On déboulonne Dollard ou pas ?
Cet article est une version remaniée du texte publié sous le titre « L’affaire Dollard : enquête historiographique et analyse des sources d’époque dans une situation d’apprentissage en histoire et éducation à la citoyenneté de la quatrième secondaire », dans Marc-André Éthier et David LeFrançois (dir.), Faire aimer et apprendre l’histoire et la géographie au primaire et au secondaire. Québec, Éditions MultiMondes, 2014, p. 99-107. Nous remercions Marc-André Éthier de bien avoir accepté sa publication.
À l’ère des médias sociaux et de la pensée instantanée, développer une compréhension de la longue durée et une réflexion approfondie est un défi en histoire. Les sensibilités exprimées par les nouvelles générations à propos de la justice, de l’équité, de l’environnement et du respect de toutes les différences au sein de la société s’expriment sans retenue dans les salles de classe.
Il ne s’agit plus seulement pour l’enseignant de s’assurer que l’élève maîtrise la diachronie des événements ou l’interprétation d’une réalité historique, mais qu’il soit capable de poser un regard serein sur des situations et d’appliquer une analyse exempte des biais contemporains. Les nombreux débats sur l’usage ou non de certains mots, sur l’existence du racisme systémique et les condamnations de nombreux acteurs du passé pour leurs écarts réels ou imaginés illustrent parfaitement cette situation.
Une des meilleures façons de sortir de cette situation est de soumettre l’élève à une situation-problème. Comme le rappelle le didacticien Alain Dalongeville :
L’histoire est le produit d’une recherche, et les étapes de cette recherche ainsi que ses conclusions sont socialisées et mises en pâture aux critiques des autres historiens. Mais en aucun cas, on ne peut confondre le processus qui a permis de trouver avec le produit fini, l’histoire-récit, qui est la forme la plus classique utilisée pour communiquer et vulgariser le fruit de cette recherche.1
La situation-problème se révèle un outil particulièrement approprié dans la mesure où le fait social, comme objet d’étude, peut se rattacher au vécu de l’élève et s’inspirer de ses opinions ou de ses conceptions du monde. Toutefois, pour qu’elle puisse porter des fruits, elle doit mener à une situation d’obstacle.
C’est ce qui m’a guidé dans l’élaboration de la tâche portant sur Dollard des Ormeaux et le promoteur de ses vertus héroïques, Lionel Groulx. Dans le cadre de ce texte, je vous présenterai d’abord le contexte et les conditions de réalisation de cette activité pédagogique.
J’aborderai aussi le déroulement de l’activité à travers notre démarche d’enseignement, les phases du travail, les défis posés ainsi que les problèmes soulevés par les élèves. Enfin, je conclurai en portant un regard sur les résultats observés, les modifications souhaitables et les adaptations possibles.
Le contexte
Ce projet se déroule en quatrième secondaire dans le cadre de la réalité sociale intitulée Les nationalismes et l’autonomie du Canada (1896-1945), mais greffe aussi certains éléments de la réalité précédente, surtout si l’on pense aux manifestations culturelles à travers les œuvres patriotiques.
Le programme d’histoire rappelle que se développe, dans les années 1920, « un nouveau courant nationaliste canadien-français, le clérico-nationalisme, qui trouve en l’abbé Lionel Groulx, un ardent artisan. »2
En m’appuyant sur l’œuvre Dollard des Ormeaux du sculpteur Alfred Laliberté et sur le discours du chanoine Groulx sur celui-ci, je désirais revisiter un épisode souvent qualifié « d’héroïque » par l’ancienne historiographie et démontrer qu’une œuvre d’art cache parfois plus d’éléments qu’il n’y paraît.
Cette situation d’apprentissage est aussi l’occasion de revisiter la citoyenneté numérique des élèves, de faire des rappels de connaissances liés aux cours d’histoire de la troisième secondaire, de poser un regard plus juste sur les Premières Nations et de leur permettre de prendre position sur un enjeu contemporain, mais à la lumière de l’histoire.
Au moment de faire cette tâche, les élèves n’en sont pas à leurs premières armes. À plusieurs reprises, depuis le début de l’année, ils se sont frottés à différents types de sources. Sa pertinence historique est indéniable puisqu’il associe un fait d’armes somme toute mineur dans l’histoire large du Canada à une idéologie qui a, sous des formes variées, influencé les mentalités.
Sur le plan strict de l’analyse documentaire, les élèves doivent parcourir des sources primaires et secondaires, les contextualiser correctement et produire des hypothèses ou des questionnements de recherche. Les élèves doivent aussi recourir aux différents concepts historiques et comparer une palette variée de points de vue de spécialistes.
Sur le plan éthique, la question de la mémoire de l’action de Dollard à travers une œuvre de bronze les plonge dans les réalités socioculturelles et mentales propres à l’époque de Lionel Groulx et les amène à comprendre son interprétation de la mort de Dollard lors de la bataille du Long-Sault. Enfin, sur le plan de l’exercice de la citoyenneté, elle leur permet de saisir l’incidence de certaines décisions sur la production d’œuvres d’art public et la responsabilité des citoyens à préserver, en connaissance de cause, des pièces majeures du patrimoine.
