L’invasion de 1775 au fort Saint-Jean à travers l’archéologie
Le Lieu historique national du Canada Fort-Saint-Jean a une histoire riche. Situé aux abords de la rivière Richelieu au sud-est de Montréal, le site est d’abord un lieu de passage par les différentes populations autochtones avant d’être occupé par les Européens en 1666 avec la construction du premier fort. Aujourd’hui, le site est occupé par le Collège militaire royal du Fort Saint-Jean, ce qui en fait le lieu ayant l’occupation militaire la plus longue au pays.
Par sa longue histoire, le site du fort Saint-Jean offre aux archéologues, depuis plusieurs années, un lieu de fouilles riche en vestiges dont certains font toujours partie du paysage contemporain. Dans certains secteurs, on peut difficilement envisager des projets d’aménagement sans tomber sur des vestiges ou des artefacts qui témoignent de la longue occupation du site.
Des interventions archéologiques sont d’ailleurs menées régulièrement depuis les années 1980, à la fois par des équipes de Parcs Canada, le chantier-école de l’Université Laval ou encore des firmes privées mandatées lors de projets d’aménagement. Grâce à toutes ces interventions, l’histoire du fort Saint-Jean est documentée par l’archéologie jusqu’à avant l’arrivée des Européens dans la région en 1666.
En plus des artefacts, dont certains sont exposés au Musée du Fort Saint-Jean, ce dernier possède également une collection étendue de documents d’archives, surtout de cartes anciennes. Cette documentation revêt une importance particulière pour les archéologues qui peuvent alors établir des liens avec ce que les sols et les vestiges dévoilent.
Lors des différentes interventions archéologiques, les vestiges ont été abondants, mais surtout très révélateurs des différentes occupations humaines du site. Les fouilles ont également permis de remettre en contexte certaines cartes et d’offrir une perspective unique sur la réalité derrière les écrits.
Les événements de 1775, même s’ils furent brefs à l’échelle du temps, ont laissé des traces indélébiles sur le site et les vestiges qui en résultent impactent encore aujourd’hui son paysage. Ces événements occupent d’ailleurs une place importante de l’exposition permanente du Musée du Fort Saint-Jean qui aborde l’invasion américaine de 1775 à travers les sources écrites, mais aussi à travers les vestiges archéologiques découverts au fil des années. En font état, dans le cas de l’aménagement des redoutes, la transformation de la maison Hazen-Christie en poudrière, et enfin une sélection d’artefacts laissés dans le sol après 45 jours de siège.
Le fort Saint-Jean au cœur de l’invasion de 1775
Central dans l’occupation stratégique de la vallée du Richelieu depuis 1666, le fort Saint-Jean avait connu des jours plus glorieux lorsque, le 18 mai 1775, le colonel Benedict Arnold vole, au nez et à la barbe des Britanniques, le navire Betsy qu’il s’empresse de ramener sur le lac Champlain et de rebaptiser Enterprise.
Le fort Saint-Jean est alors presque à l’abandon. Seulement un officier, un sergent et 10 soldats sont postés dans un corps de garde érigé dans l’enceinte de l’ancien fort français construit en 1748.
Ce sont de bien maigres défenses face aux troubles révolutionnaires qui grondent au sud de la Province of Quebec, dans les treize colonies américaines. Les autorités britanniques appréhendent une invasion du Canada après la saisie des forts Ticonderoga et Crown Point par les Rebelles américains au printemps 1775.
Le fort Saint-Jean devient alors un point névralgique pour le contrôle de la rivière Richelieu et la région alors qu’une priorité moindre est donnée au fort alors abandonné de l’Île-aux-Noix. Les autorités britanniques craignent que si les rebelles prennent le fort Saint-Jean, la porte vers Montréal leur soit grande ouverte.
Dès le mois de juin 1775, le Gouverneur Guy Carleton ordonne au major Charles Preston de munir le fort Saint-Jean de défense avec deux redoutes : une autour du corps de garde au sud et une autre autour de la maison Christie Hazen au nord (figure 1). Un chemin doit ensuite relier les deux redoutes pour permettre la communication entre elles.
