L’hydroélectricité : comment le choix de ce type d’énergie a-t-il influencé le développement du Québec
Les premiers pas
Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, Hydro-Québec n’est pas née lors du mandat de René Lévesque à la tête du ministère des Richesses naturelles dans les années 1960.
L’entreprise a été créée en 1944 par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout qui a procédé à l’expropriation de la Montreal Light Heat and Power qui produisait de l’électricité dans quatre sites de la région de Montréal : les centrales de Beauharnois, Rivière-des-Prairies, les Cèdres et Chambly.
La production hydroélectrique nécessite deux conditions : un débit d’eau et une dénivellation appelée hauteur de chute. L’emplacement des centrales hydroélectriques correspond donc à des sites bien précis. Hydro-Québec bâtit d’abord la deuxième section de la centrale de Beauharnois en 1953.
Puis, entre 1956 et 1958, elle met en service Bersimis-1 et 2 situées dans la région de Forestville sur la Côte-Nord. Cent km plus à l’est, elle aménage les rivières Manicouagan et aux Outardes.
Les décennies 1950 et 1960 ont donc permis aux firmes québécoises d’ingénierie de faire leurs classes sur de grands chantiers. Les accès routiers requis pour les centrales ont en outre permis l’exploitation forestière de l’arrière-pays.
La nationalisation
C’est sous le gouvernement libéral de Jean Lesage que René Lévesque en 1963 procédait à la nationalisation de toutes les autres compagnies privées productrices et distributrices d’électricité, à l’exception des compagnies qui produisaient pour leurs propres besoins (par exemple Alcan) et des sociétés de propriété publique comme les réseaux municipaux de Joliette, de Sherbrooke, etc.
Cette nationalisation a nécessité un emprunt hors Québec de 300 M$, le plus important jamais réalisé par le gouvernement à cette époque. Les banquiers canadiens et britanniques, alors directement ou indirectement actionnaires des compagnies nationalisées, refusaient de prêter.
Les fonds sont venus de New York grâce au travail d’une délégation dirigée par Roland Giroux, accompagné du jeune Jacques Parizeau, alors âgé de 32 ans, qui a fait la présentation du projet aux banquiers américains.
Il est important de rappeler les trois intentions justifiant la nationalisation : permettre que toutes les résidences aient accès à l’électricité et non pas seulement les grandes entreprises; offrir un tarif unique au client, quel que soit son lieu de résidence; enfin, donner à l’État les outils qui lui permettent de contrôler son développement énergétique et économique.
Une avancée technologique décisive
Les grands barrages, les rivières domptées, les centrales aux allures de cathédrales évoquent des scènes et des sites spectaculaires dans la mémoire de nombreux Québécois. Pourtant, on oublie trop souvent un second défi.
Au Québec, les sites de production de bonne qualité sont souvent fort éloignés des centres de consommation. Or, le transport de l’électricité sur de longues distances est limité notamment par les pertes d’énergie et par le débit maximum que peut supporter une ligne, un peu comme une autoroute supporte un nombre maximal de voitures.
Au début des années 1960, une tension de 315 000 volts (315kV) était le maximum que pouvaient transporter les fils. Il fallait absolument élever le courant à une très haute tension.
En 1965, l’ingénieur d’Hydro-Québec Jean-Jacques Archambault et ses collègues réussissent à mettre en service une ligne de 735 kV entre les postes de Manicouagan et de Lévis : une première mondiale. Pour montrer l’importance de cet exploit, soulignons que trois lignes de 735 kV suffisaient désormais à transporter ce qui, auparavant, aurait nécessité vingt lignes de 315 kV.
Grâce à cette innovation technologique, on a pu poursuivre le développement des rivières Manicouagan et aux Outardes. À partir de 1971, trois lignes supplémentaires se rendent à la centrale de Churchill Falls au Labrador. Puis à partir de 1979, sept autres lignes sont construites entre le complexe La Grande et le sud du Québec.
La mise en service des centrales de Churchill Falls et La Grande-2 (plus de 5 000 MW chacune), entre 1971 et 1981, a permis à Hydro-Québec de doubler sa capacité de production et a rendu disponibles d’énormes quantités d’électricité. C’est durant cette période que le Québec a fait son virage électrique.
Aujourd’hui, 75% des résidences sont chauffées à l’électricité au Québec et 90% des chauffe-eau sont électriques. À l’inverse au Canada à peine 18 % des résidences se chauffent à l’électricité et 90% des chauffe-eau sont alimentés au gaz naturel ou au mazout.
La disponibilité de gros blocs d’énergie, les bas tarifs et l’accès à des ports de mer ont entrainé la mise en service de plusieurs alumineries à Grondines, Bécancour, Sept-Îles et Alma.