Cette tâche rend intelligible aussi l’instrumentalisation possible de l’histoire à des fins politiques. Finalement, elle questionne, chez les élèves, les fondements de leur identité sociale puisque l’historicisation des événements favorise le développement d’un esprit critique.
Déroulement de l’activité
Cet arrêt prolongé sur des extraits de sources beaucoup plus longs que ceux qui sont habituellement soumis aux élèves est l’occasion de mesurer le rapport entretenu par les élèves avec les sources qui est, faut-il le rappeler, au cœur de la compétence interpréter une réalité sociale à l’aide de la méthode historique.
Le programme du MEES indique que l’élève doit, à la fin du deuxième cycle du secondaire, discriminer des documents, préalablement sélectionnés par l’enseignant, de manière plus autonome. Les documents font état de différents points de vue d’acteurs, de témoins et d’historiens.
Enfin, l’interprétation attendue repose sur un réseau conceptuel complexe, car ce projet assure une bonne intégration du concept de clérico-nationalisme en revenant à ses caractéristiques comme l’attachement à la langue française, la défense du catholicisme, la distanciation à l’égard de l’Empire britannique et de l’influence américaine.
Organisation
L’enseignant peut présenter son projet avec un support visuel informatique (PowerPoint, Pretzi, etc.). Un document explicatif incluant toutes les étapes de réalisation ainsi que les grilles d’évaluation doit être remis aux élèves ou déposé sur un portail accessible à ceux-ci. Cette manière de faire rend explicites les attentes de l’enseignant. Il faut compter sur une séquence de temps de travail individuel (lecture et annotation) à la maison de deux à quatre heures. En classe, on peut prévoir entre trois et quatre heures.
Lors du premier cours, la mise en contexte de la classe est primordiale. C’est la mise en place d’une situation- problème. On peut projeter ici la photo de la sculpture de Dollard des Ormeaux d’Alfred Laliberté et distribuer une fausse nouvelle de journal (voir document ci-haut).
Cette mise en situation permet de travailler l’élément déclencheur avec un (faux) prétexte. Une fois la fausse nouvelle révélée, une discussion sur la citoyenneté numérique peut suivre. Il importe de rappeler l’importance de consulter ici des sources fiables. La réflexion se poursuit avec la présentation de deux capsules d’informations sur des incidents liés à l’art public et des personnages historiques.3
Par la suite, vous chargez les élèves, qui se métamorphosent en journalistes, d’une enquête. Ils doivent expliquer aux lecteurs du journal les motivations de Lionel Groulx face à Dollard des Ormeaux et, dans un éditorial, prendre position sur la fausse annonce de la ville de Montréal. Or, comme les journalistes ne connaissent pas ce personnage, ni l’œuvre d’art en question, pas plus que Lionel Groulx et ses thèses, une recherche historique s’impose ! Comme pour les grands reportages, il faut former des équipes de recherchistes.
L’élève-journaliste doit se constituer une équipe de recherche, se plonger dans l’histoire de l’événement, consulter des sources historiques (Relations des Jésuites, Lettres de Marie de l’Incarnation, Histoire de Montréal de Dollier de Casson), comprendre l’interprétation qu’en ont faite Lionel Groulx et les nationalistes canadiens-français, saisir l’opinion des historiens contemporains et rédiger un éditorial qui prend position sur toute l’histoire.
Il s’agit donc d’un projet exigeant sur le plan de la lecture et de l’analyse. Il permet à l’élève de réfléchir sur l’art public, le lien entre les manifestations culturelles et les idéologies et exposer son opinion à titre de citoyen.
Cette phase de questionnement est immédiatement suivie de celle dite de la confrontation des idées. La classe devient donc une salle de rédaction, mais aussi une sorte d’agora où s’expriment les citoyens. Comme complément au projet, chaque équipe de recherche peut produire un reportage visuel.
Cela amène plusieurs équipes à tourner des scènes à travers la ville ce qui permet une prise de conscience du marquage de l’histoire dans l’espace. L’enseignant guide les élèves dans leur appropriation de la situation-problème.
Il importe de ne pas laisser les élèves s’enfarger dans le vocabulaire et les règles d’écriture des textes anciens. Il est préférable de proposer d’avance des outils et des indications méthodologiques et de répondre aux questions concernant entre autres certaines expressions en vieux français.
Le nombre de membres par équipe de travail (entre 3 et 5 personnes) a une incidence importante sur le nombre de textes à lire. L’enseignant peut imposer des textes communs à tous et en répartir certains. Il m’apparaît important de faire lire à tous un texte de Lionel Groulx (1920, 1924), mais de partager les textes de l’époque de la Nouvelle-France entre les coéquipiers, tout comme ceux des historiens plus contemporains (Vachon, 1964, 1966 ; P. Groulx, 1998).