Les deux redoutes sont cependant indépendantes ayant chacune leurs propres défenses et pouvant mutuellement se défendre ou encore s’attaquer si l’une est prise. Plus de 500 hommes ont été assignés à la construction et la défense du fort, des Britanniques, des Canadiens et plusieurs membres de la communauté mohawk.
En plus des redoutes, des efforts sont également menés du côté de la rivière Richelieu avec la construction d’une galère et la réfection d’une goélette. On n’établit pas encore de chantier de construction navale, il faudra attendre l’année suivante après l’invasion pour qu’un véritable chantier se développe sur le site du fort Saint-Jean.
Les efforts se poursuivent tout l’été alors que du côté des Rebelles, le plan de l’invasion se précise. Deux routes d’invasion sont prévues avec deux armées distinctes : le colonel Bénédict Arnold doit guider son armée sur les rivières Kennebeck et Chaudière pour se rendre à Québec, et puis le général Philip Schuyler (et plus tard Richard Montgomery) doit se rendre à Montréal en passant par la rivière Richelieu avant de joindre les troupes d’Arnold à Québec pour tenter de prendre la ville aux Britanniques.
45 jours sous tension
Le 6 septembre 1775, les troupes de Schuyler sont à l’Île-aux-Noix après la signature d’une proclamation la veille pour aviser la population que leurs actions visaient les autorités britanniques et non pas les Canadiens. Après une échauffourée, puis un bref retrait de leurs troupes, les forces américaines reviennent à la charge le 17 septembre avec cette fois-ci Montgomery à leur tête, Schuyler étant tombé malade.
Les Américains ont alors une petite flotte composée d’une goélette, un sloop, deux galères à rames et 10 bateaux ce qui permet de bloquer la rivière et d’empêcher les Britanniques de s’approvisionner. La flotte permettra aussi aux Américains d’installer des batteries des deux côtés de la rivière pour assiéger le fort Saint-Jean.
Pendant tout le mois de septembre, les Américains installent leurs batteries et s’engagent dans des petites escarmouches avec les troupes britanniques. Après quelques ratés, comme un mortier qui explose après quelques tirs sous la pression de trop fortes charges de poudre, les Américains maintiennent la pression sur le fort Saint-Jean.
Vers la fin du mois, la dysenterie et le manque de munition affaiblissent les rebelles alors que du côté des Britanniques les vivres commencent à manquer. Les nuits sont de plus en plus froides et des deux côtés, les conditions de vie se dégradent rapidement. Sous la tente ou alors à l’intérieur du fort, mais dormant directement sur le sol, l’humidité ronge les soldats. Dans les deux camps, les soldats sont malades et affamés, personne n’avait prévu que le conflit soit aussi long.
Dès la mi-octobre, les munitions sont rationnées du côté des Britanniques alors que les troupes américaines envisagent de construire une nouvelle batterie avec les projectiles explosifs qu’ils ont ramenés du fort de Crown Point. Leur puissance de tir augmente considérablement alors que des grenades et des bombes s’abattent quotidiennement sur le fort Saint-Jean. Malgré la situation difficile, les Britanniques réussissent à résister.
Le 20 octobre, le vent tourne alors que les troupes américaines réussissent à prendre le fort Chambly qui sert de lieu d’entreposage et d’approvisionnement pour le fort Saint-Jean.
Après moins de 36 heures de siège, les Américains se rendent maîtres du fort Chambly et y récupèrent les vivres et l’armement : des pierriers, des boulets, des mortiers, des canons, des obus et des bombes (entre 61 et 300 selon les sources !), environ 500 grenades et 124 barils de poudre. Cette nouvelle est une catastrophe pour les Britanniques qui se verront bombardés de plus belle par leur propre armement alors que leurs propres ressources s’amenuisent.
