La place des anglophones dans le récit culturel du Québec
L’histoire de toute nation est marquée par une série de tournants tels que la prise de la Bastille en France, le démantèlement de l’Union Soviétique, ou la récente révolution en Égypte.
Le Québec n’échappe pas à cette réalité puisque son histoire est parsemée d’évènements qui sont ancrés dans la mémoire collective de tous les Québécois.
La découverte du fleuve Saint-Laurent par Jacques Cartier, la conquête de la colonie par les Anglais et l’union du Haut et du Bas-Canada ne sont que quelques exemples d’évènements historiques qui ont défini et marqué le Québec.
En effet, l’histoire d’un peuple est au cœur de son identité culturelle (Liu & Hilton, 2005). D’une part, l’identité culturelle est composée de caractéristiques que les gens possèdent en tant qu’individus, mais qu’ils partagent également avec les membres de leur groupe culturel.
Ces caractéristiques partagées collectivement sont notamment la langue, les valeurs ainsi que les us et coutumes propres à ce groupe. Ainsi, l’identité culturelle permet de répondre à la question : « qui suis-je? »
D’autre part, l’identité culturelle correspond également à l’évaluation que font les individus de ces caractéristiques. Cette composante évaluative de l’identité culturelle correspond à « l’estime collective » et permet de répondre à la question « est-ce que mon groupe a de la valeur? » (Tajfel, 1978; Taylor, 2002)
Dans le jargon scientifique, l’estime collective est synonyme du sentiment de fierté provenant de l’appartenance à un groupe culturel. À titre d’exemple, si William est un Québécois anglophone et qu’il accorde une valeur positive à l’appartenance à ce groupe, on dira alors qu’il possède une forte « estime collective ».
Récemment, un nouveau champ de recherche a été développé en psychologie sociale pour étudier l’impact des tournants historiques sur l’estime collective (voir de la Sablonnière, Auger, Sadykova, & Taylor, 2010; de la Sablonnière, Taylor, Perozzo, & Sadykova, 2009; de la Sablonnière, Tougas, & Perenlei, 2010).
À titre d’exemple, une étude menée au Kirghizstan (de la Sablonnière et coll., 2009) a démontré l’importance de considérer à la fois les tournants passés et récents qui ont jalonné l’histoire d’un groupe (p. ex., la chute de l’Union soviétique).
Selon certains auteurs, les représentations de l’histoire sont essentielles à la construction de l’identité collective (Liu & Hilton, 2005) et jouent par conséquent un rôle important dans le développement de l’estime collective d’un groupe.
Bien que l’exploration de plusieurs tournants historiques soit récemment devenue un sujet de recherche incontournable, peu de chercheurs se sont intéressés à l’importance relative accordée à chacun de ces points afin de définir l’identité culturelle.
Par exemple, les résultats d’un sondage effectué par Léger Marketing et publiés dans Le Devoir (Castonguay, 2010) rapportent que le référendum de 1995 est le point historique le plus marquant pour l’identité culturelle des Québécois.
Cependant, puisque ce sondage portait uniquement sur les tournants de la deuxième moitié du 20e siècle, il demeure possible que d’autres tournants revêtent davantage d’importance que le référendum dans la définition de l’identité québécoise.
En effet, si l’histoire d’une nation comporte plusieurs tournants, il est essentiel de se poser la question fondamentale suivante : quels sont les tournants qui ont une influence positive sur l’estime collective des membres de chacun des groupes composant la société?
Intuitivement, il est logique de croire que les tournants positifs de l’histoire d’un groupe contribuent positivement à son estime collective.
Par exemple, il est possible que les anglophones du Québec aient développé une forte estime collective en réponse à la période historique de la Conquête résultant de la lutte entre les colonies française et anglaise.
Cependant, il est aussi possible de présumer l’inverse, soit que les tournants négatifs de l’histoire d’un groupe mènent à un niveau élevé d’estime collective. En effet, il est probable que les évènements historiques négatifs influencent positivement l’estime collective grâce à la cohésion sociale.
La cohésion sociale est définie comme étant l’étendue selon laquelle les membres d’un groupe sont unis (Castano, Yzerbyt, Paladino, & Sacchi, 2002).
Ainsi, la cohésion qui existe au sein d’un groupe serait le mécanisme qui explique comment les tournants négatifs de l’histoire sont liés au développement de l’estime collective.
Par exemple, les francophones pourraient percevoir que leur groupe a développé un fort sentiment de cohésion sociale durant la période de la Conquête, ce qui aurait généré chez eux une forte estime collective.
Le présent article propose donc que les tournants négatifs jouent un rôle plus important que les tournants positifs dans l’estime collective d’un groupe culturel, car ce sont ces tournants qui favorisent la cohésion sociale.
