La francisation des immigrants suffit-elle pour assurer la pérennité du français au Québec ?
La revue internationale Language Problems & Language Planning a publié en 2019 un numéro spécial intitulé « 40 Years of Bil 101 in Québec ». Outre la présentation par l’éditeur, M. François Vaillancourt, économiste, cinq articles substantiels ont traité de divers aspects.
Il s’agit de la dynamique linguistique (Charles Castonguay, mathématicien), de la sphère publique, dont la langue de travail (Marc Termote, démographe), de la situation économique des groupes linguistiques (Gilles Grenier, économiste), des effets sur les minorités anglophones (Richard Y. Bourhis, psychologue) et, pour ma part, de l’intégration des immigrants par l’apprentissage du français, notamment par la scolarisation des enfants.
Dans une première partie, nous ferons un bilan de la scolarisation des enfants immigrants. Considéré comme le joyau de la loi 101, le Chapitre VIII de cette loi a eu des effets positifs très rapidement.
Cependant, le maintien du choix de la langue d’enseignement au collégial fait l’objet d’une controverse depuis plusieurs décennies. Outre les enfants, la question de la francisation des immigrants adultes se pose d’emblée, d’autant qu’elle n’apparait pas dans la loi.
Dans la deuxième partie, nous aborderons cinq aspects qui ont l’heur de situer la question linguistique dans son contexte démographique et de tenir compte du comportement des francophones relativement à l’anglais.
Ainsi, il sera question de l’adoption du français par les personnes de langues tierces et de la faiblesse généralisée de notre fécondité, deux facteurs intervenant dans toutes les projections démographiques s’intéressant à la langue. Enfin, nous nous pencherons sur l’apprentissage et l’usage de l’anglais par la majorité francophone.
PREMIÈRE PARTIE
La question scolaire
Avant la Charte de la langue française (loi 101)
Les compilations statistiques du ministère de l’Éducation ont montré les effets négatifs de la liberté de choix de la langue d’enseignement pour la majorité francophone du Québec (Amyot, 1980). Ainsi, les immigrants optaient très majoritairement pour le réseau scolaire anglophone pour faire instruire leurs enfants.
Entre 1969-1970 et 1973-1974, de 81,4 % à 85,1 % des écoliers de langues maternelles tierces1 faisaient leurs études primaires et secondaires en anglais (C. St-Germain, 1980, p. 22), sans compter que des parents francophones plaçaient leurs enfants dans des écoles anglaises (près de 27 000 en 1972-1973 ; Amyot, 1980, p. 122).
Le Québec ne se souciait guère des conséquences du libre choix de la langue d’enseignement, car sa surfécondité compensait jusqu’aux années 1960. C’était l’époque de la « revanche des berceaux », rapidement révolue au temps de la Révolution tranquille. Obliger les immigrants à inscrire leurs enfants dans les écoles françaises tout en protégeant les droits scolaires de la minorité anglophone ne s’est pas fait spontanément.
Une décision de la Commission scolaire de Saint-Léonard (Montréal) en 1967 a amené le gouvernement du Québec (Union nationale) à faire voter la Loi pour promouvoir la langue française au Québec (loi 63 de 1969). Cette loi consacrait le droit des parents à choisir la langue d’instruction au primaire et au secondaire de leurs enfants.
Mais face à la pression populaire, le gouvernement suivant (Parti libéral) a fait voter en 1974 la Loi sur la langue officielle (loi 22). Première loi linguistique à portée générale (scolarisation, travail, affichage, étiquetage, etc.), elle a imposé des tests d’anglais aux enfants pour filtrer l’admissibilité à l’école anglaise. Impopulaires et mal appliqués2, ces tests ont amené fort peu d’enfants immigrants dans le réseau scolaire francophone.
Le Parti québécois se faisait élire pour la première fois en 1976 avec l’intention ferme de résoudre cette question. Ainsi, depuis aout 1977, la Charte de la langue française restreint l’inscription aux écoles de langue anglaise aux seuls enfants dont le père ou la mère a fait des études primaires en anglais au Québec (au Canada depuis 1984).
En somme, le droit à une instruction en anglais se limitait à ceux à qui on a reconnu un droit acquis ; ce droit était objectivement3 transmissible aux générations suivantes.
Effets immédiats de la loi 101
La Charte de la langue française a donné des résultats positifs très rapidement. Dès l’année scolaire 1981-1982, 43 % des écoliers de langues tierces recevaient leur instruction en français au Québec, comparativement à 20 % cinq ans plus tôt ; à Montréal, le bond a été de 13 % à 40 %. Au milieu des années 1980, on approchait déjà les deux tiers, tant à Montréal que dans tout le Québec.