À la fin du mois d’octobre, les redoutes sont bombardées de plus belle. On dit alors que le corps de garde de la redoute sud-est tellement troué, que l’on dit que les boulets pouvaient repasser par les mêmes trous ! Le 1er novembre c’est une pluie de projectiles qui s’abat sur le fort Saint-Jean comme le raconte le notaire Antoine Foucher dans son journal tenu pendant le siège :
« À neuf heures l’ennemi a découvert sa nouvelle batterie d’en bas (NO), et le feu des plus violent a duré sans relâche jusqu’à 4 heures après-midi, on nous a tiré 840 coups de canon et 120 bombes, il n’y avait un seul pied de terre en nos deux forts où l’on pût être à l’abri du feu de l’ennemi. »
Le lendemain, le major Preston capitule après 45 jours de siège. Malgré l’intensité du bombardement, le conflit fait peu de morts. Chez les Britanniques, on recense de 43 à 60 blessés, dont la moitié succombe à ses blessures, et du côté américain, environ 100 morts et blessés, la majorité étant décédé de malade dont la dysenterie.
Les Américains prennent alors possession du fort Saint-Jean avant de continuer leur marche vers Montréal puis Québec où ils subiront une importante défaite. Au printemps de 1776, les troupes britanniques reviennent au fort Saint-Jean et entreprennent d’importants travaux. Le fort est agrandi à partir des deux redoutes et un important chantier naval est mis en place pour défendre la rivière Richelieu et amener le conflit contre les Américains jusqu’au lac Champlain.
Les vestiges défensifs
Les visiteurs qui s’arrêtent au Musée du Fort Saint-Jean sont souvent très surpris lorsqu’ils apprennent que les vestiges du troisième (1775) et quatrième fort (1776) sont toujours visibles. Ils scrutent alors le paysage à la recherche d’un fort de pierre à l’image du Fort Chambly ou du Fort Lennox. Pourtant, la réponse est souvent juste devant leurs yeux sous la forme d’imposantes redoutes de terre qui serpentent sur le site, apparaissant et disparaissant au rythme des bâtiments modernes (figure 2).
Une redoute est un système de fortifications, souvent de forme carrée avec des batteries de canons qui peut servir à la fois pour la défense et pour l’offensive. À l’intérieur, on retrouve différents bâtiments comme un corps de garde, une poudrière, un magasin d’artillerie, cuisine, etc. Au fort Saint-Jean, les deux redoutes prennent la même forme, soit un carré irrégulier, l’un à l’emplacement du fort français de 1748 et l’autre autour de la maison Christie-Hazen.
Les redoutes sont en terre et les remparts levés à 45 degrés ne sont pas revêtus. Au pied des redoutes, il y avait un fossé probablement humide d’une profondeur d’environ 3,05 mètres et une largeur au fond de 2,60 mètres. D’après le plan de 1775, les redoutes ont été percées de 15 embrasures à canon et il y avait une fraise presque horizontale dans l’escarpe. Cette fraise devait servir à empêcher l’ennemi d’escalader le rempart ou de le ralentir considérablement (figure 3).
D’après le plan des redoutes de 1775, celles-ci avaient été munies d’une fraise, mais aucune trace archéologique n’avait été retrouvée malgré plusieurs campagnes de fouilles et de surveillance.
Comme le plan montrait aussi d’autres incongruités comme la position des traverses et le nombre d’embrasures à canon, il avait été envisagé que les fraises n’avaient possiblement jamais été installées vu la rapidité à laquelle les redoutes avaient été construites. On envisageait également que si une fraise avait été installée en 1775, celle-ci avait été complètement détruite lors des réaménagements du fort.
Lors d’une surveillance archéologique près de la redoute sud en 2015, un ensemble de sept pieux déposés horizontalement ont été mis au jour à un intervalle relativement régulier. Chaque pieu était maintenu en place avec un épais niveau d’argile gris et le poids de la terre qui devait les recouvrir à l’époque laisse penser qu’aucun contrepoids n’aurait été nécessaire. Grâce aux plans, nous savons qu’une fraise avait aussi été mise en place en 1778.