Dans ce qui suit, nous rapporterons les résultats de deux études scientifiques qui ont été récemment publiées dans British Journal of Social Psychology par Bougie et ses collègues (Bougie, Usborne, de la Sablonnière, & Taylor, 2011).
En premier lieu, nous rapporterons les résultats d’une étude qualitative dans laquelle les récits culturels des anglophones et des francophones du Québec ont été évalués en profondeur.
En deuxième lieu, nous exposerons les résultats d’une seconde étude dans le cadre de laquelle les mécanismes psychologiques qui expliquent comment les tournants historiques négatifs peuvent mener au développement d’une estime collective forte seront exposés.
Finalement, en nous inspirant des résultats de ces deux études, nous formulerons l’argument qu’il est essentiel d’accorder une place importante aux anglophones dans l’histoire du Québec en misant sur les similarités historiques entre les anglophones et les francophones du Québec.
Les récits culturels
Le premier objectif de l’étude 1 est d’examiner le récit culturel des anglophones (N=18) et des francophones (N=20) afin d’acquérir une meilleure compréhension de leur histoire respective tout en faisant ressortir l’importance des tournants historiques de leur récit.
L’idée d’utiliser des récits culturels a été inspirée de la méthodologie développée par McAdams (1996, 2001). Selon McAdams, l’identité d’une personne serait présente au sein de son histoire de vie telle que reflétée par son récit personnel.
De manière analogue, la méthodologie utilisée dans l’étude de Bougie et ses collaborateurs (2011) se fonde sur la prémisse qu’il est possible d’accéder à l’identité culturelle d’un peuple par l’intermédiaire de son récit culturel. Un récit culturel est constitué des principaux chapitres de l’histoire d’un groupe (Bougie et coll., 2011).
Cette technique de collecte d’information par entrevue permet d’explorer et de comprendre l’identité d’un groupe culturel en faisant ressortir les périodes historiques essentielles à la définition de cette identité.
Par exemple, un Afro-Américain résidant aux États-Unis pourrait identifier la fin de l’esclavage et l’époque de Martin Luther King comme des moments historiques importants pour son groupe culturel. Dans un premier temps, les participants ont divisé le récit historique de leur groupe en chapitres qu’ils ont décrits brièvement.
Les résultats mettent donc l’accent sur l’identification des chapitres clés de l’histoire du Québec tels que perçus par les anglophones et les francophones.
L’analyse des récits culturels indique que tous les participants, tant les anglophones que les francophones, ont identifié les mêmes chapitres historiques, soit le Nouveau Monde, l’époque de la Conquête, l’époque de Maurice Duplessis, la Révolution tranquille et, finalement, le présent.
Dans un second temps, les participants ont identifié le tournant le plus important ainsi que le tournant le plus négatif de l’histoire de leur groupe culturel.
Le but est de déterminer si le tournant auquel les participants accordent spontanément le plus d’attention dans leur récit est aussi celui qu’ils identifient comme étant le plus important et le plus négatif.
Pour y parvenir, les récits des participants ont été analysés en profondeur. Les résultats indiquent que même si les participants ont identifié des tournants similaires, ils ont porté une attention très distincte aux périodes historiques abordées.
En effet, les anglophones ont décrit plus longuement la Révolution tranquille que les francophones. Quant aux francophones, ils ont davantage dépeint l’époque de la Conquête que leurs homologues anglophones.
L’étude du tournant le plus important et du tournant le plus négatif révèle aussi une disparité entre les anglophones et les francophones.
En effet, 78 % des anglophones ont souligné que les évènements associés à la montée du nationalisme au Québec lors de la Révolution tranquille se révélaient le tournant le plus important de leur récit culturel.
Quant aux francophones, 80 % d’entre eux ont établi que les évènements survenus durant l’époque de la Conquête constituaient le tournant le plus important de l’histoire de leur groupe.
De plus, les anglophones ont mentionné que le tournant le plus négatif de leur histoire était lié à la montée du nationalisme au Québec alors que la période de la Conquête jouait ce rôle chez les francophones.
En somme, ce second résultat démontre que le tournant auquel les participants accordent le plus d’intérêt dans leur récit est aussi celui qu’ils décrivent comme ayant le plus d’importance et comme étant le plus négatif de l’histoire de leur groupe.
L’émergence de l’estime collective
Le premier objectif de la seconde étude était de déterminer si les anglophones et les francophones estiment avoir été désavantagés par rapport à leurs homologues lors de différents tournants historiques. Les tournants utilisés dans le cadre de cette étude correspondent à ceux qui ont été identifiés lors de la première étude.
