Utiliser l’histoire des Cantons-de-l’Est pour intégrer la communauté anglophone au programme d’histoire du Québec et du Canada
Au cours des dernières années, de nombreux groupes de pression ainsi que de nombreux acteurs de l’éducation ont critiqué le nouveau programme Histoire du Québec et du Canada. Les débats qui ont émergé nous ont permis de réfléchir aux enjeux sociaux et éducatifs liés au choix de contenus des programmes d’histoire. Dans le cadre de cet article, nous présenterons du matériel pédagogique construit en partenariat avec le Centre de ressources sur l’histoire des Cantons-de-l’Est (CRCE), visant à intégrer différentes interprétations et expériences de ce programme.
Le nouveau programme Histoire du Québec et du Canada : lieu de débats
Dès la mise en place du programme provisoire Histoire du Québec et du Canada en 2017, un comité spécial (ComECH-Québec1) est créé par Robert Green, enseignant à l’école secondaire Westmount de Montréal, afin de demander la réécriture d’un programme plus inclusif, reconnaissant la complexité de la société québécoise ainsi que la contribution des différentes minorités et communautés du Québec (ComECH-Québec, 2017).
La pétition mise en ligne par le comité demandait également que le programme reconnaisse la diversité de la communauté anglophone du Québec ainsi que les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada.
D’autres organisations anglophones s’opposaient également au programme d’histoire ; c’est le cas de la commission scolaire English-Montreal, ainsi que de Québec Community Group Network2, qui ont publiquement désapprouvé son contenu (Nadeau, 2016). Les groupes anglophones ne sont pas les seuls à s’être mobilisés contre ce programme. La Commission scolaire Kativik a aussi publié un communiqué qui s’oppose officiellement au programme.
Selon la présidente Alicie Nalukturuk : « le nouveau curriculum de l’Histoire du Québec et du Canada est inacceptable. Non seulement il offre trop peu de contenu autochtone, mais il a été élaboré à partir d’un processus de consultation qui reproduit un modèle historique d’oppression » (Radio-Canada, 2017).
Le professeur Paul Zanazanian s’est également positionné dans le journal Montreal Gazette contre le nouveau curriculum. Pour lui, le récit historique qui domine les programmes confine les anglophones, par leur langue, à un statut d’étranger. Ils sont représentés comme les « méchants » de l’histoire du Québec et ceci a des effets sur la façon dont les élèves anglophones voient leur propre histoire (dans Scott, 2016).
S’intéressant particulièrement à la vitalité de la communauté d’expression anglaise, Zanazanian considère que le passé et la mémoire sont importants pour une communauté et qu’il est temps de réviser la version de l’histoire présentée en classe. Sans pour autant diminuer l’importance du groupe majoritaire, il croit qu’il faudrait revoir la place que prennent les Anglo-Québécois dans les programmes d’histoire (Zanazanian, 2017).
Malgré les oppositions, le programme Histoire du Québec et du Canada est mis en place dans les écoles québécoises à partir de l’automne 2017. En 2018, le débat refait surface à propos des nouveaux manuels scolaires utilisés en classe. Ces derniers, approuvés par le ministère de l’Éducation et conformes au nouveau programme de formation, sont renvoyés à la maison d’édition afin que le mot « Amérindiens » soit remplacé par « Premières Nations » ou « Autochtones ».
De plus, certains contenus (images, encadrés) sont également revus. Malgré les changements apportés, ces manuels ne font toujours pas consensus. À la fin de l’année 2018, mandatée par la Commission scolaire English-Montreal, la Presse canadienne obtient le rapport d’historiens anglophones ayant analysé le programme ainsi que les manuels scolaires présents dans les écoles de la province.
Les constats demeurent les mêmes : l’accent est mis sur le groupe des Franco-Québécois ; les Autochtones sont présentés dans un rapport d’altérité, la contribution des groupes minoritaires ou marginalisés est absente du récit (La Presse canadienne, 2018).
Comme démontré précédemment, le nouveau programme ne fait toujours pas l’unanimité. Plusieurs enjeux liés à l’apprentissage de l’histoire et à l’identité des élèves en découlent.
Place de la mémoire dans l’apprentissage de l’histoire
La professeure Stéphanie Demers (2017) mentionne que le nouveau programme serait un lieu de mémoire où les objets ne sont pas problématisés et où ils représentent seulement la mémoire collective dominante et l’identité nationale qui s’y rattachent.
Or, la mémoire collective se retrouve en interaction avec l’apprentissage de l’histoire à différents niveaux. La mémoire est à la fois un registre de pensée propre à l’élève lors de l’apprentissage et une composante (un objet) de l’histoire nationale scolaire (Lautier, 2001 ; Laville, 2002). La mémoire individuelle de l’élève, qui est influencée par ses expériences et ses interactions sociales (Sabourin, 1997) entre en contact avec ce qui est enseigné en classe.