Celle-ci étant perpendiculaire par rapport à l’escarpe et donc un angle de 45 degrés par rapport au fond de la fosse. En 2012, des vestiges de la fraise de 1778 avaient été localisés selon cet arrangement. Cependant, les pieux de bois découverts en 2015 ne correspondaient pas du tout à la position et à l’arrangement de la fraise de 1778. De plus, leur position stratigraphique les plaçait un peu plus profond, plus près des contextes de 1775-1776.
Le positionnement des pieux, horizontaux par rapport au fossé, est également conforme aux traités de fortification de la fin du 18e siècle. Même si des recherches supplémentaires pourraient permettre de mettre au jour plus de pieux et donc de mieux documenter la structure, il est très probable qu’il s’agisse des vestiges de la fraise de 1775, confirmant ainsi la position et l’arrangement vu sur le plan.
D’une habitation à une poudrière : la transformation de la maison Christie-Hazen
Lorsque les Britanniques commencent la construction des redoutes, en plus du corps de garde, il y a, un peu plus au nord, la maison du colonel britannique Gabriel Christie et Moses Hazen. Ces deux propriétaires terriens de la région louaient le territoire du fort en tant que co-propriétaires d’une grange et d’une maison.
Construite en 1770, la maison Christie-Hazen apparaît sur une gravure de 1776 comme une construction de pierres avec des caves voûtées (figure 4). La maison a deux étages avec combles et un toit à mansardes. Sur la gravure, on voit plusieurs fenêtres au premier étage ainsi que dans les combles, les murs latéraux et les pignons.
Lors de la construction des redoutes en 1775, la maison prend un tout nouveau rôle issu de la nécessité de se défendre rapidement, quitte à improviser avec les structures disponibles : les étages supérieurs logent les officiers alors que les caves servent à entreposer les poudres. Un rôle tout à fait inusité pour une maison quand on sait le danger constant que représentent le feu et les explosions à l’époque, surtout dans un cadre militaire où l’on s’attend à affronter l’ennemi.
Les fondations de la maison Christie-Hazen ont été mises au jour par les archéologues sous une épaisse couche de débris de démolition. Le bâtiment ayant subi plusieurs modifications, il reste peu d’indices sur la construction originelle, mais on suppose que les constructeurs avaient une bonne connaissance du sol, une argile très compacte et imperméable, car les fondations sont bien adaptées pour éviter les infiltrations d’eau.
Pour améliorer l’éclairage, les murs ont été recouverts d’un enduit blanchâtre dès la construction du bâtiment. Le sous-sol ayant déjà des caves voûtées, cette section n’a pas subi de modifications importantes.
Au-delà de la maison même, c’est également le paysage aux alentours qui est modifié pour s’adapter à la présence d’une poudrière. Par exemple, la maison est complètement isolée et, à l’exception des latrines, il n’y a aucun autre bâtiment dans la redoute.
On installe également le front nord de la redoute contre la poudrière même, possiblement pour l’éloigner et peut-être même en prévision de l’agrandissement de 1776. On entoure également la maison avec des traverses pour protéger la poudrière comme le ricochet des boulets.
Ces traverses prennent la forme de levée de terre de formes et de longueurs variables qui s’élevait environ 2,90 mètres au-dessus du champ de bataille (figure 5). Jusqu’en 2011, on pensait que les traverses n’avaient laissé aucune trace puisque l’intérieur des redoutes avait été rasé par les Britanniques à leur retour en 1776. Puis, les traces de la construction des traverses sont apparues lors des fouilles archéologiques de la redoute nord.
En fait, ce ne sont pas les traverses qui sont directement observées par les archéologues, mais plutôt les fossés situés devant et derrière. Les traverses ayant été dérasées quelques mois après leur érection, c’est la variation de couleur, de composition et de compacité du sol qui permettent aux archéologues de voir la position des fossés et donc d’identifier la position de la plupart des traverses.
Comme le témoignent les journaux du siège de 1775, les traverses ont été érigées pendant le siège, d’abord dans la redoute sud puisque c’est le premier emplacement à être exposé aux tirs de la batterie américaine. Les traverses sont alors érigées pour contrer les tirs provenant de l’Ouest puisque les Américains ont installé leur batterie de l’autre côté de la rivière Richelieu. Dans la redoute nord, les travaux pour les traverses débutent seulement le 25 septembre, soit 10 jours après l’arrivée des troupes américaines.