Pour chaque tournant, il a été demandé à des anglophones (N=61) et à des francophones (N=61) d’indiquer sur une échelle allant de -5 à +5 à quel point leur groupe culturel était désavantagé (-5) ou avantagé (+5) comparativement à l’autre groupe sur le plan des droits sociaux, de l’influence politique, de la prospérité économique, de la langue et de la culture.
Un score moyen de ces évaluations a été calculé pour chaque période historique pour les anglophones et les francophones (voir la figure 1).
Selon les participants anglophones, la Révolution tranquille s’avère la période durant laquelle leur groupe a été le plus désavantagé par rapport aux francophones.
Quant aux participants francophones, ils ont indiqué que leur groupe avait vécu la situation la plus désavantageuse par rapport à celle des anglophones durant l’époque de la Conquête.
Ces résultats appuient ceux de la première étude, dans la mesure où le tournant le plus négatif identifié par les anglophones était la période de la Révolution tranquille et que celui le plus négatif pour les francophones était l’époque de la Conquête.
Par ailleurs, plusieurs auteurs affirment que lorsqu’un groupe se considère comme désavantagé par rapport à un autre, cela génère chez lui un sentiment de menace (p. ex., Walker & Pettigrew, 1984).
Ainsi, les anglophones évaluent que leur groupe a été principalement menacé lors de la Révolution tranquille alors que les francophones estiment que leur groupe le fut durant l’époque de la Conquête.
Le second objectif de cette étude est de démontrer que les tournants négatifs de l’histoire sont associés à une estime collective élevée, car ils augmentent le sentiment de cohésion sociale.
Les résultats confirment l’hypothèse puisque, dans un premier temps, l’évaluation négative d’un tournant a été associée à davantage de cohésion sociale chez les deux groupes. Dans un second temps, la présence de cohésion sociale a été liée à une estime collective plus forte.
Afin d’illustrer clairement ces résultats, reprenons l’exemple de William, un anglophone québécois. Supposons que ce dernier évalue négativement le tournant de la Révolution tranquille, car il croit que les anglophones possédaient des droits linguistiques moindres que ceux des francophones au cours de cette période.
En effet, durant la Révolution tranquille, les francophones ont établi de nouvelles politiques linguistiques (p. ex., la loi 101) ayant pour but de renforcer la langue française au détriment de la langue anglaise.
De plus, en réaction à la loi 101, plusieurs compagnies anglophones (p. ex., Sun Life) ont déménagé leurs installations vers d’autres provinces canadiennes, menaçant l’intégrité des anglophones au Québec.
Selon les résultats de la seconde étude, l’évaluation négative que fait William de la condition de son groupe au cours de la Révolution tranquille l’amène à penser qu’il existe une forte cohésion sociale entre les anglophones, car il perçoit que son groupe a été menacé lors de cette période.
En effet, la perception d’un sentiment de menace favorisera l’émergence de la cohésion sociale. En retour, la perception d’une cohésion élevée au sein des membres de son groupe culturel amènera William à développer une forte estime collective.
Chez les francophones, le même processus permet d’expliquer comment l’évaluation négative d’un tournant est liée à une forte estime collective.
Ainsi, l’évaluation négative de la période de la Conquête par les francophones les amène à croire qu’il existe une forte cohésion sociale entre les membres de leur groupe, ce qui génère chez eux une estime collective plus forte que si ce sentiment de cohésion était absent.
Discussion
Lorsqu’il est question des anglophones et des francophones, l’expression « deux solitudes » est souvent utilisée pour décrire la situation au Québec. Cette expression souligne le fait qu’aucun point rassembleur n’est présent pour réunir les deux groupes puisqu’ils sont très différents l’un de l’autre.
Pourtant, les résultats des recherches menées par Bougie et ses collègues (2011) expriment une tout autre réalité que celle de ces « deux solitudes ». En effet, les résultats des deux études présentées font ressortir des points communs importants entre les Québécois anglophones et francophones.
D’une part, la première étude illustre que les participants anglophones et francophones identifient les mêmes tournants historiques.
Elle démontre aussi que les tournants négatifs jouent un rôle plus important que les tournants positifs dans la description du récit culturel des participants, et ce, tant chez les anglophones que chez les francophones.
En effet, l’analyse des récits culturels indique que les participants ont davantage abordé les tournants négatifs que les tournants positifs. De plus, les participants des deux groupes culturels ont identifié le tournant le plus négatif de leur récit comme le plus important pour décrire l’histoire de leur groupe.
D’autre part, la seconde étude souligne également une similarité importante, soit que le mécanisme de la cohésion sociale permet d’expliquer comment l’évaluation négative de la condition de son groupe est associée à une meilleure estime collective.