À partir des années 1990, plus de trois écoliers allophones sur quatre sont inscrits dans des écoles de langue française (Paillé 1997, p. 632). Enfin, en 1996-1997, près de quatre écoliers de langues tierces sur cinq faisaient leurs études primaires et secondaires en français.
Ce grand succès de la Charte de la langue française se manifeste encore. La répartition des écoliers allophones entre les écoles françaises et anglaises a régulièrement augmenté.
En 2004-2005, 80 % des écoliers de langues tierces étaient inscrits dans une école française ; en 2018-2019, ils étaient 90 % (MEES, 2020). Conclure que « [p]resque tous les commentateurs s’entendent pour dire que [la] réorientation des enfants allophones à l’école française est un des grands succès de la loi 101 » allait de soi (Levine, 1997, p. 230).
Le collégial
Devrait-on prolonger la Charte de la langue française en matière de langue d’enseignement pour inclure les études collégiales ? En 1990, 1 700 diplômés du secondaire français se sont inscrits dans un collège anglophone, contre seulement 210 qui ont fait l’inverse (perte nette pour le secteur français de 3,7 %). Vingt ans plus tard, on en comptait plus de 3 800 contre 340 (perte nette de 7 %).
Charles Gill (2010) a fait remarquer que les études collégiales « diffuse[nt] un ciment culturel, un dénominateur commun » dans le programme de littérature où l’étudiant apprend à « analyser des textes littéraires », à « expliquer les représentations du monde » et à « apprécier des textes de la littérature québécoise ».
Nous ajoutons à cela que « la grande majorité des jeunes ne feront de la littérature qu’au cégep » ; cela vaut autant « pour les francophones nés ici [que] pour les enfants de la loi 101 scolarisés en français » (Paillé, 2013a).
L’immigration et le fait français
Puisque l’immigration internationale amène de nombreux immigrants adultes n’ayant aucune connaissance du français, le Québec s’est doté d’une politique de sélection favorisant les immigrants qui le connaissent déjà et de diverses mesures de francisation pour les autres.
Sélectionner des immigrants qui connaissent le français
Le Canada est un pays qui choisit ses immigrants selon certains critères. Bien que l’immigration internationale soit une responsabilité partagée entre le gouvernement fédéral et ceux des provinces depuis 1867, la plupart de celles-ci laissent le champ libre au gouvernement fédéral. Ce fut le cas du Québec jusqu’à ce que l’accord Cloutier-Lang de 1971 y mette fin.
Le Québec de la période 1867-1929 « était plus préoccupé de retenir sa population que d’attirer des nouveaux venus ». Outre les souhaits du curé Labelle, d’Henri Bourassa et d’Armand Lavergne d’attirer des « immigrants belges et français », il a tenté, sans succès, « de rapatrier des Franco-Américains » (Linteau et coll., 1979, p. 48-49).
Depuis quelques décennies, le Québec sélectionne la majeure partie de ses immigrants4. Quiconque est déjà venu travailler ou étudier au Québec a plus de chances d’être sélectionné ; de même pour ceux qui ont de la parenté (gouvernement du Québec, 1990). Quant aux connaissances linguistiques, jusqu’à 16 points sont accordés pour une excellente connaissance du français, et 6 points pour ceux qui maitrisent très bien l’anglais, sur un total de 1095.
Moins de 33 % des immigrants de la période 1986-1990 satisfaisaient ce critère. Dix ans plus tard (1996-2000), ce pourcentage atteignait près de 41 % des immigrants admis. Dans les années 2001-2005, au moins un immigrant sur deux pouvait soutenir une conversation en français. Mais depuis 2006, environ trois immigrants sur cinq connaissent le français en arrivant au Québec6.
Comme on ne saurait recruter que des immigrants ayant une connaissance du français7, un programme de francisation des immigrants adultes est nécessaire. Au cours des années 1986-2015, le Québec a admis plus de 600 000 immigrants internationaux qui devaient apprendre le français, pour une moyenne annuelle de 20 000 personnes, dont les trois quarts étaient des adultes.
Francisation des immigrants adultes
Absente de la Charte de la langue française, la francisation des immigrants adultes marque le pas. Malgré son importance, elle ne relève pas d’un ministère voué à l’enseignement, mais plutôt du ministre responsable de l’immigration internationale.
