Le Perche, terre d’émigration vers la Nouvelle-France
On entend souvent dire que les ancêtres des Québécois francophones proviennent principalement de Bretagne et de Normandie. C’est en partie vrai, mais pas entièrement, car de nombreuses autres régions de France, dont le Perche, contribuèrent significativement à notre peuplement.
Louis-Philippe Audet1 rapporte que dix mille colons vinrent en Nouvelle-France de 1608 à 1760 pour y demeurer et, de ce nombre, au XVIIe siècle, 18.5 % provenaient de Normandie et 3.5 % de Bretagne, pour un total de 22.0 %, alors qu’au XVIIIe siècle avant 1760, 10.9 % arrivaient de Normandie et 8.2 % de Bretagne, soit un total de 19.1 %. Ces chiffres ressemblent à ceux rapportés par Hubert Charbonneau2. Ils sont supérieurs aux contingents des autres provinces françaises, à l’exception de l’Île-de-France (incluant Paris) avec 14.7 % d’émigrants au XVIIe siècle et 12.2 % au XVIIIe siècle (Audet), mais ils représentent toutefois moins du quart du total.
D’autres provinces contribuèrent de façon importante, en particulier le Poitou, l’Aunis (avec le port de La Rochelle), la Saintonge et la Guyenne. Dans ce contexte, l’apport migratoire au XVIIe siècle du Perche3, qui était pourtant l’une des plus petites provinces du royaume de France, surprend.
Le Perche
Cette province n’avait rien pour inciter à l’émigration vers la Nouvelle-France. Elle était loin de la mer, contrairement aux six autres provinces mentionnées plus haut qui bordent l’Atlantique, et sa population était faible. En 1650, elle faisait environ 4 000 km2, soit seulement 0.8 % du territoire français, en comparaison avec la Normandie qui avait une superficie de 29 900 km2 (6.0 %) et de la Bretagne avec 27 200 km2 (5.4 %).
Néanmoins, pendant une trentaine d’années, à partir de 1634, environ 300 Percherons émigrèrent en Nouvelle-France. Ces émigrants provenaient des toutes les régions du Perche, mais en particulier du nord et de l’ouest : Saint-Cosme-de-Vair, Igé, Mortagne, Tourouvre et La Ferté-Vidame.
Robert Giffard
Cet engouement des Percherons pour la Nouvelle-France était principalement dû à un homme : Robert Giffard. Ce dernier, apothicaire de son état, exerçant à Tourouvre, s’embarqua en 1621 à destination de Québec. C’est là qu’il connut Louis Hébert, originaire de la région parisienne, également apothicaire.
Il demeura six ans à Québec et, suivant la légende, il vécut dans une cabane appelée la Canardière près de Beauport; il n’y avait alors qu’environ 80 personnes dans la ville. De retour en France en 1627, il se maria à Mortagne, mais repartit aussitôt pour la Nouvelle-France. Il fut toutefois intercepté par la flotte de l’amiral Kirke, fait prisonnier et renvoyé en France.
Quelques années plus tard, en 1632, quand le pays fut restitué aux Français par le traité de Saint-Germain-en-Laye, il prit contact avec la Compagnie des Cent-Associés, fondée en 1627, dont un des buts était d’établir 4000 colons en Amérique avant 1643. Cette dernière lui concéda le 15 janvier 1634 une seigneurie d’une lieue de front par une lieue et demie de profondeur, soit 10 210 arpents ou 35 km2, à Beauport, à charge d’y installer censitaires et colons; cette propriété fut augmentée à quatre lieues de profondeur le 31 mars 1653.
À partir de ce moment, Giffard devint agent recruteur, son talent s’exerçant dans la province qu’il connaissait : le Perche4,5. Dès le printemps 1634, il s’embarqua avec sa famille à Dieppe avec 24 colons, dont Henri Pinguet6, sa femme et 3 de ses enfants (ils laissaient trois autres enfants, plus âgés, en France), Jean Guyon, maître maçon, et un de ses fils (sa femme et ses cinq autres enfants le rejoindront en 1636), Zacharie Cloutier, charpentier, et un de ses fils (sa femme et ses quatre autres enfants viendront en 1635), Noël Juchereau, marchand, et Robert Drouin, briquetier.
Le groupe posa pied à terre à Québec le 4 juin et Marie Renouard, l’épouse de Robert Giffard, donna naissance dès le 12 juin à une fille prénommée Marie-Françoise, première Percheronne à naître en Nouvelle-France.
Au cours des années suivantes, Robert Giffard multiplia les efforts de recrutement avec l’aide de Noël Juchereau, qui fit pour ce motif de nombreux voyages en France, de son frère Jean Juchereau qui n’émigra qu’en 1644, et de Pierre Juchereau, demi-frère des précédents, demeuré à Tourouvre et faisant signer les contrats d’engagement aux candidats immigrants.