Plus précisément, l’évaluation négative des tournants a été liée à une plus forte cohésion sociale, qui était en retour associée à une estime collective plus forte.
L’analyse approfondie des résultats de Bougie et ses collaborateurs (2011) soulève une autre similarité qui s’ajoute à celles précédemment mentionnées : la présence commune d’un sentiment de menace.
En effet, le sentiment de menace, bien que présent à différents moments de l’histoire, est perçu de manière semblable par les membres des deux groupes culturels (voir la figure 1).
Par exemple, les anglophones et les francophones ont perçu que leur groupe a été menacé à travers l’histoire du Québec et que cette menace a varié dans le temps. De plus, l’évaluation que font les anglophones et les francophones de la condition de leur groupe à l’époque actuelle est relativement neutre, soit ni positive ni négative.
En somme, les résultats des études de Bougie et ses collègues (2011) indiquent la présence de similitudes importantes entre les anglophones et les francophones. D’ailleurs, au moment présent, tant les anglophones que les francophones vivraient un sentiment de menace.
En effet, les anglophones seraient menacés en raison de l’avenir incertain de leur communauté au Québec (Jedwab, 2008) alors que les francophones seraient menacés par leur statut linguistique minoritaire au Canada (de la Sablonnière & Taylor, 2006).
D’après la littérature scientifique, la présence de similarités entre les deux groupes pourrait avoir des conséquences positives sur les relations entre les anglophones et les francophones du Québec.
En effet, plusieurs auteurs soutiennent qu’il est possible de résoudre les conflits intergroupes en mettant de l’avant les similarités qui existent entre ces groupes (p. ex., Amiot & de la Sablonnière, 2010; Amiot, de la Sablonnière, Terry, & Smith, 2007; Gaertner Dovidio, Bachman, & Rust, 1993).
Par exemple, de la Sablonnière et ses collègues (2007) suggèrent qu’il est possible de réduire les tensions entre les Québécois issus de l’immigration et les Québécois francophones en informant les deux groupes qu’ils possèdent plusieurs points communs.
Plus précisément, une des similarités majeures entre ces deux groupes est que les immigrants et les francophones se sentent tous deux menacés par la situation sociale au Québec.
À partir de cette proposition théorique et du fait que les anglophones et les francophones partagent plusieurs points communs, nous proposons qu’il soit possible de réduire les conflits qui existent entre eux grâce à l’enseignement.
En effet, enseigner les points communs entre anglophones et francophones dans le cadre du cours d’histoire constituerait une voie privilégiée pour faire la démonstration que les deux groupes se ressemblent.
Par exemple, grâce à un apprentissage mettant l’accent sur le sentiment de menace ressenti par les membres des deux groupes, un élève comprendrait qu’ils ont tous deux été menacés au cours de l’histoire du Québec, ce qui favoriserait son ouverture à l’autre groupe.
À l’opposé, un élève n’ayant pas réalisé cet apprentissage pourrait croire que seul son groupe a été menacé dans le passé, ce qui ne favoriserait pas son ouverture envers les membres de l’autre groupe.
En résumé, l’éducation des anglophones et des francophones aux similitudes existantes entre les groupes aura pour effet de réduire les conflits entre eux. La réduction des conflits pourrait alors favoriser l’émergence d’une identité québécoise qui engloberait autant les anglophones que les francophones.
Pour que cette nouvelle identité rejoigne tous les Québécois, le terme « Québécois » devra être révisé afin de ne plus représenter uniquement les francophones, mais bien l’ensemble des résidents du Québec (de la Sablonnière & Taylor, 2006).
La création d’une identité québécoise qui inclut tous les Québécois est particulièrement importante puisque cette nouvelle identité permettra de favoriser l’harmonie au sein de la communauté en mettant fin à plusieurs siècles de querelles intergroupes.
Par conséquent, il est crucial que les anglophones aient une place dans l’histoire du Québec.
Conclusion
Nous savons pertinemment que l’union des anglophones et des francophones sous le parapluie d’une identité commune n’est pas une tâche facile et qu’il faudra plusieurs années avant que ce projet soit réalisé.
Cependant, le professeur d’histoire peut y contribuer de manière importante. En effet, une récente étude indique que le point de vue des anglophones est souvent ignoré dans les cours d’histoire dispensés au secondaire (Zanazanian, 2008).
Or, en introduisant la future génération de citoyens à la perspective anglophone de l’histoire du Québec, notamment en ce qui a trait à leur perception de menace, on pourra favoriser dès le secondaire le développement d’une identité québécoise inclusive.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).