Comme l’histoire nationale a pour objectif de tisser le lien social et de poser des bases communes entre les individus, la mémoire collective se retrouve directement en interaction avec cette discipline scolaire (Feyfant, 2016 ; Laville, op. cit. ; Prost, 1992). Les choix effectués lors de l’élaboration des programmes, des manuels ou lors de l’enseignement de la discipline en classe font intervenir les mémoires collectives des groupes présents dans la société, que ce soit par leur présence ou leur absence.
La mémoire est un outil essentiel afin que l’élève donne sens au passé présenté par le récit scolaire et rattache ce qu’il apprend avec ce qui est déjà là (Lautier, op. cit.). La place de l’affectif et de l’identification est importante dans la manière dont les jeunes apprennent et comprennent l’histoire (Moisan, 2015, 2017). Le fait de ne pas se retrouver, ou de se trouver de manière minimale dans le récit qui est enseigné en classe pourrait donc avoir des impacts sur l’apprentissage de l’élève, que ce soit des femmes, des Autochtones, des Anglophones ou des Noires.
Depuis les années 1990, de nombreuses recherches dans le champ de l’enseignement de l’histoire ont étudié la pertinence historique que les élèves font du récit scolaire en fonction de leur identité, leur mémoire ou leur propre récit historique (Barton, 2005 ; Barton et Levistik, 1998 ; Barton et McCully, 2004 ; Epstein, 2009 ; Levy, 2017 ; Peck, 2010 ; Seixas, 1993, 1994, 1997). Dans une recherche menée aux États-Unis, Levy (2017) part de la prémisse que les élèves impliqués émotionnellement lors des cours d’histoire, par le fait de se retrouver dans le récit national, par exemple, ont plus de chance de s’engager dans une démarche de pensée historienne.
Dans une approche socioculturelle, l’étude utilise la mémoire collective, l’héritage et l’émotion comme cadre de référence afin de comprendre le sens que déduisent, par exemple, les élèves chinois, juifs et hmong des évènements historiques avec lesquels ils ont un lien, soit par la famille ou la communauté d’appartenance. Les résultats montrent que les élèves tirent avantage de pouvoir effectuer des connexions avec leur propre héritage ; par le caractère émotif de l’identification, cela leur permet de s’engager dans une histoire plus complexe et de développer de l’empathie historique.
Les élèves donnent beaucoup de valeur au fait que leur histoire soit intégrée à l’histoire officielle ; cela témoigne qu’ils ont une place dans la société (Ibid.). En plus de sortir du récit simpliste, les autres élèves de la classe sont également en mesure de mieux comprendre la réalité historique de ces groupes minoritaires. Le traitement de ces expériences historiques variables permet à la fois l’identification et la distanciation, essentielles à la pensée historique (Moisan, 2017).
Moisan (2015, 2016) propose de prendre en considération la complexité de l’histoire et l’implication historique des différents groupes qui composent la société afin de sortir du récit monolithique et de tendre vers une démarche de pensée historienne. Selon Zanazanian (2016), créer du nouveau matériel pédagogique intégrant mieux les expériences collectives pourrait faciliter le travail des enseignantes et permettrait aux élèves de construire un récit de l’histoire nationale ayant du sens pour chaque groupe, où chaque groupe aurait une place en tant qu’agent de l’histoire. Aborder divers récits historiques permettrait aux élèves de complexifier leur compréhension de l’histoire du Québec, peu importe leur groupe d’appartenance.
Que faire alors, comme professionnelle de l’éducation, pour pallier les incohérences entre ce que le programme propose et ce que révèlent les recherches scientifiques sur l’apprentissage de l’histoire ? Comment arriver à complexifier le récit du programme en intégrant une pluralité d’expériences historiques ? Comment faire en sorte que tous les élèves se reconnaissent dans le récit ? C’est avec ces questions en tête que nous avons créé du matériel pédagogique intégrant de multiples expériences historiques dans le récit proposé par le nouveau programme Histoire du Québec et du Canada.
Proposition didactique : l’histoire des Cantons-de-l’Est pour intégrer la communauté anglophone au récit
À l’hiver 2016, en tant qu’enseignante en univers social et étudiante à la maîtrise en didactique de l’histoire, j’ai été invitée à travailler sur un projet visant à construire du matériel pédagogique se consacrant à l’histoire des Cantons-de-l’Est. En partenariat avec l’archiviste du CRCE3 ainsi que la didacticienne Sabrina Moisan, nous avions pour objectif de créer du matériel qui serait complémentaire au nouveau programme de formation.
