Comment enseigner la crise d’Oka/Kanesatake de 1990
Au début du « conflit armé », en juillet 1990, un sondage de La Presse indique que la population de la région de Montréal tend à appuyer les Mohawks qui s’opposent à la construction d’un ensemble résidentiel et à l’agrandissement d’un terrain de golf. À la fin de la crise, qui a duré 78 jours, la situation est tout à fait inversée.
L’impasse dans les longues négociations et surtout le blocage pendant 50 jours du pont Honoré Mercier par des guerriers armés contribue à ce renversement de l’opinion publique.
Cependant, une information parue en première page de La Presse au milieu de la crise joua un rôle important dans la ‘guerre’ idéologique qui opposait les acteurs politiques en conflit. L’un des opposants armés, dont le surnom est « Lasagne », serait un « Italien de Brooklyn », selon le quotidien, plutôt qu’un autochtone de Kanesatake défendant son territoire.
L’idée selon laquelle ces gens armés et masqués proviennent d’ailleurs et ne sont pas Canadiens ou Québécois sert à occulter les enjeux de la crise et à rendre « étrangers » ces citoyens qui ont jugé bon, à tort ou à raison, de prendre les armes contre l’État.
Le premier ministre du Canada lui-même fait appel à cet argument pour saper la légitimité de la cause des « belligérants » qui contrôlent avec des armes une partie du territoire canadien.
Le défi pour les enseignants consiste à expliquer à la fois le caractère unique, sinon inusité de la prise d’armes dans un conflit politique contemporain au Québec, tout en ne rendant pas les Mohawks « étrangers », comme s’ils vivaient hors de notre société.
Des analystes de nos manuels scolaires ont relevé que la représentation des Autochtones dans les manuels a tendance à les situer hors de la trajectoire historique du Québec, ou encore à les imprégner de spiritualité, tout en les associant de façon exagérée à la nature.3
Établissons donc ici les « faits » à retenir sur la crise d’Oka, les « enjeux » à identifier et une « certaine morale de l’histoire » à transmettre à nos jeunes.
Les faits
En 2008, 18 ans après la crise d’Oka, le gouvernement fédéral a reconnu qu’il n’a pas respecté un jugement du Conseil privé de Londres de 1912 sur le droit des Mohawks de Kanesatake. Il reconnait qu’il aurait dû empêcher, entre autres, vers 1930 et 1960, la vente par les Sulpiciens de terres de la commune de l’ancienne seigneurie du lac des Deux-Montagnes.4
Des négociations ont toujours cours à ce sujet. Bien que difficile à déterminer avec exactitude, les terres de la commune avaient une superficie de 6 milles carrés au sein des 240 milles carrés de l’ancienne seigneurie. Les Mohawks étaient responsables de la gestion des communes et des points d’entrée. (Girard 1991 : 95).5
C’est sur les terres communales que devaient se construire cinquante habitations — le véritable enjeu de la crise — et l’agrandissement du golf, voulu par la municipalité. Un petit cimetière se voyait entouré par le projet de développement ; les Mohawks affirment que des sépultures traditionnelles se trouvent exactement là où l’on projette l’agrandissement du terrain de golf et la construction de résidences.
Il est simple d’expliquer qu’habituellement, une « réserve indienne » n’est pas constituée strictement de terres sur lesquelles habitent des Autochtones. Kanesatake n’a jamais été une réserve, ce qui a facilité la vente des terres par les Sulpiciens.
Dans les années 1940, le gouvernement fédéral avait acheté des Sulpiciens les terres sur lesquelles habitent toujours des « Indiens inscrits » habitant sur des « terres privées » d’une communauté religieuse.
Dans les années 1980, reconnaissant une ‘injustice historique’, le fédéral projette d’agrandir l’assise territoriale qui prend alors les allures d’un damier, sans unité territoriale (voir la carte, sur la rive nord de la rivière des Outaouais ; ce sont les zones foncées hors et dans la municipalité d’Oka).
Précisément, en juillet 1990, le projet de construction de résidences et d’agrandissement du terrain de golf s’oppose à celui du gouvernement fédéral qui, lui, vise à redonner ces mêmes terres aux Mohawks en les transformant non pas en « réserves », mais en « terres réservées à l’usage des Indiens », également de compétence fédérale.
