Le fleurdelisé a 75 ans !
« Nous sommes un peuple nouveau sur la terre d’Amérique; or, à un peuple nouveau, il faut un drapeau nouveau ».
— Elphège Filiatrault, curé de Saint-Jude, 1903.
En 2023, le drapeau québécois fête son 75e anniversaire. Cet article rappelle le contexte dans lequel a été créé l’ancêtre du fleurdelisé, proposé en 1902 par le curé de Saint-Jude Elphège Filiatrault, et la joute politique qui mena à son adoption, avec une légère modification, comme drapeau officiel du Québec, le 21 janvier 1948.
Le lecteur qui désire approfondir ses connaissances sur l’histoire du drapeau québécois est invité à visiter l’exposition Fleurdelisé, rassembleur depuis 75 ans ! présentée à l’hôtel du Parlement jusqu’au 26 janvier 2024, ou à parcourir en ligne sa version virtuelle.1
Un drapeau distinctif pour le Québec
Le 21 janvier 1948, le fleurdelisé flotte pour la première fois sur la tour centrale de l’hôtel du Parlement. Jusqu’à ce jour, le Québec n’avait pas de drapeau officiel. De nombreux étendards étaient arborés lors de manifestations populaires, mais il s’agissait surtout de drapeaux étrangers, comme le tricolore français et l’Union Jack du Royaume-Uni, ou de drapeaux à connotation religieuse, tels que le Carillon Sacré-Cœur et le drapeau du Vatican.
Or, au début du XXe siècle, l’un des débats qui animent la société canadienne-française porte justement sur le choix d’un drapeau distinctif. Parmi les nombreuses propositions qui seront soumises à différentes instances, une seule finira par rallier une majorité de citoyennes et de citoyens.
Le carillon d’Elphège Filiatrault
Il s’agit du drapeau dévoilé le 23 septembre 1902 à Saint-Jude, dans le district électoral de Saint-Hyacinthe, par le curé Elphège Filiatrault. Ce jour-là, on lui organise une grande fête pour souligner ses 25 ans de prêtrise. Il profite de l’évènement qui lui est consacré pour proposer un drapeau, dont il est le créateur, s’inscrivant dans cette grande réflexion sur le choix d’un drapeau distinctif pour les Canadiens français.
« Au centre du village, on a élevé un superbe mât, au bout duquel flotte un large drapeau d’une création toute nouvelle. Le champ est bleu. Il est orné de quatre fleurs de lys et traversé, dans toute son étendue, par une croix blanche. [...] De l’avis de ceux qui ont pu l’apprécier, c’est un heureux essai de drapeau national pour les Canadiens français ».2
L’année suivante, Elphège Filiatrault explique ses choix dans la brochure Aux Canadiens français : notre drapeau.
« Nous sommes un peuple nouveau sur la terre d’Amérique; or, à un peuple nouveau, il faut un drapeau nouveau [...] puisque le temps semble venu pour nous de nous créer un drapeau national, quels éléments convient-il que nous employions ? Avant tout, NOTRE BANNIÈRE DE CARILLON, c’est-à-dire, son champ bleu et ses quatre fleurs de lis blanche. [...] Or, notre bannière de Carillon porte d’un côté les armes de maison de France, et de l’autre l’image de la Vierge. Par quoi les remplacerons-nous ? [par] cette croix blanche qui était incontestablement la marque française d’un drapeau à l’époque où nous fûmes séparés de la mère patrie; cette croix blanche que nos pères ont connue et qui ornait les drapeaux que le chevalier de Lévis fit disparaître dans les flammes pour les sauver de l’humiliation; cette antique croix blanche, mettons-là sur notre bannière de Carillon».3
Ainsi, cette proposition de « drapeau nouveau pour un peuple nouveau » est librement inspirée de la bannière de Carillon, qui, croyait-on à l’époque, avait flotté lors de la victoire des troupes françaises sur les Britanniques à Fort Carillon en 1758. Il faut toutefois souligner que cette description de la mythique bannière s’est révélée, plusieurs années plus tard, fausse. Un examen minutieux par le Centre canadien de conservation au début des années 1970 a démontré que les armes du marquis de Beauharnois, gouverneur de la Nouvelle-France de 1726 à 1746, étaient présentes sur la bannière.
Difficile alors de croire qu’elle a pu flotter lors de la bataille de Carillon, en 1758, sous les ordres du général Montcalm. De plus, il a clairement été établi que le champ de la bannière n’était pas bleu, mais plutôt de couleur pâle, probablement un ton de beige. Sans le savoir, Elphège Filiatrault conçoit son drapeau, qui deviendra l’ancêtre de notre fleurdelisé, en s’inspirant d’une « fausse description ».
Le Carillon Sacré-Cœur
Le résultat est néanmoins fort réussi. Tellement que le Comité du drapeau national du Québec emprunte le design du Carillon, mais propose d’ajouter l’image du Sacré-Cœur de Jésus au centre du drapeau.