On lève les premières traverses pour bloquer des tirs venant du sud : en effet, si jamais la redoute sud-est es prise par l’ennemi, on doit pouvoir se défendre. On construit alors les traverses 1 à 4 du plan de 1775. Quelque temps plus tard, on ajoute les travers 6 et 7 alors que les Américains installent une redoute au nord-ouest de la redoute nord.
En octobre, alors que les Américains érigent une autre batterie au nord de la précédente sur la rive opposée de la Richelieu, on doit alors protéger la poudrière. On craint que des traverses limitent trop les mouvements à l’intérieur de la redoute et l’on décide plutôt de déposer de la terre et des rondins contre les fondations de la maison de façon à couvrir les caves qui sont alors exposées.
La construction d’une autre batterie, cette fois-ci sur la rive est de la rivière juste en face de la redoute nord, force les Britanniques à améliorer leurs défenses avec deux nouvelles traverses, identifiées par les numéros 5 et 8 sur la carte de 1775. C’est alors un feu constant que les Britanniques subissent. Et rien ne s’améliore lorsque le 18 octobre, les Américains s’apprêtent à construire une autre batterie au nord-ouest avec les munitions et pièces d’artillerie prises à Chambly.
La redoute tient bon malgré le bombardement incessant et la poudrière, bien qu’elle subisse de nombreux dégâts, est toujours debout lorsque les Britanniques capitulent le 3 novembre.
La construction de ces traverses entraîne des changements majeurs dans la redoute nord puisqu’il faut abaisser le niveau du sol pour réussir à les élever. Ce choix ne sera pas sans conséquence, car le champ de parade se retrouve alors tout juste à un pied au-dessus du niveau de l’eau.
Le champ de parade sera constamment boueux, ce qui rendra la vie des soldats difficile et le déplacement de l’artillerie compliqué, voire périlleux. L’humidité sera une difficulté constante pendant le siège, plusieurs projectiles incendiaires britanniques doivent même être détruits, car ils sont complètement humides et donc inutilisables !
La construction des traverses n’est pas sans conséquence sur la poudrière, l’ouvrage même qu’elles doivent défendre. En effet, l’abaissement du niveau des sols contribue à exposer considérablement les fondations de la maison et donc d’augmenter son exposition à d’éventuels boulets de canon ou bombes. C’est pourquoi certaines traverses, celles les plus proches de la poudrière, n’ont pas eu de fossé pour éviter d’exposer encore plus les caves, mais aussi pour permettre la circulation autour de la poudrière.
Vivre 45 jours de siège au fort Saint-Jean
Au-delà des aspects défensifs, le fort Saint-Jean pendant le siège de 1775 est d’abord et avant tout une expérience humaine. Ce ne sont pas moins de 300 hommes avec quelques femmes et enfants, qui vivent dans les deux redoutes pendant les 45 jours du siège. Même si l’événement est de courte durée, le sol garde les traces toujours visibles de ceux qui l’ont vécu.
Les artefacts témoignent ainsi de la vie quotidienne, mais aussi du statut social et des activités des soldats du fort Saint-Jean. Les centaines de munitions et de pièces d’artillerie sont à la fois le témoin de l’arsenal militaire de la fin du 18e siècle, mais aussi de l’intensité des bombardements pendant le conflit.
La latrine, cette amie des archéologues
Moins reluisante que les ouvrages défensifs ou les éléments logistiques comme un corps de garde ou une cuisine, les latrines sont pourtant un élément essentiel à n’importe quel groupe d’êtres humains.
Souvent absentes des plans et des journaux, les latrines étaient pourtant bien présentes et très importantes pour garder un cadre de vie hygiénique, surtout pendant un siège où les maladies peuvent faire des ravages dans les troupes. Deux latrines ont été identifiées pendant les fouilles, une dans chaque redoute.