En juillet 1990, des membres de la Société des Guerriers viennent appuyer le mouvement d’opposition qui a érigé une barricade dans un parc municipal d’Oka et qui vise à bloquer le passage aux éventuels véhicules destinés à la coupe d’arbres et à la construction de maisons.
Ce mouvement politique s’est développé dans les années 1970 à Kahnawake et prenait racine dans une certaine tradition mohawk, tout en étant influencé par l’American Indian Movement, dont des membres ont parfois eu recours aux armes dans des conflits aux États-Unis. Le matin du 11 juillet, la Sureté du Québec tente d’intervenir.
Pour nuire à cette intervention policière qui rencontre une impressionnante résistance à Kanesatake, des guerriers de Kahnawake, situés de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, occupent le pont Mercier. Débordée par ces évènements, la Sureté du Québec ordonne à son unité spéciale lourdement armée, trois heures après son arrivée à Oka, d’enlever les barricades, ce qui provoque un échange de coups de feu et déclenche la crise. Un policier est tué.
Il importe ici de bien cerner la succession des faits en cette matinée tragique du 11 juillet 1990 qui a marqué l’histoire du Québec et notre rapport avec les Premières Nations. L’avancée de la Sureté du Québec dans la pinède, afin de lever la barricade qui bloquait un chemin de terre situé dans le parc municipal d’Oka, se produit plus de trois heures après l’arrivée des policiers à Oka.
Le pont est bloqué très rapidement vers 6 heures du matin, peu de temps après l’arrivée des policiers à Oka, et bien avant l’ordre d’enlever la barricade un peu avant 9 heures. La prise du pont par d’autres guerriers à Kahnawake renforce la détermination des opposants de Kanesatake et déstabilise le plan d’intervention de la Sureté du Québec.
L’effet « surprise » à Oka souhaité par la SQ, qui avait décidé d’intervenir à 5 h 45 le matin, est complètement raté parce que l’usage de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes (stunts grenades) n’arrive pas à intimider et à faire fuir les manifestants. Doutant qu’il y ait des hommes armés et bien cachés, et n’arrivant pas à éloigner les femmes et leurs enfants qui s’opposent à la venue des policiers, la direction de la Sureté du Québec donne malgré tout l’ordre d’avancer à 8 h 50 du matin.
Les manifestants non armés sont situés entre les policiers et les membres armés de la Société des Guerriers. L’échange de coups de feu dure moins de quinze secondes, et une centaine de balles sont tirées de part et d’autre.
Le coroner chargé de l’enquête sur la mort du caporal Lemay a jeté le blâme sur la Sureté du Québec pour ne pas avoir respecté les règles de sécurité prévues dans une telle situation.
S’ouvre alors une crise qui va durer 78 jours. À Kahnawake, le Conseil mohawk — organisme élu selon la loi canadienne — appuie l’opposition armée, ce qui n’est pas le cas à Kanesatake. Au cours du mois d’aout, l’armée remplace la Sureté du Québec.
Après 50 jours, les forces armées canadiennes et les guerriers s’entendent sur la réouverture du pont Mercier à Kahnawake. À Kanesatake, après 78 jours, les derniers guerriers brulent leurs armes et sortent du Centre de désintoxication de Kanesatake, là où ils avaient été repoussés par les forces armées. Ils sont alors arrêtés et transportés dans un camp militaire.
Quelques années plus tard, un jury ne retient pas les accusations portées contre les Mohawks. Le projet de développement ne s’est pas réalisé ; celui relatif à la « réunification des terres » du gouvernement fédéral s’est accéléré après la crise, entre autres parce que des citoyens étaient désormais disposés à vendre leurs propriétés.
Cette crise provoqua la remontée de préjugés et de comportements racistes à l’égard des l’ensemble des Autochtones. Malgré la grande popularité dont bénéficiait le groupe de musique Kastin, des radios privées allèrent jusqu’à boycotter ces musiciens innus en cessant la diffusion de leurs chansons.