À partir de ce moment, les deux drapeaux seront utilisés simultanément dans les rassemblements populaires bien que le Carillon Sacré-Cœur va avoir, au départ, une meilleure visibilité en raison principalement de l’appui du clergé qui sollicite la présence du Carillon Sacré-Cœur, notamment lors des célébrations de la fête Dieu. Le Carillon Sacré-Cœur devient le drapeau officiel de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec en 1926. Il est à noter que le Carillon Sacré-Cœur continuera d’être déployé dans certaines fêtes patriotiques et religieuses jusqu’à la fin des années 1950, soit même après l’adoption du fleurdelisé.
Toutefois, l’idée qu’une image religieuse soit présente sur le drapeau d’un peuple était loin de faire l’unanimité. Quoi qu’il en soit, les années passent et le peuple canadien-français est toujours en attente de son drapeau.
La pression populaire et la joute politique
Au cours des années 1930, le débat sur le choix d’un drapeau distinctif reprend de plus belle. Parrainé par la Ligue d’action nationale, le Comité du drapeau Carillon-fleurdelisé lance une vaste campagne de promotion en distribuant, entre autres, des drapeaux, des banderoles et des cartons buvards, etc.
Le débat fait relâche pendant la Deuxième Guerre mondiale mais, en 1945, le comité est renommé Comité de propagande du drapeau et relance sa campagne publicitaire.
Au même moment, la pression populaire prend la forme de diverses initiatives menées par des organismes patriotiques comme les Jeunes Laurentiens, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, l’Ordre de Jacques-Cartier, etc.
Le gouvernement fédéral discute également de l’opportunité de doter le Canada d’un drapeau distinctif, mais une grande majorité de Canadiens anglais restent attachés à l’Union Jack. En juillet 1946, un red-ensign remanié est adopté par la Chambre des communes, mais ce choix ne fait pas l’unanimité et, comme on le sait, le choix d’un drapeau canadien distinctif ne sera clos que 20 ans plus tard !
Les motions du député indépendant, René Chaloult
À Québec, en mars 1947, le député indépendant René Chaloult dépose une motion, appuyée par le chef du Bloc populaire canadien, André Laurendeau, qui « invite le Gouvernement du Québec à arborer sans délai, sur la tour centrale de son hôtel, un drapeau nettement canadien et qui symbolise les aspirations du peuple de cette province».4
Peu de temps après, le premier ministre Maurice Duplessis délègue la question à un comité parlementaire spécial formé de 12 parlementaires, dont la majorité est issue des rangs de son parti. Sans grande surprise, aucune décision concrète ne sera prise après les travaux de ce comité.
Toutefois, le 2 décembre 1947, René Chaloult dépose une nouvelle motion qui demande au gouvernement « de doter cette province, au cours de la présente session et à l’exemple de la Nouvelle-Écosse, d’un drapeau véritablement québécois ». Selon le menu législatif, la motion de Chaloult doit être débattue le 21 janvier 1948.
Entretemps, Maurice Duplessis se sent de plus en plus coincé avec ce débat sur le choix d’un drapeau distinctif pour le Québec. Un consensus se dessine de plus en plus pour l’adoption du fleurdelisé conçu par le curé Filiatrault comme drapeau officiel du Québec. Pour le premier ministre, ce drapeau est l’emblème des « nationaleux » gravitant autour d’André Laurendeau et du chanoine Lionel Groulx. Il n’est donc pas très chaud à l’idée d’adopter un emblème qu’il qualifie lui-même de « séparatiste ».
Derrière les portes closes, Duplessis consulte et discute. René Chaloult d’abord, qui lui-même consulte discrètement le chanoine Lionel Groulx après chaque entretien avec le premier ministre. Duplessis consulte également Burroughs Pelletier, directeur du Service provincial de l’urbanisme au ministère des Affaires municipales et héraldiste féru qui lui fait plusieurs propositions. Au fil des discussions et des consultations, on lui suggère d’adopter le fleurdelisé avec la modification suivante : redresser les fleurs de lys à la verticale afin que le drapeau soit plus conforme aux règles du blason.
Le premier ministre voit enfin s’ouvrir la porte de sortie qu’il espérait tant. Il est plus enclin à adopter le fleurdelisé modifié, une décision qui lui permettra de ne pas donner entièrement raison à ses adversaires, mais de rallier une grande majorité de Québécoises et de Québécois, y compris ses adversaires politiques, derrière ce choix d’un drapeau distinctif.