Pour plusieurs raisons, l’histoire régionale des Cantons-de-l’Est s’avérait un terreau fertile pour inclure dans la perspective historique différents groupes ayant contribué à l’évolution de la société québécoise.
Plusieurs historiens ont étudié l’histoire et l’identité de cette région historique (Kesterman, 1998, 2000, 2013 ; Kesterman, Southam et St-Pierre, 1998 ; Little, 1989a, 1989b, 2004 ; Rudin, 1985 ; Southam, 2013). D’après l’historien Kesterman (1998), les Cantons-de-l’Est ont une identité culturelle régionale qu’on ne retrouve pas dans les autres régions du Québec. Influencée par la proximité avec les États-Unis et la diversité ethnique, linguistique et culturelle de la population, cette identité est unique.
Pour Little (2004), les Cantons-de-l’Est sont même le berceau de l’identité canadienne-anglaise. Nous avons donc eu pour mandat d’écrire une Brève histoire des Cantons-de-l’Est et de produire des situations d’apprentissage ayant pour but d’inclure la communauté anglophone au récit enseigné. Grâce aux activités d’apprentissage créées, la Brève histoire permet de vulgariser l’histoire régionale tout en l’insérant dans la trame narrative du programme.
Brève histoire des Cantons-de-l’Est
À la fois chronologique et thématique, la Brève histoire comprend une vingtaine de textes (environ 500 mots chacun) en lien avec le développement de la région au 19e siècle. On y retrouve à la fois des textes sur différents groupes sociaux (les Abénaquis, les loyalistes, les Irlandais, les Écossais, les francophones, les femmes), sur des acteurs régionaux (Silas Horton Dickerson, Minnie H. Bowen, Alexander Galt), ainsi que sur différents thèmes : le développement industriel, le développement agricole, la presse régionale.
L’utilisation de la Brève histoire permet au personnel enseignant de lier l’histoire de la région à la trame nationale enseignée en classe. Ces textes répondent à différentes finalités. Par exemple, ils peuvent servir à créer du nouveau matériel, ils peuvent agrémenter des cours magistraux, ils peuvent également être utilisés en complémentarité avec les activités d’apprentissage créées dans le cadre de ce projet. Bref, il s’agit d’une ressource pouvant servir à la classe d’histoire, mais également au grand public. Ce document est actuellement en processus d’édition et sera disponible en français et en anglais.4
Utiliser les archives pour développer la pensée historique et une compréhension plus complexe de l’histoire du Québec
Spécialement pour les enseignants et les enseignantes ainsi que les classes d’histoire, trois situations d’apprentissage (SA) ont été créées pour le primaire et le secondaire, et ce, à partir des fonds d’archives du CRCE. En plus de s’insérer dans le programme de formation, ces activités permettent de travailler la pensée historique des élèves par l’analyse de sources primaires. Pour chaque situation d’apprentissage, trois documents sont disponibles : un dossier documentaire contenant des sources primaires et secondaires, un cahier de l’élève ainsi qu’un cahier de l’enseignante.
Dans le cahier de l’élève, on retrouve les questions et les consignes permettant d’analyser les documents. Dans le cahier de l’enseignante, on retrouve les intentions didactiques, les liens avec le programme ainsi que l’accompagnement nécessaire pour guider les élèves lors des activités d’analyse des sources primaires (archives). En ce qui concerne ce présent article, nous nous concentrons sur les SA produites pour le secondaire.
La première SA s’insère dans deux réalités sociales, soit Les revendications et les luttes nationales 1791-1840 ainsi que La formation du régime fédéral canadien 1840-1896. Dans la région des Cantons-de-l’Est, le début des années 1800 est marqué par des années de défrichement et d’agriculture de subsistance. À partir d’archives de journaux d’agriculteurs, les apprenantes sont amenées à se questionner sur la vie des agriculteurs et des habitants vivant au début du 19e siècle.
Après avoir analysé la réalité agricole de ces personnages de l’histoire, à partir du journal d’un fermier de Lacolle et de celui d’un habitant de Farnham, les élèves doivent écrire leur propre journal relatant une journée dans la vie d’un agriculteur des Cantons-de-l’Est. Les différents documents fournis permettront aux élèves de recourir aux faits (preuves découlant de sources) ainsi que d’adopter une perspective historique.
Pour ce qui est de la deuxième SA, elle s’intitule Le développement des Cantons-de-l’Est par les loyalistes : mythe ou réalité ? Cette SA s’inspire d’un élément de la mémoire collective régionale (les loyalistes) afin d’en faire un objet d’histoire. Elle s’insère également dans deux réalités sociales du programme de formation, soit Conquête et changement d’Empire ainsi que Les revendications et les luttes nationales. Cette SA vise à étudier l’influence qu’ont eue les loyalistes lors du développement de la région.