Les enjeux
La crise d’Oka, avant d’être un enjeu territorial entre nations, renvoie à un enjeu écologique. Le ministère de l’Environnement de l’époque critique ce projet parce qu’il contribue à l’érosion des terres.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Mohawks et Québécois ont planté, dans les années 1900, la fameuse pinède d’Oka, sur laquelle la Municipalité veut réaliser son projet. De plus, des citoyens s’opposent à ce qui est, pour eux, un développement qui contribue à l’étalement urbain.
Loin d’être classée avant tout dans la catégorie des « guerres indiennes », la crise d’Oka constitue une « revendication particulière » qui a mal tourné.
Dans les années 1970, devant une injustice qui se faisait de plus en plus criante, le gouvernement a mis en place un processus de revendication parce que des terres de réserves avaient été illégalement acquises par des municipalités ou autres propriétaires.
Rapidement, il y a eu des centaines de demandes de règlements. Presque chaque réserve avait son histoire de dépossession. Les Mohawks de Kanesatake n’avaient pu bénéficier de ce processus de règlementation de conflit parce qu’ils en avaient été exclus sous prétexte que leurs revendications concernaient une période trop ancienne.
Quelques jours avant le déclenchement de la crise, le ministre québécois des Affaires autochtones avait écrit une lettre au maire d’Oka, lui demandant d’abandonner son projet, en affirmant que : « [c]es enjeux vont au-delà de la stricte légalité de la situation telle qu’interprétée par nos tribunaux, qui se basent sur des lois mises en vigueur par notre société, lois qui ne répondent pas nécessairement aux revendications des Autochtones ».6
Pendant la crise, le gouvernement fédéral annonce qu’il change ses règles pour enfin accepter de discuter des revendications de Kanesatake. Par ailleurs, le conflit territorial d’Oka a des échos dans des centaines de communautés autochtones et les Forces armées ont alors compris qu’elles auraient un terrible défi à relever si elles avaient à se confronter à des centaines de crises d’Oka éparpillées sur tout le territoire canadien, en zone éloignée et à proximité d’infrastructures vitales pour l’économie canadienne.
La récente crise ferroviaire affectant grandement l’économie canadienne, en février 2020, causée par la construction d’un gazoduc sur les terres des Wet’suwet’en en Colombie-Britannique, illustre à merveille l’analyse des Forces armées en 1990.
Puisque la crise locale est devenue nationale, voire internationale, les enjeux se sont multipliés avec l’intervention de divers intervenants sociaux et politiques. La crise d’Oka se produit dans le contexte de l’échec de l’accord du lac Meech — accord réintégrant le Québec dans la Constitution canadienne, rapatrié en 1982 —, qui suscite la montée du mouvement souverainiste québécois.
D’autre part, l’exclusion des peuples autochtones de ces accords contribue surement à leur frustration, tout en favorisant leur mobilisation. Et pendant les 78 jours de la crise, certains nationalistes canadiens et québécois se sont servis de la crise d’Oka pour s’attaquer mutuellement. L’analyse de la couverture médiatique de cette crise le démontre aisément.
Finalement, des intervenants mohawks avaient intérêt à consolider leurs activités commerciales de vente de cigarette hors taxes à des non autochtones, activités jugées illégales par les cours de justice canadiennes, mais non par les autorités policières et politiques de ces communautés.
Plutôt que cinquante résidences luxueuses habitées par des non-autochtones, on retrouve de nos jours, et de plus en plus, des commerces de cigarettes et de marijuana.
À cette époque, la société mohawk est en crise au sujet de ces activités commerciales, associées parfois à des activités illégales, même aux yeux des Mohawks ; la société mohawk est en crise aussi au sujet de l’usage d’armes à feu pour empêcher des interventions de forces policières « étrangères » considérées par une bonne partie de la population mohawk comme illégitimes et ne respectant pas leur souveraineté.
La « morale de cette histoire »
Quel sens donner à cet épisode de notre histoire ? À mon avis, on doit commencer par relever que nos institutions et notre culture politique nous ont fait éviter le pire.
S’il y avait eu des dizaines ou des centaines de morts, la « réconciliation » — thème majeur de nos relations avec les Autochtones présentement — aurait été beaucoup plus ardue… Après le 11 juillet, et pendant la crise, des leaders spirituels et des médiateurs non armés autochtones ont œuvré à la discipline et à la retenue du côté des guerriers.