L’adoption du fleurdelisé
Maurice Duplessis a maintenant tous les atouts entre les mains pour éviter le débat sur la motion Chaloult à l’Assemblée législative et pour faire tomber la pression populaire en faveur de l’adoption d’un drapeau véritablement québécois. Le 21 janvier 1948, peu après l’ouverture de la séance de l’après-midi, le premier ministre déclare :
« Cet avant-midi, nous avons tenu une séance du Conseil des ministres. Un arrêté ministériel a été proposé par le ministre de l’Industrie et du Commerce (l’honorable M. Beaulieu), accueilli avec beaucoup de satisfaction et d’enthousiasme par tous ses collègues, adopté à l’unanimité puis sanctionné immédiatement par Son Excellence le lieutenant-gouverneur. En vertu de cet arrêté ministériel, un drapeau officiel est donné à notre province et, au moment même où je vous parle, ce drapeau, qui est en conformité avec nos traditions et nos aspirations, est déjà arboré sur la tour centrale du parlement. (Applaudissements prolongés à droite)
L’an dernier, la Législature a adopté à l’unanimité une motion demandant l’adoption d’un drapeau distinctif pour symboliser les aspirations de la province de Québec. Depuis, l’opinion publique a eu le temps de se manifester clairement et avec force. Nous avons reçu de toutes les parties de la province, un grand nombre de résolutions, de requêtes nous recommandant l’adoption du drapeau fleurdelisé. C’est sur ces sollicitations de toutes sortes qu’est basé l’arrêté ministériel que nous avons adopté. Nous nous rendons avec une grande joie au désir de la population, et c’est le drapeau fleurdelisé que nous avons hissé sur la tour du parlement. (Applaudissements prolongés des députés et dans les galeries)
Suivant les conseils des experts en art héraldique, nous avons cependant fait subir certaines modifications au dessin du drapeau. Nous avons fait redresser les fleurs de lis. Comme elles apparaissaient légèrement penchées aux quatre coins du drapeau, l’ordre a été donné pour qu’elles se dressent à l’avenir bien droites vers le ciel, afin de bien indiquer la valeur de nos traditions et la force de nos convictions.
La journée du mercredi est habituellement réservée à l’étude des motions des députés. Le représentant de Québec (M. Chaloult) a fait inscrire une motion sur l’ordre du jour qui a trait au choix d’un drapeau spécifique pour la province. La question étant réglée, du point de vue de l’action gouvernementale, il ne devrait pas y avoir de débat sur la motion. Celle-ci n’a plus sa raison d’être. Nous sommes maintenant prêts à l’accepter immédiatement. Je propose donc que la motion soit adoptée sans délai et à l’unanimité. (Applaudissements à droite).5
Les réactions sont enthousiasmes. Le chef de l’opposition, Adélard Godbout, malgré quelques réserves au sujet du redressement des fleurs de lys, souligne que « la province de Québec tout entière se réjouira d’apprendre que le gouvernement lui a donné un emblème particulier ».6
René Chaloult est le suivant à prendre la parole en Chambre :
Je sacrifie avec joie, évidemment, le plaidoyer en faveur du fleurdelisé que j’avais préparé à l’appui de la motion en faveur d’un drapeau provincial que j’ai inscrite au Feuilleton. Le gouvernement de ma province vient de nous donner un drapeau, un drapeau que toute la population réclamait et je m’en réjouis profondément. Le gouvernement a fait une légère modification en redressant les fleurs de lis tout au bout du drapeau et je crois que c’est même une amélioration. Ainsi le drapeau sera maintenant en tous points conforme aux règles de l’art héraldique.
L’adoption de ce drapeau constitue pour nous une nouvelle affirmation de l’autonomie provinciale que défendent le premier ministre et son gouvernement. C’est un geste hautement autonomiste. Je remercie très sincèrement le gouvernement, en particulier le premier ministre qui vient de poser là un geste digne d’Honoré Mercier. Toute la province, incontestablement, sera reconnaissante au premier ministre et au gouvernement de lui avoir donné enfin un drapeau. Désormais, lorsque nous viendrons au parlement et que nous verrons notre drapeau flotter sur la tour centrale de la Législature, nous nous sentirons plus chez nous, nous nous sentirons encore plus fiers d’être Québécois.7
Pour saisir toute la fierté qui anime le député Chaloult ce jour-là, il faut rappeler les sentiments qu’il éprouvait à sa première élection. « Élu député à Québec en 1936, j’ai éprouvé une double répugnance : celle de prêter le serment d’allégeance au roi d’un pays étranger et celle de siéger dans un Parlement à l’entrée des plaines d’Abraham, sous le signe d’un drapeau également étranger, symbole de notre défaite ».
Et c’est ainsi qu’il y a 75 ans, Maurice Duplessis mettait fin au débat sur le choix d’un drapeau distinctif pour le Québec. Longtemps hésitant à trancher la question, ses alliés politiques tenteront de lui attribuer le titre de père du drapeau québécois. En effet, après 1948, il n’est pas rare de voir un fleurdelisé en arrière-plan des photographies officielles du chef de l’Union nationale. Toutefois, l’histoire du choix du fleurdelisé comme drapeau officiel du Québec doit minimalement retenir deux autres noms : ceux d’Elphège Filiatrault et de Renée Chaloult.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).