits enfants, et que nous sommes beaucoup plus mûres que les filles de notre âge pour les choses intérieures. Je n’ai que quatorze ans, mais je sais très bien ce que je veux, je sais qui a raison et qui a tort, j’ai mon avis, mes opinions et mes principes et même si ça peut paraître bizarre de la part d’une gamine, je me sens une adulte, beaucoup plus qu’une enfant, je me sens absolument indépendante d’une autre âme quelle qu’elle soit. »
Il est facile d’imaginer les frustrations qu’Anne doit éprouver après la lecture de cet extrait qui montre qu’elle se sent devenir femme, mais n’est perçue encore que comme une « gamine ».
Évidemment, la situation d’Anne est exceptionnelle, elle passera deux années, à un âge crucial dans la vie d’une jeune femme, enfermée dans un espace exigu, mais ce qu’elle nous décrit est tout à fait compréhensible et identifiable.
Car même en pleine liberté, la définition de son identité dans ces années est marquée par de la frustration résultant de l’incompréhension de l’entourage aux changements qui s’effectuent dans nos vies à ce moment-là.
Les effets de la guerre
La crise des réfugiés que nous connaissons à l’heure actuelle amène dans nos classes, même au Canada, des jeunes qui sont marqués par les effets de la guerre. Il est bien difficile pour la plupart d’entre nous d’imaginer un compagnon de classe qui se retrouve dans les écrits d’Anne lorsqu’elle nous parle des effets de la guerre.
Pourtant, pour certains élèves, cela leur rappellera leur pays natal, le passé pas si lointain qu’ils ont quitté.
L’angoisse des bombardements qu’Anne nous décrit, la peur constante d’être découvert et de subir les conséquences de s’être caché, le sentiment d’injustice de devoir vivre ainsi renfermé par la folie des hommes qui font la guerre, tout ceci est compréhensible et même d’actualité pour certains jeunes immigrants.
Le 26 mai 1944, elle n’en peut plus : « Pourvu qu’il se passe vite quelque chose, au besoin même des tirs, cela ne peut pas nous briser davantage que cette inquiétude, pourvu que la fin arrive, même si elle est dure, au moins nous saurons si nous allons enfin gagner ou bien périr. »
Pour ceux qui ont fui les désastres de la guerre, la lecture du Journal d’Anne Frank doit être une expérience bien différente que pour quelqu’un qui ne connait la guerre que par des films ou des romans. Les descriptions d’Anne doivent leur rappeler trop de choses qu’ils préfèrent oublier, trop de peine que la guerre a provoquée.
Si la plupart d’entre nous ne peuvent qu’imaginer, certains parmi nous ont vécu quelque chose de semblable et peuvent s’y identifier.
Ainsi, nous pouvons affirmer que toute personne qui lit le Journal d’Anne Frank est touchée par un passage, par une émotion ou par une expérience commune vécue. Ceci est perceptible lorsqu’on relit les écrits d’Anne Frank à un autre moment dans sa vie. Cela vous amène souvent à être touché ou à identifier d’autres passages qui vont vous chercher.
Et les autres alors ?
Aujourd’hui pour tous c’est certain
Qui est Juif et qui est Aryen
Car le Juif tu le reconnais même le soir
Avec son étoile jaune et noire
Et ces Juifs ainsi démarqués
Doivent vivre selon des règles dictées [traduction libre, Petr Grinz, 1942]7
En 1942, Petr Grinz écrit ce poème dans son Journal intime qui sera publié en anglais en 2007. La lecture de son journal nous décrit la guerre en Tchécoslovaquie et la vie dans le camp de Thereisenstadt. À la fin du livre, on apprend que Petr sera assassiné à l’âge de 16 ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz.
Ainsi, de nombreux autres journaux nous sont parvenus pour nous raconter la vie quotidienne des Juifs durant l’occupation nazie en Europe. Ces journaux ont connu un certain succès et certains sont même utilisés dans les salles de classe. Ils nous permettent d’en apprendre sur d’autres situations spécifiques.
Ainsi, nous pouvons lire l’histoire de Dawid Sierakowiak, Otto Wolf, Peter Feigl, Miriam Wattenberg ou Moshe Flinker qui nous parlent respectivement de la vie dans le ghetto de Lodz, de l’expérience de se cacher dans l’ancienne Moravie rurale, de vivre sans ses parents dans la France occupée, de la vie dans le ghetto de Varsovie et de la clandestinité en se faisant passer pour un non-juif avec de faux papiers en Belgique.8
On entend souvent la remarque qu’il faudrait parler des autres victimes et non toujours d’Anne Frank, car 1,5 million d’enfants durant la Shoah ont été assassinés. Par contre, Primo Lévi, lui-même survivant de la Shoah, affirme qu’« à elle seule, Anne Frank nous émeut plus que les innombrables victimes qui ont souffert comme elle, mais dont l’image est restée dans l’ombre. Il faut peut-être que les choses en soient ainsi : si nous devions et si nous étions capables de partager les souffrances de chacun, nous ne pourrions pas vivre.9 »
Chacune des personnes mentionnées plus haut ont été victimes de discrimination et de haine. Chaque histoire est liée à un pays, une expérience particulière et même s’il est probablement vrai qu’il nous est impossible d’entendre toutes ces histoires, en apprendre d’autres peut nous aider à avoir une idée plus complète de ce que fut la Shoah.
Cet événement historique est très complexe et regroupe de nombreuses expériences différentes.
