La bataille du Saint-Laurent (1942-1944) : la réplique canadienne

Dans cet article, l'historien Samuel Venière explore un épisode méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en sol québécois.

Écrit par Samuel Venière

Mis en ligne le 21 août 2024

Introduction

Entre 1942 et 1944, une douzaine d’U-boote (diminutif de Unterseeboote, ou « sous-marin » en Allemand) pénètrent profondément dans le fleuve Saint-Laurent et coulent 27 navires. Cet épisode de la Bataille de l’Atlantique est mieux connu sous le nom de « Bataille du Saint-Laurent » et demeure largement méconnu au Québec. Pour la première fois depuis la guerre de 1812, des navires ennemis envahissent les eaux territoriales. La guerre, jusqu’alors lointaine, devient soudainement beaucoup plus concrète et menaçante, certaines batailles ayant même lieu sous le regard consterné des riverains.

Carte allemande du Saint-Laurent, tirée d’un manuel de navigation d’U-boot en 1943. Une légende, en haut à gauche, indique la présence des phares (Signalstelle), des stations radio côtières (Küstenfunkstelle), ou encore de menaces telles que des batteries de défense côtière (Küstenbefestigung). Musée canadien de la guerre, Collection d’archives George-Metcalf.

Encore plus méconnue est la contre-attaque canadienne de cette invasion. En effet, l’offensive dans le Saint-Laurent n’est pas une croisière pour les équipages de la Kriegsmarine, qui peinent à naviguer dans ces eaux difficiles et ne parviennent pas à sortir leur périscope sans être repérés. Bref, tout commence avec…

L’opération Paukenschlag

Le 27 juin 1942, l’U-132 décode le message suivant :

« Rendez-vous dans la zone ordonnée QU BB 14 et QU 36 (l’embouchure du Saint-Laurent) pendant la période où la lune est décroissante. Approchez-vous de la zone sans être observé. Restez immergé de jour. [...] Interceptez la navigation dans la partie la plus étroite du tuyau (détroit). […] Les forces de surface sont faibles. »1

L’invasion du Saint-Laurent se déroule dans le cadre de l’Opération Paukenschlag (battement de tambour), une offensive de la Kriegsmarine (Marine de guerre allemande) contre les côtes d’Amérique du Nord2. Lancés depuis leurs bases en France, les U-boote peuvent traverser l’Atlantique, semer la mort, et revenir en Europe sans refaire le plein. Plus de 600 navires sont coulés par les Allemands pendant cette période surnommée Zweite Glückliche Zeit (deuxième moment heureux). Pris de vitesse, les Canadiens ne tarderont toutefois pas à réagir.

Le coup de feu : les torpillages des SS Nicoya et Leto

La Bataille du Saint-Laurent débute dans la nuit du 11 au 12 mai 1942, lorsque l’U-553 s’introduit dans le golfe et parvient à couler deux cargos marchands, les SS (Steam Ship) Nicoya et Leto. Ces agressions, survenues à quelques heures d’intervalle, entraînent la mort de 18 marins3. Si le Canada est mal préparé pour cette attaque, le pays n’est pas sans ressource. Deux jours auparavant, l’U-553 doit plonger en urgence après avoir été repéré et attaqué par un avion B-17 de l’US Air Force, surnommé « forteresse volante ».

Le submersible plonge à 20 mètres pour éviter les bombes, mais il est endommagé. Malgré sa détection, le commandant allemand Karl Thurmann, note dans son rapport qu’il n’est pas poursuivi. Le lendemain, un gardien de phare de Cap-des-Rosiers rapporte aux autorités avoir aperçu un « tuyau de poêle » (périscope) dans les eaux gaspésiennes, mais cet appel n’est pas pris au sérieux. Ainsi, les deux premières attaques dans le Saint-Laurent demeurèrent sans répons4.

Navire torpillé, P84 Fonds Roy Woodruff. Collection du Musée naval de Québec.

Quatre torpillages en juillet : la perte des SS  Anastasios Pateras,  Hainaut,  Dinaric  et Frederika Lensen

Le 6 juillet 1942, vers 23h, l’U-132 repère un convoi de 14 navires au large de Gaspé. Aucun n’aperçoit la tourelle de l’U-boot, l’une des rares à être peinte d’une croix gammée. À 800 mètres de distance, le commandant Ernst Vogelsang ordonne une salve de quatre torpilles. La première frappe de plein fouet le SS Anastasios Pateras. Quelques secondes plus tard, une autre détonation illumine le brouillard nocturne du Saint-Laurent, alors que le SS Hainaut subit le même sort. Volgelsang observe le convoi se disperser dans toutes les directions et poursuit le SS Dinaric, qu’il touche à 1h45 le lendemain matin.