La Sureté du Québec a respecté alors son protocole d’intervention devant des gens armés, soit encercler et négocier, ce qu’elle n’avait pas fait le 11 juillet, selon l’enquête du coroner sur la mort du policier Marcel Lemay, qui a aussi conclu qu’elle n’aurait pas dû intervenir, cette journée-là.
Les Forces armées, quant à elles, n’ont pas attaqué par surprise ; elles ont plutôt eu tendance à annoncer à l’avance les mouvements de leurs troupes, tout en donnant la directive à leurs soldats de ne pas tirer en premier et de faire usage d’un minimum de force.
Cela ne les empêcha pas d’encercler les derniers résistants et de faire appel à tous les moyens, y compris psychologiques, afin qu’ils abandonnent leur position. Manifestement, elles ont aussi négocié (secrètement) la réouverture du pont Mercier.
Deuxièmement, évitons de nous retrouver avec des mémoires collectives divergentes qui rendent impossible le dialogue entre nations. Par exemple, dans une certaine version non autochtone, impossible de cerner ce dont il est question. Un golf, un cimetière, des terres sacrées… Mais surtout, des « warriors » menaçants, illégaux et déraisonnables.
L’usage du terme anglais donne un caractère étranger à ces guerriers mohawks de la région de Montréal. L’image du sauvage qui brule des missionnaires est remplacée par celle d’un Mohawk masqué, brandissant une arme sur une voiture renversée de la Sureté du Québec. Dans les deux cas, la « civilisation » ou l’ordre établi sont nettement menacés.
Tandis que dans le récit historique de certains Autochtones, une barricade « pacifique » arrête des pilleurs de tombes qui s’attaquent à un cimetière et à des terres sacrées, tous les moyens pacifiques et juridiques ont été épuisés et il ne reste plus que des armes pour se défendre contre ces colons blancs d’Amérique. Rien n’a changé et rien ne changera jamais.
Or, ce matin-là, des Mohawks décident de faire usage d’armes à feu si cela devient nécessaire, selon eux, afin de se protéger, par légitime défense. D’autres quittent la barricade, en désaccord avec cette position.
Afin de mieux participer à construire nos mémoires collectives respectives, les enseignants ne doivent pas faire abstraction du litige parmi les Mohawks quant à l’armement progressif de Mohawks à la barricade. Chez ceux-ci, divers points de vue se confrontent, tout comme dans la société québécoise.
Ainsi, il importe pour l’enseignant de rappeler le blâme qu’adresse le coroner à la SQ d’avoir pris la décision d’intervenir de cette façon à Oka.
Par ailleurs, pourquoi, du côté mohawk, affirme-t-on que les négociations ne sont pas honnêtes ? Pourquoi conclure que l’opposition pacifique, y compris la désobéissance civile, ne suffit plus ? L’injonction obtenue par la municipalité d’Oka donne l’ordre de rendre l’accès libre à la circulation dans « un parc municipal d’Oka », mais insiste aussi sur le fait que cette décision de la cour ne donne pas le « feu vert » au projet de la municipalité.
Avant le 11 juillet 1990, le Conseil de bande de Kanesatake a envisagé de demander une injonction contre le projet. Sans doute l’a-t-il fait trop tardivement.
L’admission en 2008 du gouvernement fédéral quant à son manquement à sa responsabilité fiduciaire laisse croire qu’une telle injonction aurait pu être émise.
Point n’est question ici de refaire l’histoire. Dans nos classes, cependant, enseignants, Mohawks et Québécois doivent être en mesure de susciter une discussion éclairée à ce sujet.
Voire de faire une comparaison avec la crise d’Octobre ; dans les deux cas, nous sommes en présence d’un mouvement qui remet en question la légitimité de l’État et qui tente de provoquer des changements sociaux.
Deux jours avant la crise, le maire d’Oka et les gens de la barricade refusent de rencontrer le ministre Ciaccia, qui a en main une proposition de la Commission des droits de la personne du Québec qui vise à désamorcer la crise. Pourquoi, de part et d’autre, ces refus ?
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).