Les latrines sont des alliés importants de l’archéologue. Remplies de macrorestes, elles permettent de déterminer le type d’alimentation, mais aussi d’usages grâce aux objets de la vie quotidienne qu’on y trouve puisqu’elles jouent un rôle de dépotoirs. On y jette les résidus de nettoyage et de préparation des aliments, les déchets de constructions et des objets brisés.
Grâce à leur composition chimique et les conditions anaérobiques, les latrines ont généralement un niveau de préservation exceptionnel qui permet de conserver les objets en très bon état. De plus, les objets brisés que l’on y jette sont souvent complets; les chances de pouvoir reconstituer l’objet en entier sont assez élevées.
Les latrines du fort Saint-Jean avaient deux formes différentes selon leur emplacement. Dans la redoute nord, la latrine prenait la forme d’une fosse fermée par un coffrage en bois de forme carrée fixée au-dessus de la fosse. Il ne reste rien de la structure de bois hors-sol, mais les archéologues ont pu documenter des restes de planches et de clous forgés.
La fosse avait une profondeur de 1,33 mètre. En plus des macrorestes, plusieurs tessons de terre cuite fine blanche de type creamware typique de la fin du 18e siècle ont permis de reconstituer des bols et des assiettes.
La latrine de la redoute sud, contrairement à celle du nord, était indiquée sur le plan de 1775 près du rempart du front ouest. Elle n’a cependant pas été retrouvée à cet endroit, ajoutant aux anomalies et incohérences du plan de 1775 et rappelant l’importance de ne pas aborder les plans et les cartes comme étant des représentations fidèles de la réalité. La latrine de la redoute sud était peu profonde et complètement fermée par un coffrage de bois qui formait la fosse elle-même.
En plus des macrorestes, la latrine sud était remplie de nombreuses pièces de vaisselle presque complète de type creamware, de bouteilles de vin anglaises, d’ossements de boucheries, de quincaillerie d’architecture, de clous forgés, de verre à vitre, de fragments de terres cuites locales et de fragments de pipe à fumer (figure 6).
Une distinction sociale à travers les artefacts
En plus des latrines, plusieurs artefacts ont été retrouvés dans les sols des deux redoutes. Dans la redoute nord, la majorité des artefacts témoignent de la consommation des aliments, mais pas de leur préparation. Cette absence pourrait s’expliquer par le fait que la cuisine était située dans la redoute sud; on acheminait le repas des officiers vers la maison Christie-Hazen par le chemin de communication.
D’ailleurs, plusieurs artefacts liés à la consommation du thé sont retrouvés et il était notoire que les officiers se réunissaient à la poudrière où siégeait l’État-major pour prendre le thé. L’ensemble des artefacts de thé sont des objets importés, ce qui témoigne du statut social élevé des officiers présents sur le site (figure 7).
Le bombardement
L’intensité de l’occupation militaire des lieux et du conflit a laissé des traces matérielles qui dépassent les ouvrages défensifs. Même si les Britanniques ont fait un nettoyage une fois de retour en 1776, de nombreux types de projectiles ont été retrouvés dans les sols des redoutes, mais aussi ailleurs sur le site. On retrouve donc cinq catégories distinctes : la mitraille, les grappes de mitrailles, les boulets, les grenades et les bombes.
Les mitrailles sont des petites balles de fonte dont le diamètre varie entre deux et trois centimètres environ. À l’origine, les mitrailles sont regroupées à l’intérieur de boîtes qui se brisent immédiatement lors du tir, libérant ainsi une centaine de balles à haute vitesse. L’étendue couverte par les projectiles permettait de blesser et de tuer à courte portée. On pouvait également mettre des clous et des débris de fer.
Les grappes de mitrailles sont légèrement différentes. Elles sont plus grosses, un diamètre entre 3,4 et 4,6 cm, et elles étaient enduites de goudron, empilé sur un plateau de fer ou de bois puis recouvert d’un sac de toile. Contrairement à la mitraille qui servait à attaquer les fantassins, les grappes de mitrailles étaient aussi tirés sur les navires pour briser leurs voiles et leurs mâts.