Pourtant, le gouvernement (1990) s’était engagé par « contrat moral » à assurer aux immigrants un apprentissage du français « dès leur arrivée ». Or, l’attente est si longue que les immigrants constatent que l’anglais peut très bien faire l’affaire, notamment pour dénicher un emploi.
Même avec des objectifs réduits à 40 000 immigrants depuis 2019, il faudrait former au moins 11 nouvelles classes de français par semaine8. Or, on ne forme de nouvelles classes que quatre fois par année plutôt que de manière continue « sur une base hebdomadaire ou bimensuelle » (Paillé, 2012a). Enfin, on déplore de nombreux abandons en cours de session.
Dans Québec cherche Québécois pour relation à long terme, Tania Longpré (2013) formule plusieurs recommandations, dont celles-ci (Paillé, 2013b) :
- « que chaque immigrant passe par un processus obligatoire de francisation » (p. 92) ;
- « que […] tous ceux qui viennent s’établir au Québec devraient pouvoir recevoir une aide financière pour se franciser » (p. 29) ;
- « que […] la mission des enseignants en francisation [soit élargie] pour y intégrer un volet culturel » (p. 151) ;
- « sans gêne aucune, que les gens qui viennent ici […] fassent de notre culture la leur ; [pour ce faire, il faut] la promouvoir et la diffuser positivement » (p. 49).
C’est pourquoi le Québec cumule un retard qui grossit : en 2001, « 173 300 immigrés recensés au Québec n’étaient toujours pas en mesure de parler le français » ; en 2006, « 191 200 immigrés se disaient incapables de soutenir une conversation en français » (Paillé, 2008a).
Le recensement de 2016 dénombrait 212 800 immigrés ne connaissant pas le français (19,5 % de la population immigrée, soit près de trois fois plus qu’en Ontario, où 7,2 % des immigrés ne connaissaient pas l’anglais [Statistique Canada, 2016]).
DEUXIÈME PARTIE
Le choix du français comme langue du foyer
La politique linguistique, notamment la scolarisation en français des enfants, a permis au Québec d’attirer une plus forte proportion d’allophones vers le français en tant que langue utilisée au foyer (à l’image de l’anglais en Ontario)9.
En effet, le recensement de 1996 indiquait, parmi les allophones, une adoption du français dans une proportion de 43 %, contre 57 % pour l’anglais10. Bien que l’anglais dominât encore, il s’agissait d’une forte progression du français, laquelle allait se poursuivre.
Le dernier recensement (Statistique Canada, 2016) le confirme. L’avantage du français allait se révéler plus important que celui de l’anglais : 276 000 personnes de langue maternelle tierce ont fait une substitution vers le français, contre 206 000 vers l’anglais, pour un rapport de 57 % contre 43 %. Ainsi, le français bénéficie de la majorité des substitutions, mais laisse encore à l’anglais beaucoup plus que sa quotepart (11 %).
Une fécondité insuffisante
Le choix du français comme langue du foyer par les allophones s’observe aussi dans les données portant sur les naissances. Maheu (1978) a observé que 19,7 % des parturientes de langues maternelles tierces ont déclaré s’exprimer en anglais au foyer, contre seulement 9,1 % dont le choix s’est porté sur le français (juin 1975 à décembre 1977). Ainsi, l’anglais représentait alors un attrait deux fois plus grand que le français.
Notre mise à jour révélait une forte progression du français en un quart de siècle : « En 2001, parmi les femmes de [langues maternelles tierces] qui ont eu un enfant, le partage des choix s’est fait à 44,2 % vers le français contre 48,8 % en faveur de l’anglais. » Or, cinq ans plus tard, l’avantage passait au français : « en 2006, les proportions équivalentes chez les parturientes allophones de l’année [étaient de] 49,5 % pour le français contre 42,5 % pour l’anglais » (Paillé, 2008b).
Cependant, l’apport des parturientes de langues maternelles tierces francisées ne suffit pas à assurer un niveau de fécondité garantissant le remplacement des générations de la majorité francophone. Car en 2006, bien que « la contribution des mères allophones francisées ajoutait près de 2 800 bébés […], il en manquait toujours un peu plus de 3 000 […] pour assurer à la majorité francophone sa quotepart de nouveau-nés » (Paillé, 2008b).
Les projections démolinguistiques
En 2017, Houle et Corbeil ont publié de nouvelles projections. Partant du recensement de 2011 avec 6,25 millions de francophones (82 % de la population), ils affirment que « la population de langue d’usage française au foyer pourrait voir son poids diminuer » (p. 58).