Or, au moment de porter le coup de grâce, l’officier allemand est surpris par un obus éclairant lancé depuis le dragueur de mines HMCS Drummondville, qui fonce sur lui à pleine vitesse pour l’éperonner. L’U-boot plonge en urgence, évitant le choc de justesse, mais est endommagé par les charges de profondeur (des barils de 400 livres d’explosif) lancées depuis le navire canadien et coule à 185 mètres. Par une manœuvre audacieuse, il parvient toutefois à s’échapper. Le 20 juillet Vogelsang frappe de nouveau (en plein jour!) en torpillant le SS Frederika Lensen depuis le cœur même d’un autre convoi5.

Photographie d’équipage du HMCS Drummondville. P62 Fonds William Mylett. Collection du Musée naval de Québec.

Les « loups gris » de l’Atlantique : à l’intérieur du U-boot allemand

Un U-boot est constitué d’un équipage de 45 personnes, dont l’âge moyen se situe entre 18 et 23 ans. C’est le cas du U-517, le sous-marin ayant coulé le plus de navires dans le Saint-Laurent en 1942, et dont le commandant, Paul Hartwig, a 27 ans6. Regroupés en « meutes », leur stratégie d’attaque leur vaut le surnom de « loups gris ». Les sous-mariniers sont triés sur le volet parmi les meilleurs éléments, peu de marins pouvant supporter la chaleur accablante à l’intérieur de l’U-boot, l’exiguïté des lieux et la monotonie des patrouilles, qui durent généralement huit semaines.

Pour trouver ses proies, l’équipage a deux options : sortir au sommet de la tourelle pour scruter l’horizon avec des jumelles, ou plonger et écouter les bruits ambiants à l’aide de l’hydrophone. Comme le son voyage mieux sous l’eau, un opérateur radio peut déceler le bruit émis par les hélices d’un convoi dans un rayon de plus de 100 km. Le submersible s’approche ensuite de sa proie en immersion, frôle la surface pour lancer ses torpilles, puis replonge aussitôt et disparaît. S’il est détecté, le sous-marin peut plonger en urgence en moins de 35 secondes.

Vue vers l’arrière de la salle de contrôle d’un U-boot. L’échelle mène à la tourelle et le cylindre blanc est le périscope d’observation. Photo Défense nationale, gracieuseté de Dave Shirlaw.

Vie et mort du HMCS Charlottetown

Le HMCS Charlottetown est une corvette de classe Flower révisée mise en service à Québec en décembre 1941. Sa vie sera brève : 9 mois seulement. En juillet 1942, elle est affectée à la Force d’escorte du Golfe, chargée de protéger les convois de type QS (de Québec à Sydney en Nouvelle-Écosse). Le 11 septembre 1942, la corvette navigue lentement sans effectuer les zigzags requis afin de tromper les calculs d’un éventuel ennemi. Vers 8h du matin, au large de Cap-Chat, elle est frappée par deux torpilles provenant de l’U-517. L’impact tue quatre marins et fait exploser les charges de profondeur de la corvette, tuant six membres d’équipages supplémentaires. Le navire sombre en moins de quatre minutes7.

« … la torpille a frappé juste en dessous où j’étais. Ça fait que j’ai r’volé dans les airs, j’ai fait une pirouette pis je suis r’tombé sur la partie du bateau qui restait. […] J’ai été quatre heures dans l’eau, avec un bras et une jambe cassée. » — Léo-Paul Fortin, RCNVR, survivant du HMCS Charlottetown.

En arrière-plan, le HMCS Chedabucto, coulé après une collision dans le Saint-Laurent en 1943. Au premier plan, le HMCS Swift Current lui vient en aide. Bibliothèque et Archives Canada.

Margaret Brooke et la tragédie du SS Caribou

Le 14 octobre 1942, vers 3h du matin, les infirmières Margaret Brooke et Agnes Wilkie dorment à bord du traversier SS Caribou lorsque le navire est frappé par une torpille lancée par l’U-69. Les deux femmes sont brusquement projetées hors de leur couchette. Sur le pont, c’est la panique. « Les gens criaient et hurlaient. […] tout le monde était terrifié8. » Le Caribou coule en cinq minutes. Les deux femmes se cramponnent aux câbles d’un radeau de sauvetage chaviré. Conformément au protocole militaire qui privilégie une posture agressive, le dragueur de mines qui les escorte, le HMCS Grandmère, attaque d’abord l’U-boot avant d’aller secourir les naufragés9.