Par exemple, en 1643, 1647, 1652 et 1662, il y eut, respectivement, 16, 37 (incluant Pierre Tremblay, l’ancêtre de tous les Tremblay d’Amérique), 22 et 16 nouveaux colons percherons. Ces émigrants étaient souvent des « engagés-pour-3-ans », fréquemment au service de Robert Giffard ou des frères Juchereau.
Ils avaient des métiers qui étaient fort recherchés en Nouvelle-France ; ils étaient scieurs de long (à cause de la proximité de la forêt de Perche), menuisiers, charpentiers, laboureurs, maçons, briquetiers ou forgerons. À la mort de Robert Giffard en 1668, à l’âge de 81 ans, plus de 300 Percherons avaient émigré; la moitié était célibataire, 72.2 % étaient de sexe masculin (Audet).
La disparition de Robert Giffard (et celle de Jean Juchereau en 1672) marqua quasiment la fin de ce flux migratoire puisque, dans les trente années suivantes, de 1668 à 1699, il ne vint que 13 colons percherons.
Selon Serge Courville7, « Robert Giffard fut sans doute le premier vrai seigneur du Canada, car non seulement remplit-il ses obligations au chapitre du peuplement — il installa pas moins de quarante colons dans sa seigneurie — mais on le verra aussi concéder des arrière-fiefs ». En recrutant des colons, Robert Giffard poursuivait deux objectifs.
D’une part, il voulait peupler sa seigneurie, car il fallait défricher les terres pour l’agriculture et y installer des habitants; d’autre part, il obtenait la main-d’œuvre nécessaire pour son commerce du bois vers la France, car les navires pouvaient facilement transporter ce bois au lieu de retourner les cales vides. Juste retour des choses, les colons se voyaient octroyer la moitié des terres défrichées (Gervais Carpin8), bien qu’ils ne profitassent pas des revenus du commerce du bois.
Les Percherons
Qui étaient ces immigrants ? On retrouve parmi ceux-ci un grand nombre de patronymes courants au Québec, à commencer par Tremblay, mais aussi : Bouchard, Boucher, Bélanger, Cloutier, Côté, Drouin, Dubois, Fortin, Fournier, Gagné, Gagnon, Giroux, Lambert, Landry, Langlois, Leduc, Mercier, Paradis, Pelletier et plusieurs autres.
D’où venaient-ils exactement ? Suivant la liste établie par Jean-François Loiseau, liste actualisée9 en août 2021, il y eut 54 immigrants provenant de Mortagne-au-Perche, 45 de Tourouvre, 28 d’Igé, 15 de Saint-Cosme-de-Vair et 6 de La Ferté-Vidame10, bien que ces nombres puissent être parfois sous-estimés. Au total, les 327 émigrants percherons répertoriés, 313 au XVIIe siècle et 14 au XVIIIe siècle, provenaient de 37 communes différentes. Environ 20 % d’entre eux revinrent éventuellement en France, ce qui signifie qu’environ 262 firent souche au pays.
Ce recrutement intensif eut lieu dans un corridor de 72 km de long entre Saint-Cosme-de-Vair et La Ferté Vidame. En effet, Igé est situé à seulement 8 km au nord de Saint-Cosme-de-Vair11, Mortagne à 23 km au nord d’Igé, Tourouvre à 13 km au nord-est de Mortagne, et La Ferté Vidame à 28 km au nord-est de Tourouvre.
En accord avec ce qui précède, Carpin décrit « une ligne quasi continue de paroisses traversant l’ouest du Perche sur près de 60 km dans la direction nord-sud », avec « trois centres de recrutement : Tourouvre, Mortagne et Igé-Saint-Cosme », ces deux derniers villages étant à proximité l’un de l’autre. Ces émigrants avaient souvent des liens familiaux entre eux, surtout s’ils provenaient de villages voisins12.
Partie ouest de la province de Perche avec, marqués en rouge, ses 5 principaux villages migratoires vers la Nouvelle-France.
Les 313 immigrants percherons du XVIIe siècle ne représentent certes que 6.5 % des colons venus en Nouvelle-France de 1608 à 1699. Toutefois, pour la période 1634-1671, on peut estimer, approximativement, que 13.0% des colons provenaient de cette minuscule province, un pourcentage supérieur à celui de toutes les autres provinces, sauf la Normandie (selon Audet, pour les 36 ans considérés).
Carpin présente des chiffres très semblables, soit 13.1 % de Percherons (pour la période 1632-1662), en comparaison de 21.6 % de Normands, 11.2 % de Franciliens, 15.5 % d’Aunisiens et d’un nombre presque négligeable de Bretons.