Le quart de toute l’électricité produite au Québec est consommée par des alumineries. Le Québec produit 90% de l’aluminium au Canada. La seule aluminerie hors Québec est située à Kitimat en Colombie-Britannique. Une aluminerie qui requiert une puissance de 500 MW consomme autant d’électricité que la seule ville de Laval avec une population de 370 000 habitants.
En réduisant la part du pétrole de 65 % à 40 % dans son bilan énergétique entre 1977 et 1992, le tout au profit de l’hydroélectricité, le Québec est aujourd’hui la province qui émet le moins de gaz à effet de serre par habitant au Canada.
La grande décision
Le 30 avril 1971, lors d’une réunion politique du Parti libéral du Québec, Robert Bourassa annonce le développement du potentiel hydroélectrique du bassin versant de la Baie James.
Les rivières à exploiter n’étaient pas encore identifiées. Des études plus poussées favoriseront la Grande Rivière, plus au nord où trois sites, La Grande-2, La Grande-3 et La Grande-4, rendront disponible une puissance de plus de 10 000 MW. Toutefois, plusieurs experts et politiciens sont inquiets en raison de l’éloignement, des longues années de construction avant d’avoir accès à l’électricité et des risques financiers.
On poursuit en parallèle les études liées au développement de l’électricité d’origine nucléaire, au cas où… Le Parti québécois, notamment Jacques Parizeau, prônait ce type d’énergie dite du futur.
Le développent hydroélectrique nécessite d’importants investissements sur une longue période (de sept à dix ans) avant de pouvoir produire de l’électricité et d’obtenir des revenus permettant de rembourser les emprunts.
En 1974, le coût total du projet atteint 11,9 G$. Le financement provient essentiellement des États-Unis. Les banquiers américains obligent le Québec à engager la firme californienne Bechtel comme maître d’œuvre. On imagine les grincements de dents face cette contrainte.
Toutefois, les firmes québécoises d’ingénierie prennent rapidement le dessus et le plus grand projet de construction de toute l’histoire du Québec leur a permis de devenir aujourd’hui des leaders de niveau mondial.
Le plus grand projet d’infrastructure de l’histoire
On oublie parfois l’ampleur de la logistique du projet. En avril 1971, la route se terminait à Matagami. Sept ans plus tard, 15 000 personnes travaillaient sur les différents sites.
Sur le seul site de La Grande-2, situé à 620 km au nord de Matagami, près de 7 500 travailleurs, littéralement une petite ville, prenaient leurs repas dans une cafétéria de 5 000 places qui pouvaient servir plus de 7 000 repas en 90 minutes deux fois par jour.
Il a fallu organiser le transport du personnel, l’hébergement, les loisirs, la sécurité, etc.
Le lancement du projet a lieu au même moment où l’on procède à la construction du stade et des autres sites pour les Jeux olympiques de Montréal en 1976. Il s’agit d’une période syndicale effervescente.
La Fédération des Travailleurs du Québec, plus précisément la FTQ-Construction alors sous la direction d’André Desjardins, veut, entre autres, contrôler entièrement l’embauche des travailleurs sur les chantiers du projet de la Baie-James.
Un bras de fer s’engage et aboutit le 20 mars 1974 au saccage, par des fiers-à-bras syndicaux, d’une partie du campement de La Grande-2. Les coûts de ce geste sont de l’ordre de 35 M$. Le gouvernement du Québec met en place une commission d’enquête présidée par le juge Robert Cliche, qui sera assisté de Brian Mulroney et Guy Chevrette.
Les premiers pas en environnement
Le tournant des années 1970 marque l’arrivée d’une nouvelle valeur dans la société québécoise : la protection de l’environnement. Le mot écologie commence à être utilisé. Bientôt on ajoutera les expressions études d’impact, surveillance et suivi environnemental, développement durable, etc.
Le ministère de l’Environnement du Québec n’a été créé qu’en 1979, mais déjà en 1973, la Société d’Énergie de la Baie James (SEBJ) mettait en place une équipe qui chercherait à connaître le territoire, à minimiser les répercussions environnementales et à effectuer les mesures d’atténuation appropriées.
L’aménagement d’ouvrages dans le Moyen Nord québécois a permis la réalisation d’une première au Québec : la réalisation d’études environnementales afin de mieux connaître ce vaste territoire enfin accessible. Il ne s’agissait pas d’une étude d’impact telle que nous le connaissons aujourd’hui, car cette approche n’était pas encore développée.
Cependant, pour la première fois au Québec, des données ont été collectées avant d’apporter les modifications au territoire et pendant la mise en eau des réservoirs. Près de trente ans après, on peut enfin comprendre et expliquer ce qui se passe à la suite de la création d’un réservoir.