En effet, les Cantons-de-l’Est ont la réputation d’avoir été développés par ce groupe, mais qu’en est-il vraiment ? L’analyse des documents permet aux élèves de répondre à ces questions avec nuance. Par exemple, ils prennent conscience qu’un nombre restreint d’individus étaient réellement des loyalistes. En effet, beaucoup d’Américains se faisaient passer pour des loyalistes afin d’obtenir une terre de la Couronne gratuitement. De plus, cette activité permet de vraiment comprendre ce que signifie être loyaliste.
Dans le programme, on les voit apparaitre dans un rôle prédéfini ; ils arrivent dans la province et contrebalancent l’équilibre démographique, puis demandent plus de pouvoirs pour eux. Toutefois, on ne connait rien de leur vie, de leur expérience historique. Comment ont-ils vécu ? Qu’est-ce que la migration a signifié pour eux ? L’analyse des documents permet d’explorer la vie pionnière des loyalistes, dont celle de John Savage.
Par exemple, dans le dossier documentaire, on retrouve une lettre du gouverneur Frederick Haldimand mentionnant que le loyaliste John Savage peut passer sans entrave la frontière et amener sa famille à la Loyal bloc house, un refuge militaire situé à Saint-Jean. On y retrouve également une pétition de Savage ainsi que les signatures de ses associés afin d’obtenir un canton. Au fil des activités, les élèves sont invités à développer leur empathie historique en étudiant le contexte dans lequel les pionniers sont venus s’établir dans la région. Cette SA vise à complexifier la compréhension de cette période de l’histoire.
Finalement, pour ce qui est de la troisième SA, elle permet d’aborder le point de vue particulier d’une femme anglophone et s’inscrit dans la réalité sociale Formation du régime fédéral canadien. En se concentrant sur Minnie H. Bowen, une femme éminente de la communauté anglophone sherbrookoise, il est possible d’aborder à la fois la place des femmes dans la société, mais également d’interroger la représentation du Canada qu’avait la population des Cantons-de-l’Est à l’époque de la création de la fédération canadienne.
Cette femme protestante était issue d’un milieu aisé. Elle avait accès à une tribune dans les journaux de Sherbrooke, ce qui était rare pour une femme à l’époque.
De fait, elle a publié des textes littéraires et de nombreux poèmes engagés dans lesquels elle parle du Canada et de son lien avec la Grande-Bretagne. Elle va même écrire au sujet du drapeau canadien et proposer au premier ministre canadien sa propre représentation du drapeau.
Donc, en analysant les poèmes engagés de cette femme ainsi que sa proposition de drapeau, les élèves sont amenés à réfléchir à la manière dont Minnie H. Bowen se représentait le Canada. Cette SA permet d’aborder le point de vue d’une femme, mais également d’introduire plusieurs concepts tels que l’impérialisme et le nationalisme.
Conclusion
Dès le début de ce projet, nous avions pour objectif de fournir du matériel complémentaire au programme Histoire du Québec et du Canada. Considérant les différentes critiques dirigées contre le nouveau programme, nous voulions créer du matériel valorisant l’histoire régionale et permettant de mieux inclure la communauté anglophone au récit présenté par ce programme. Tout au long du processus de création, plusieurs contraintes se sont présentées.
D’abord, créer du matériel demande beaucoup de temps et de recherche. Effectuer de la fouille en archives, trier les documents, évaluer leur pertinence sont des tâches laborieuses. Nous sommes conscientes que les enseignantes, bien que sensibles aux enjeux soulevés par le programme, n’ont pas toujours les ressources nécessaires pour créer du matériel permettant de complexifier le récit. Ensuite, nous devions utiliser les archives mises à notre disposition par le CRCE.
De ce fait, bien que nous voulions sortir de la trame politique et masculine de l’histoire nationale, en effectuant les recherches, nous nous sommes vite aperçues que les archives disponibles limitaient nos possibilités. Nous avons donc eu à effectuer des choix ; nous avons rapidement constaté qu’il était difficile d’inclure tous les groupes et toutes les particularités régionales à notre matériel.
Pour conclure, nous croyons possible, pour les enseignantes, de complexifier le récit proposé par le programme en utilisant des ressources complémentaires provenant des milieux. Les musées, les centres d’interprétation ainsi que les centres d’archives effectuent des partenariats avec le milieu scolaire afin d’offrir du matériel aux enseignantes. Utiliser ces ressources s’avère pour nous un moyen pertinent d’offrir à nos élèves différentes interprétations de l’histoire du Québec et du Canada.
Thèmes associés à cet article
Publicité
Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).