L’histoire d’Anne Frank ne parle que d’une expérience bien précise : la clandestinité en famille dans les Pays-Bas sous occupation nazie. Elle ne nous apprend rien sur la souffrance dans les camps de concentration, la vie difficile dans les ghettos, les difficultés liées à la solitude ou au fait d’être séparé de sa famille.
Il ne faut jamais oublier que même si elle est souvent reconnue comme le symbole de la Shoah, elle ne peut pas à elle seule représenter toute la panoplie d’expériences vécues par les Juifs en Europe.
Donc, d’un point de vue pédagogique, il est intéressant d’initier les jeunes à l’histoire de la Shoah à travers l’histoire d’Anne Frank, car elle permet de toucher certains sujets plus adaptés à un jeune âge et elle permet une connexion de par ce qu’elle nous décrit.
À différents niveaux, d’autres histoires peuvent être utilisées pour discuter certains thèmes ou présenter un autre aspect pour que les jeunes comprennent qu’Anne Frank s’inscrit dans ces milliers de vies humaines perdues.
Moderniser Anne Frank pour le XXIe siècle
Une histoire personnelle est beaucoup plus touchante que les pourcentages et les graphiques. Ainsi, l’histoire d’Anne a transcendé le temps et a légué un héritage dans la vie de plusieurs personnes à travers les décennies. Apprendre d’une histoire personnelle peut regrouper des personnes que rien, à priori, ne rassemblait.
Un jeune réfugié syrien raconte que la visite de la Maison Anne Frank lui a rappelé la peur et l’angoisse de la guerre liées à ce qu’il a vécu à peine quelques années auparavant avant de trouver refuge aux Pays-Bas; une étudiante du Kenya à Vancouver s’est identifiée à Anne parce qu’elles étaient toutes les deux immigrantes; une étudiante juive de Toronto a avoué parfois vouloir cacher son identité juive par peur d’être ciblée par un acte antisémite; une jeune étudiante de Winnipeg s’est révoltée, comme Anne Frank, contre les injustices dont elle est victime en tant que membre d’un groupe minoritaire.
Tous ces jeunes d’aujourd’hui se sont reconnus dans un des aspects de l’identité d’Anne qui faisait écho avec ce qu’ils vivent, et ce, même si aucun d’entre eux n’a vécu exactement la même chose qu’elle.
Anne Frank a inspiré des jeunes et des moins jeunes depuis qu’on peut lire son Journal. Elle a, par exemple, redonné espoir à Nelson Mandela et à ses camarades durant leurs années en prison en Afrique du Sud, elle a inspiré Zlata Filipovitch à écrire son journal intime durant la guerre en Bosnie et elle trouve même écho chez les Japonais, car «le combat d’Anne de trouver sa place est comprise par ces jeunes Japonais qui n’ont souvent pas beaucoup d’intimité et d’espace personnel.10»
Bref, elle réussit à toucher les jeunes et moins jeunes à travers le temps et l’espace, même dans des régions qui n’ont pas connu la Shoah.
C’est ainsi donc que l’exposition itiné-rante sur Anne Frank qui circule dans les écoles au Canada nous montre que des jeunes Canadiens aussi peuvent s’identifier à elle et partager différents sentiments.
Les trois expositions intitulées Anne Frank, une histoire d’aujourd’hui qui circulent à travers le Canada offrent la chance à certains jeunes élèves du secondaire de participer activement à leur apprentissage et à celui de leurs pairs.
Lorsque l’exposition est présentée dans des écoles, ce sont des élèves de 14-16 ans de l’école qui deviennent les guides officiels de l’exposition et les résultats sont éblouissants.
Les jeunes guides prennent leur rôle très au sérieux et apprécient tous le fait d’apprendre aux autres, le fait de partager leur savoir avec leurs camarades et ils assument cette responsabilité avec beaucoup de fierté et d’assurance.
Les jeunes élèves qui participent ainsi aux projets éducatifs de la Maison Anne Frank font une action concrète dans l’idéal d’un monde meilleur. Anne Frank leur présente un exemple incontesté de la force de la voix d’une jeune fille, les inspirant à se faire entendre également.
Ils réalisent que nous parlons encore de cette jeune fille plus de 70 ans après sa mort. Ainsi, ils ont espoir que leur voix aussi pourra porter plus loin qu’ils ne le croient.
Transmettre leurs connaissances à un public, développer leurs qualités de leadership, prendre conscience de leur responsabilité civile et augmenter leur confiance en soi sont quelques impacts positifs que ce projet a sur les jeunes qui s’impliquent.
Si vous aussi, vous croyez en la force d’une histoire personnelle et voulez avoir cet impact dans la vie de vos élèves, n’hésitez pas à contacter la coordinatrice des projets canadiens de la Maison Anne Frank, à l’adresse suivante j.couture@annefrank.nl. Il reste des plages horaires libres pour une présentation de l’exposition en 2020 !
Ainsi, cet article a présenté l’histoire d’Anne Frank en tant qu’outil pédagogique pour discuter d’une des pages les plus sombres de l’histoire humaine. Les valeurs éducatives que comprend l’histoire de cette jeune fille sont essentielles à l’éducation du contexte historique pour les générations à venir.
Il ne reste plus qu’à espérer que de telles voix s’élèvent parmi nos étudiants pour que le monde puisse y puiser une empathie et une tolérance envers l’autre. Ainsi, ces nouvelles voix pourront nous en apprendre davantage sur les expériences vécues par nos jeunes d’aujourd’hui.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).