Poissons, benthos, physico-chimie des eaux, mercure, caribous, castors, archéologie : tout y passe. Les méthodologies n’existaient pas, il a fallu tout inventer, mais la taille gigantesque du projet a eu un effet de levier exceptionnel. Des dizaines de scientifiques québécois ont en effet pu faire des pas de géant au service de l’environnement.
Depuis 1970, on a consacré plus d’un milliard de dollars aux études environnementales liées aux projets d’Hydro-Québec en milieu nordique. Trop peu d’études ont cependant été publiées dans une autre langue que le français.
Le pouvoir autochtone
Pratiquement tout avait été étudié à l’époque, mais les autochtones n’avaient jamais été consultés.
Les représentants des Cris et des Inuit du Québec, au nombre d’environ 6 000 en 1971, rencontrent dès 1972 les représentants du gouvernement du Québec afin de négocier leurs droits sur le territoire du Nord québécois, plus d’un million de km², les deux tiers du Québec.
Les négociations achoppent sur plusieurs points et sont amenées devant les tribunaux. Au Canada, les ressources naturelles et l’énergie sont de juridiction provinciale alors que les habitants des territoires nordiques sont de la responsabilité du ministère fédéral des Affaires indiennes et du Nord.
Ce dernier verse 250 000$ aux autochtones pour monter leur dossier. Le 15 novembre 1973, le juge Albert Malouf leur accorde une injonction forçant l’arrêt de tous les travaux.
Un élément majeur du jugement nous ramène au début du 20e siècle. Avant 1912, le territoire du Québec ne couvrait que le bassin versant du Saint-Laurent.
Le territoire des eaux se déversant dans la baie de James, la baie d’Hudson et la baie d’Ungava était, comme les ex-Territoires du Nord-Ouest, de responsabilité fédérale. Il a été remis au Québec par le gouvernement fédéral en 1912 à la condition que le Québec s’occupe des autochtones y vivant.
Aucun traité n’ayant été signé entre le Québec et les autochtones, le juge Malouf a considéré que le Québec avait manqué à ses devoirs.
Cette situation a mené aux négociations qui ont permis la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois le 11 novembre 1975.
Ce document de 31 chapitres est unique au monde. Un seul des chapitres a trait aux projets hydroélectriques. Les autres traitent de la justice, des services sociaux, de l’éducation, etc. chez les Cris et les Inuit. Cette entente sera suivie de nombreuses autres, notamment la Paix des braves signée avec les Cris en 2002.
Les Cris et les Inuits du Québec ont tissé des liens forts entre leurs communautés très éloignées. L’Administration régionale Kativik et le Grand Conseil des Cris du Québec les représentent aujourd’hui.
Ce vaste territoire de plus d’un million de km², régi dorénavant par cette convention, fait en sorte que les évaluations environnementales ne relèvent pas du Bureau des audiences publiques, mais plutôt d’organismes nés de cette convention.
Le régime des terres sur ce territoire permet aux autochtones d’avoir l’usage exclusif de certains espaces et de certaines espèces fauniques. La situation économique de ces communautés autochtones est de loin la plus avancée au Canada.
Leur population a cru de plus de 200 % depuis 1970 et les changements sociaux sont considérables : désenclavement, ouverture du territoire permettant aux Cris et aux gens du Sud d’y circuler, perte du pouvoir des aînés, présence nouvelle de la télévision en 1978 (2 ans après les Olympiques de Montréal), mondialisation à travers la musique, les vêtements, l’alimentation, etc.
Le Québec a désormais supplanté le fédéral dans le Nord. Hydro-Québec offre dorénavant l’électricité dans toutes les communautés au même tarif que dans le sud du Québec.
Conclusion
Plus de 3 000 km de routes ont été construits au nord de Matagami depuis 1971. Sept lignes de transport d’électricité totalisant 7 000 km relient les centrales du complexe La Grande au sud du Québec, c’est unique au monde.
Aujourd’hui la moitié de toute l’électricité consommée au Québec provient des aménagements hydroélectriques sur la Grande Rivière. On complétera cet aménagement au moment de la mise en service des centrales la Sarcelle et Eastmain-1A d’ici 2012.
Plus jamais on ne fera de projets d’une telle ampleur; c’était LA rivière. Il n’y a aucun autre site de cette taille. À titre de comparaison, le projet de rivière Romaine sur la Côte-Nord représente moins de 10 % de la capacité du complexe La Grande. Les quatre centrales à bâtir sur la rivière Romaine équivalent à la seule centrale de La Grande-1.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).