Dans les journaux du Siège, on raconte qu’un soldat avait perdu un œil après un tir de mitraille puis le 1er novembre, que le chien d’officier avait été mortellement blessé par une mitraille après avoir eu sa mâchoire détruite par le tir.
Les boulets de canon retrouvés sur le site du fort Saint-Jean sont très représentant des calibres utilisés par l’armée britannique et américaine. Plusieurs exemples portent la flèche moulée en creux indiquant leur origine britannique.
Leur position dans le sol indique cependant qu’il s’agit des boulets de canon tirés par les Américains à partir des munitions volées dans les différents forts assiégés comme Ticonderoga, Crown Point puis Chambly. Bien que les canons permettaient de tirer loin, leur objectif était généralement de tirer à courte distance pour détruire les ouvrages de défense en y créant des brèches par exemple.
On retrouve dans la collection du Fort Saint-Jean deux exemplaires de boulets à deux têtes associées au siège (figure 8). L’un d’entre eux est particulièrement intéressant, car sa fabrication est assez grossière. Il a été fabriqué en fer forgé et non pas en fonte, ce qui semble indiquer un projectile de fortune, probablement fait par un forgeron. Bien que nous ignorions son origine, britannique ou américaine, ce boulet à deux têtes témoigne de la difficulté de l’approvisionnement vécue par les deux camps à différents moments et par la nécessité d’improviser.
Le second boulet à deux têtes a été volontairement coupé en deux, possiblement car il était brisé ou défectueux, rendant seulement une des deux têtes utilisables. Les documents du Siège ne mentionnent à aucun moment l’utilisation de boulets à deux têtes, mais l’archéologie nous montre leur usage sur le champ de bataille.
Deux types de projectiles explosifs ont été lancés contre les redoutes pendant le siège : des grenades, et des bombes. Ces deux projectiles étaient des sphères creuses et remplies de poudre noire. Les grenades étaient plus petites, entre 7 et 9 cm de diamètre alors que les bombes pouvaient atteindre 33 centimètres de diamètre et peser presque 200 livres.
Tirées par un mortier, elles explosaient soit en vol ou encore à proximité ou sur sa cible. Souvent très lourdes, les bombes pouvaient détruire les toits des bâtiments et mettre le feu lors de l’explosion. Lorsqu’elle explosait près du sol ou sur le sol, les éclats (plus d’une quinzaine pour les plus grosses bombes!) causaient de lourds dommages, tant humains que matériels. Parmi les exemples retrouvés pendant les fouilles archéologiques, on retrouve une bombe de 13 pouces, soit la plus grosse munition de l’époque.
La collection de projectiles du siège de 1775 du fort Saint-Jean illustre la diversité des différentes minutions de l’époque, mais aussi l’ampleur des événements. Tous les types de projectives du 18e siècle, à l’exception de la carcasse incendiaire, sont présents dans la collection et sont illustrés avec plusieurs exemplaires.
Chaque nouvelle fouille dans les zones du siège amène son lot de nouvelles découvertes de projectile, ramenant l’envergure des événements et l’intensité des combats vécus par les Britanniques et les Américains pendant le conflit.
Nous savions par les documents d’époque que les Américains avaient mis la main sur des centaines de projectiles, dont les plus gros mortiers et canons de l’époque, mais l’archéologie a permis de confirmer que c’était bien le cas et non pas le résultat de propagande, ou de déformation des faits à travers les écrits.
Bien que les événements de 1775 furent de courtes durées, quelques mois à peine entre le début de la construction des redoutes et la fin du siège, les traces laissées sont bien réelles. Ainsi, grâce aux efforts du Musée du Fort Saint-Jean et des archéologues, la riche histoire du LHNC Fort-Saint-Jean reprend vie, non seulement à travers les écrits, mais également à travers les traces matérielles.
On peut ainsi apprécier, au fil des collections mises en valeur dans l’exposition, les artefacts qui apportent un aspect tangible à l’histoire et au passé.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).