Qui plus est, le taux d’émigration (nombre d’émigrants par 100 000 habitants) des Percherons fut bien supérieur à celui des autres provinces, sauf celui de l’Aunis, comptant presque le même nombre d’habitants que le Perche. La population du Perche était 26 fois inférieure à celle de la Normandie et 25 fois inférieure à celle de l’Île-de-France (incluant Paris)13,14.
La majorité de ces immigrants s’établit dans la région de Québec, particulièrement à l’est et au nord du fleuve (Beauport, l’Ange-Gardien, Château-Richer, Sainte-Anne- de-Beaupré et l’Île d’Orléans) où se trouvaient Robert Giffard et les Juchereau, mais certains vinrent à Montréal et un nombre plus modeste s’établit à Trois-Rivières à la suite de Pierre Boucher, originaire de Mortagne-en-Perche. Marcel Fournier15 détermina l’origine de 41 des 88 premiers « Montréalistes », ceux de 1642, et il appert que 8 d’entre eux (des 41) provenaient de Perche, soit 19.5 % du total16.
De façon remarquable, ces 8 Percherons firent partie des seuls 18 (des 88 présents à Montréal en 1642 et 1643) qui y restèrent et y firent souche. Comme le souligne Leslie Choquette17, « contrairement à de nombreux autres émigrants, [les Percherons] avaient tendance à s’installer dans la colonie et à ne plus en bouger ».
Il est intéressant de constater que, mis à part Jean Descarries, les sept autres Percherons montréalais provenaient du même village d’Igé, et qu’ils étaient unis par des liens familiaux (ils étaient tous des Gadois et des Godé). Carpin met d’ailleurs en évidence que les Percherons émigrèrent davantage en famille que les colons des autres provinces (56.6 % comparativement à 30.8, 21.9 et 21.1 % pour, respectivement, l’Aunis, l’Île-de-France (y compris Paris) et la Normandie, dans la période 1633-1662.
En guise de conclusion
Il serait exagéré d’imputer l’émigration des Percherons en Nouvelle-France uniquement à la force de persuasion de Robert Giffard et des frères Juchereau. Beaucoup d’autres facteurs doivent être pris en compte. D’une part, il faut rappeler les famines, pestes, guerres, soulèvements populaires et répressions que connut la France dans cette période, des encouragements à l’émigration.
D’autre part, la possibilité de se voir octroyer une terre de grandes dimensions après seulement quelques années, situation inimaginable en France, représentait sûrement un pôle d’attraction, malgré le dur labeur exigé et les risques d’escarmouches avec les Amérindiens. En dépit de ces facteurs incitatifs, l’immigration française fut dix fois plus faible que l’immigration dans les colonies anglaises, mais ces éléments suffirent néanmoins à convaincre une poignée de braves à traverser l’Atlantique.
Il appert que l’émigration varia grandement d’une période à l’autre. Ainsi, la Bretagne ne contribua qu’à 3.5 % des immigrants au XVIIe siècle, mais à 8.2 % au XVIIIe siècle, alors que l’Aunis procura 10.6 % des immigrants au XVIIe siècle, mais seulement 5.6 % au XVIIIe siècle. Quant au Perche, nous l’avons vu, l’intense activité migratoire s’exerça de 1634 à 1668, puis se tarit par la suite.
Au total, sur l’ensemble de la période française, Elsie Choquette conclut : « alors que seulement 2.4 % des émigrants de cette étude [celle de Choquette] étaient originaires du Perche, les Québécois d’aujourd’hui sont d’ascendance percheronne dans la proportion de 10 % ». Il y a d’ailleurs des témoignages de la filiation Perche-Québec sur plus d’une vingtaine de plaques commémoratives se trouvant dans les églises de Perche, à Tourouvre, à Mortagne, à Saint-Cosme-de-Vair, à Igé et dans plusieurs autres municipalités.
Est-ce une raison suffisante pour s’intéresser au Perche ? Peut-être. Pour l’auteur de cet article, il y a, en plus, trois raisons généalogiques. Mon ancêtre français, Louis Prud’homme (1608-1671), provenait d’Île-de-France (Pomponne sur la Marne), mais il épousa en 1650 Roberte Gadois18 (1628-1716) originaire d’Igé en Perche.
Du côté maternel, mon ancêtre français, Claude Bouchard (1626-1699) provenait de Saint-Cosme-de-Vair en Perche et épousa à Québec, en 1654, Louise Gagné (1642-1721) qui était d’Igé — à son mariage, elle n’avait pas encore 13 ans ! —, comme Roberte Gadois (les deux femmes ne se sont pas connues en France puisque Roberte Gadois émigra en 1636). Ainsi, mes racines percheronnes sont nombreuses, comme pour beaucoup de Québécois.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).