Chaque élève doit individuellement lire et analyser son texte afin de remplir le tableau synthèse à la maison (voir l’exemple de tableau ci-contre). Cette portion du travail sera vérifiée et notée par l’enseignant et une note individuelle sera donnée.
Le travail en équipe permet aux élèves d’échanger sur leurs représentations de l’événement du Long-Sault. Chaque élève présente aux autres la synthèse de ses lectures. Le cumul de ces différentes visions permet de valider ou de remettre en question leurs interprétations respectives et de mettre en place une modélisation de l’événement. Les équipiers partagent les informations sur chacun des textes et remplissent le tableau synthèse.
Analyse des textes — Tableau synthèse
L’enseignant peut aussi se réserver un coup de théâtre avec un texte qu’il soumet lors d’un retour collectif en classe. Je pense qu’il est important de provoquer ici une réflexion sur les Premières Nations et leur rôle essentiellement négatif dans cette histoire. Il alimente le débat en soumettant aux élèves une contre- représentation à partir d’une source d’époque ou d’une interprétation d’un autre historien. Les élèves doivent tenir compte de cette intervention dans leur réponse finale.
Lors d’un autre cours, les équipes produisent un texte sous la forme d’un éditorial ou d’une lettre ouverte en faveur ou en défaveur de la destruction de la statue. Un premier brouillon doit être remis à la fin du deuxième cours et être noté. Une version définitive informatisée à la maison ou en classe peut être remise au cours suivant.
La lettre doit témoigner que la sculpture, comme manifestation culturelle, est marquée par un mouvement de pensée qui s’est développé au sein de la société. Les élèves doivent clairement identifier l’idéologie qui a mené à la mise en place de cette sculpture.
La lettre doit prendre position sur la préservation ou non de cet élément du patrimoine culturel en s’appuyant sur des arguments historiques, socioculturels et politiques. De plus, l’enseignant peut imposer l’inclusion des concepts liés au cours dans la version définitive.
L’objectif du projet qui est de comprendre l’instrumentalisation d’événements ou d’œuvres d’art à des fins politiques est ambitieux, mais réalisable. La principale difficulté d’un tel travail réside dans la capacité des élèves de lire les textes, de discriminer les informations et d’en faire une synthèse.
Faire lire tous ces textes à un élève serait pour le moins audacieux. En revanche, le fait de présenter le travail comme une enquête journalistique et de partager les lectures les motive à se rendre au bout. Certains élèves vont spontanément comprendre la récupération politique de la bataille du Long-Sault et du sacrifice, mais d’autres auront énormément de difficultés à associer les aspects symboliques et politiques aux événements d’origine.
La découverte de la véritable nature du geste de Dollard des Ormeaux entraîne aussi des jugements expéditifs sur la sculpture, sur les objectifs de Groulx, ses préjugés, ou sur le côté aventurier de Dollard des Ormeaux. Là encore, il faut prendre le temps de faire réfléchir les élèves sur la société et l’époque dans laquelle les choses se sont déroulées.
Il ne faut pas négliger aussi de revenir sur la statue et de méditer sur l’art public et la préservation des œuvres. Enfin, il demeure très important que l’enseignant fasse une synthèse finale sous forme de leçon magistrale sur les formes du nationalisme défendu par Lionel Groulx, de le situer par rapport aux autres idéologies présentes et de l’inscrire dans l’évolution du nationalisme au Québec.
Il ne s’agit pas ici d’imposer une vision figée de l’histoire qui contredirait l’apprentissage de la souveraineté de la méthode, mais de varier l’approche. L’expérience vécue de ce chantier me permet de dire que les élèves apprécient l’idée de l’enseignant devant la classe à ce moment du cycle de travail. Rien n’empêche que par la suite, l’enseignant laisse à ses élèves le soin de synthétiser l’ensemble des idéologies à travers un organisateur d’idée. Toutes les possibilités sont ouvertes.
Conclusion
Un projet comme celui-ci peut facilement s’inscrire dans une démarche interdisciplinaire avec le français, puisque la lettre d’opinion est le point d’orgue de ce projet. Cette lettre peut être réalisée individuellement aussi. On peut aussi s’attaquer avec plus de détails au rôle et à la place des Premières Nations à la lumière des revendications exprimées récemment, lors de la Commission Vérité et réconciliation.
L’image du « sauvage » dans les écrits de la Nouvelle-France, la vision qu’en a Groulx et leur place dans l’œuvre d’Alfred Laliberté (sur les plaques de bronze du socle de la statue par exemple) ouvrent des pistes de travail intéressantes aussi. La réflexion peut se faire de manière comparative avec des statues du même genre dans les pays d’origine des élèves issus de l’immigration.
Ultimement, les étapes de ce travail offriront aux élèves l’occasion de saisir le fait qu’une réponse émotive et rapide à une Fake News sur les médias sociaux n’est jamais bonne.
Thèmes associés à cet article
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).