Entre-temps, toutefois, les heures passent et Agnes faiblit. Plusieurs fois, Margaret la rattrape, se retenant d’une seule main. À l’aube, une vague emporte le corps d’Agnes Wilkie. 136 personnes périssent dans cette tragédie — la plus meurtrière de la Bataille du Saint-Laurent — donc des femmes et des enfants. Pour avoir tout tenté pour sauver son amie, Margaret Brooke est décorée de l’ordre de l’Empire britannique. Un navire militaire porte aujourd’hui son nom : une première dans l’histoire canadienne.

Explosion d’une charge de profondeur, l’arme principale utilisée pour la chasse anti-sous-marine. Fonds P62 William Mylett. Collection du Musée naval de Québec.

Les convois : organisation et efficacité

Pour contrer la menace des U-boote, les Alliés organisent des convois d’environ 45 navires pour les traversées transatlantiques à partir d’Halifax et de Sydney. Les cargos sont généralement disposés à égale distance sur neuf colonnes de large et cinq rangs de profondeur. Au centre, endroit le mieux protégé, se trouvent les transporteurs de matière dangereuse, comme les pétroliers, dont le torpillage peut engendrer des explosions dévastatrices. Une escorte armée de corvettes et au moins un destroyer se déploient en périphérie pour former un écran de protection10.

L’ensemble du cortège se déplace à la vitesse du bateau le plus lent et en zigzag afin de compliquer les attaques sous-marines11. La tactique des convois est aussi employée pour le transport maritime sur Saint-Laurent à partir de 1942. Pour s’adapter à l’hydrographie, le nombre de navires diminue et la disposition est davantage linéaire12. Les convois descendant le fleuve répondent au nom de code QS (Québec-Sydney), ou SQ (l’inverse), et sont généralement des convois lents (moins de 7 nœuds, ou 13km/h) : les plus vulnérables face aux U-boote.

Convoi sur le Saint-Laurent en 1942, Fonds P78 Ian Tate. Collection Musée naval de Québec.

Deux espions et une station météorologique

En 1942, deux espions mettent pied à terre au Québec. Leur mission est de saboter la machine industrielle canadienne. Le premier, Alfred Langbein, débarque du U-213 avec 7 000$ en billets américains et de faux papiers de poche. Il se rend à Montréal et Ottawa où il passe pratiquement 2 ans et demi de bombance dans les clubs. Une fois son argent épuisé, il se rend aux autorités canadiennes qui ont tôt fait de découvrir, en déterrant son matériel de communication demeuré sur le site de son arrivée, que Langbein n’a d’espion que le nom.

Le deuxième, Werner Von Janowski, arrive à New Carlisle en Gaspésie (la ville natale de René Lévesque), mais son odeur de diesel et son fort accent le trahissent immédiatement et il est appréhendé dans son train vers Montréal. Janowski avoue tout et durant plus d’un an, travaille comme agent double pour le gouvernement canadien. En octobre 1943, le U-537 déploie même au nord du Labrador une station météorologique qui ne sera découverte qu’en… 1977 ! Trouvée par hasard par un scientifique, la station est aujourd’hui conservée au Musée canadien de la guerre à Ottawa.

Photographie du matériel de von Janowski récupéré par la GRC, Collection du Musée de la GRC.

Gaspésie, champs de bataille : le Blackout

En 1942, un journaliste de La Presse écrit : « Les Gaspésiens ont l’œil ouvert. Chaque Gaspésien est devenu un guetteur en service 24h par jour13» . La région se transforme alors en véritable champ de bataille. Le port de Gaspé est verrouillé d’un filet anti-sous-marin, des masques à gaz sont distribués et l’obscurcissement (souvent nommé « Blackout ») est imposé. Pour empêcher les U-boote de repérer les villages côtiers, les habitants doivent couvrir leurs fenêtres de rideaux opaques et masquer les phares de leurs véhicules. En descendant le fleuve, la zone de guerre commence à L’Isle-Verte : c’est là que les voitures devaient faire halte pour peindre leurs phares en noir. Cette vigilance s’applique aussi aux navires, dont la silhouette doit demeurer discrète14. Le matelot Guy Jobin se souvient qu’il était presqu’impossible de fumer lors d’un blackout :

« […] en arrière du [canon] 40 millimètres là, tu rouvres une porte, pis là c’est plein d’ammunitions là, Ok ? Tu t’en vas en d’dans, tu fermes la porte, pis tu fumes. C’est ça qu’tu fais [rires], t’sais. Parc’que si tu fumes en dehors, apparemment, le feu d’une cigarette, dans la marine, peut être vu par un sous-marin […] »15.

La frégate canadienne HMCS Magog en cale sèche au chantier maritime Davie de Lauzon en 1944 après avoir été torpillée par le sous-marin allemand U-1223 au large de Pointe-des-Monts. Bibliothèque et Archives Canada.