Leur « scénario de référence » conduit à 7,2 millions de francophones, pour un recul de plus de sept points en 25 ans (74,4 % en 2036). Les deux autres scénarios donnent une population francophone comprise entre 7,0 et 7,3 millions de personnes, pour des proportions de 73,6 % et 75,7 % respectivement.
Ainsi, la population anglophone du Québec « verrait son poids légèrement augmenter, passant de 11 % en 2011 à 13 % en 2036 » (p. 58-59). Quant à la population de langues tierces, elle devrait augmenter plus rapidement : « de 7,6 % en 2011 à plus de 11,5 % en 2036, et jusqu’à 14 % dans le scénario avec forte immigration » (p. 58-59).
Sur la base des projections de l’ISQ de 2014, nous pouvions affirmer que jamais le Québec ne compterait une population francophone d’au moins 8 millions de personnes. Il se pourrait même qu’il n’atteigne jamais 7 millions de francophones (Paillé, 2013a).
La connaissance de l’anglais
On a prétendu à tort que l’intention inavouée du gouvernement québécois était de faire du français la seule langue des Québécois. On aurait cherché à construire un Québec unilingue français, surtout pour les francophones !
Dans le débat ayant conduit à l’adoption de la Charte de la langue française, une importante distinction a pourtant été faite entre « bilinguisme institutionnel » et « bilinguisme individuel ». Si l’État du Québec proclamait officiellement le français comme langue officielle, cela ne devait pas empêcher les individus à maitriser plusieurs langues.
Les recensements le prouvent. En 1996, l’unilinguisme français s’établissait à 59 %, pour un recul de cinq points en 25 ans dans l’ensemble de la population, et de huit points chez les francophones (66 %). En 2016, la proportion d’unilingues français dans la population québécoise s’était réduite à 50 % (59 % chez les francophones).
Le comportement des francophones bilingues
Mais insister sur le bilinguisme individuel a eu des effets pervers. Christian Dufour en a témoigné en s’interrogeant sur les « conséquences politiques de nature collective [d’une] généralisation du bilinguisme sur le plan individuel » (2008, p. 72).
Selon Dufour, il en va de « la volonté des francophones de continuer à imposer collectivement et individuellement leur langue » (2008, p. 17). Camille Laurin n’espérait pas moins, lui qui voulait « une loi qui répare, qui redresse et qui redonne confiance, fierté et estime de soi » (Picard 2003, p. 247).
Volonté, oui, mais honneur aussi. « [L]ongtemps habitué à trouver naturel que l’immigrant adopte […] la langue dominante du continent […] le francophone du Québec n’a pas encore pleinement acquis […] son nouvel honneur linguistique » (Paillé, 2007).
D’ailleurs, Dufour en appelle aux Québécois en ces termes : « autant on ne saurait se passer d’une vigoureuse action collective, autant les Québécois individuellement, de même que les entreprises qu’ils contrôlent, ont des devoirs à assumer en matière linguistique » (2008, p. 104).
CONCLUSION
Malgré son parcours parfois chaotique, la Charte de la langue française a été le fer de lance du renforcement du statut du français au Québec. Plus de 40 ans après son adoption, les Québécois y sont encore très attachés.
Il ne fait aucun doute qu’en ce qui concerne la langue d’enseignement, elle a été couronnée d’un succès éclatant. Bien qu’imparfaite et incomplète — elle ne couvre toujours pas l’enseignement collégial — elle a orienté des milliers d’enfants vers les écoles françaises.
Cependant, on ne peut en dire autant de la sélection et de la francisation des immigrants adultes. Absents de la Charte, ces deux aspects laissent toujours à désirer. Le programme de francisation des adultes n’atteignant pas ses objectifs, il s’ensuit que le nombre d’immigrés ne connaissant pas le français augmente d’un recensement au suivant.
Hélas, les projections démolinguistiques montrent toujours une tendance à la baisse du pourcentage de francophones au Québec. Y voir un paradoxe supposerait que le Québec pouvait faire l’économie d’une politique de population grâce à sa politique linguistique. IMPOSSIBLE.
Car aucune politique linguistique — parfaite, complète et rigoureusement appliquée — ne saurait remplacer une politique ne recherchant pourtant que le remplacement des générations (Paillé, 2012b), niveau que la population souhaiterait atteindre si on lui en donnait les moyens11, soit 210 enfants pour 100 couples qui nous font cruellement défaut depuis un demi-siècle.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).