Québec, port en guerre

Le port de Québec grouille d’activités militaires pendant la guerre. La Pointe-à-Carcy abrite une centrale d’opérations nommée HMCS Chaleur II d’où sont dirigées toutes les opérations militaires dans le fleuve, y compris l’organisation des convois. L’officier naval responsable de Québec, Maurice Gauvreau, est aussi responsable de l’armement, la réparation et la mise en service de tous les navires de guerre construits dans les chantiers navals des Grands Lacs et du Saint-Laurent. À eux seuls, le chantier naval Morton Engineering sur la rivière Saint-Charles et Davie Shipyard à Lauzon, produisent des dizaines de bâtiments militaires chaque année.

Sur la rive sud, le Fort de la Martinière possède deux canons de 7,5 pouces pointés vers le fleuve ainsi qu’une batterie antiaérienne manœuvrés par les soldats du 6e régiment d’artillerie de Lévis. À Saint-Jean, sur l’île d’Orléans, une station de démagnétisation permet de réduire la signature magnétique des navires quittant le port dans un effort pour contrer les mines magnétiques allemandes. On y trouve aussi une station d’observation et de signaux dont le personnel est chargé d’inspecter chaque navire entrant au port. Nul ne peut entrer ou sortir avant d’avoir été contrôlé.

Les équipes d’inspection basées à Saint-Jean vérifiaient les papiers des navires arrivant au port et examinaient leur cargaison. Bibliothèques et Archives Canada.

Conclusion

La bataille du Saint-Laurent est-elle une victoire ou une défaite canadienne? Bien que le Canada ait perdu plusieurs navires et ne soit parvenu à couler aucun sous-marin dans le fleuve, les incursions des U-boote allemands diminuent drastiquement après 1942 suite à l’intensification de la défense navale et aérienne des eaux territoriales. Seuls quatre autres torpillages auront lieu après cette période, tous en 1944. Du point de vue stratégique, on pourrait conclure que les Allemands ont été repoussés, entraînant en une victoire du Canada. Finalement, la réplique ne fut pas vaine et aura permis au Canada de démontrer sa capacité à défendre ses côtes.

Samuel Venière est historien et chargé de projet du Musée naval de Québec | Quartier général de la Réserve navale du Canada.

Cet article est paru à l’origine dans la revue Traces, volume 62, numéro 2, printemps 2024, p. 26-31. La revue est publiée par la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ). Texte publié le 19 novembre 2023 dans le Journal de Québec.

La SPHQ a pour mission de promouvoir l’enseignement de l’histoire au Québec sous tous ses aspects, auprès de ses membres et de la population en général et de contribuer à assurer la transmission de l’information et le développement des professionnels de l’enseignement


Notes
1.   Nathan Greenfield, The Battle of the St. Lawrence (Draft Copy), Chapter 2: “Four Sinkings in July” (July 6 and 20, 1942; SS Anastassios Pateras, Hainaut, Dinaric and Frederika lensen), p. 7. Collection du Musée naval de Québec.

2.   James Essex, Victory in the St Lawrence: Canada’s Unknown War, Chapter 9: “Pauchenslag” ; Canada’s trial begins, Boston Mills Press, 1984, page 63.

3.   Stephen J. Thorne, Battle of the St. Lawrence: U-Boats Attack, Part Two: Battles on land and sea, Canvet Publications Ltd, 2022, p. 28 à 33.

4.   Op. Cit., James Essex, 1984, p. 70

5.   Op. Cit., Nathan Greenfield, p. 16 à 37.

6.   Entrevue avec Paul Hartwig, Vice-amiral de la Bundesmarine et ancien commandant du U-517 pendant la bataille du Saint-Laurent. Collection du Musée naval de Québec.

7.   Fraser McKee et Robert Darlington, The Canadian naval Chronicle 1939-1945, Vanwell Publishing Limited, Ontario, 1996, Chapter 18 - HMCS Charlottetown: a St. Lawrence river casualty, p. 68.

13.   Julie Fournier, Caroline Lantagne et André Kirouac, La bataille du St-Laurent : Vue du rivage, Magazine Gaspésie. Dossier : La bataille du St-Laurent, été 2003, p. 23.

14.   Anne Michaud, Zone de guerre : le golfe du Saint-Laurent, Le Devoir, 2006, https://www.ledevoir.com/culture/125540/ zone-de-guerre-le-golfe-du-saint-laurent

15.   Guy Jobin, Où fumer lors d’un black out. Anciens Combattants Canada : Des héros se racontent, 2019, https://www.veterans. gc.ca/fra/video-gallery/video/6253

Relié à Armée et guerre