Les débats sur l’histoire, Canadian-style
En mai 2013, une manchette fait jaser. On cite Pauline Marois, qui croit que « l’histoire est mal enseignée au Québec1 ». Entrent en scène plusieurs protagonistes : des enseignants offusqués, des universitaires alarmistes, un public rancunier ou indifférent. Un conflit « historique » certainement, mais pas unique.
En effet, du côté du Rest of Canada ou ROC, cette entité vaste et indéfinie que certains assument homogène, un débat similaire fait les manchettes depuis plusieurs mois, voire quelques années2. À la base, le conflit est le même.
Les politiciens perçoivent un manque de connaissances historiques flagrant chez leur public et souhaitent y remédier. En réponse, certains enseignants s’insurgent qu’on critique leur travail, certains historiens crient au révisionnisme, et d’autres se réjouissent simplement de voir l’histoire faire la une des manchettes.
La nature du débat diffère quelque peu toutefois. Au Québec, on dit que l’histoire est mal enseignée. Dans le reste du Canada, on dit que les Canadiens ne connaissent pas leur histoire, que les jeunes « ne savent pas d'où nous venons […] ne connaissent pas les possibilités que nous avons dans l'avenir, et les privilèges qu'ils ont de pouvoir se dire Canadiens3 [traduction des auteurs]».
Ainsi, ce que l’on propose dans les deux cas répond exactement à la problématique énoncée : au Québec, ce sont des changements aux programmes d’enseignement que l’on préconise4. Dans le reste du Canada, on se concentre à éduquer le grand public sur l’histoire canadienne (puisque de toute manière on ne peut toucher aux programmes d’enseignement)5.
Plusieurs provinces ont ajusté leurs programmes d’enseignement et travaillent à trouver un certain équilibre entre l’histoire régionale, canadienne et mondiale.
Le gouvernement fédéral, quant à lui, ne peut intervenir sur la question des programmes d’enseignement, mais peut tout de même sélectionner des domaines dans lesquels investir, tels le développement de matériel d’enseignement, le soutien à la commémoration historique et le soutien à des activités de réseautage pour éducateurs et enseignants. Le gouvernement finance aussi les musées nationaux, lesquels sont considérés par beaucoup de Canadiens comme la source la plus fiable de savoir historique6.
Quel récit national?
Un des défis de taille sous-tendant les efforts des gouvernements à promouvoir une meilleure connaissance de l’histoire est de mettre de l’avant un récit qui puisse non seulement lier le passé au présent, mais aussi renforcer le sentiment d’attachement au pays.
Bien que les enquêtes publiques suggèrent qu'il n'existe pas de véritable problème en ce qui a trait à l’attachement au Canada chez les Canadiens hors du Québec7, la perception voulant que nous soyons nombreux à tenir le pays pour acquis persiste tout de même. On ressent également que l’attachement au Canada se fonde sur une connaissance inadéquate de l’histoire du pays.
La tâche de développer un récit inclusif pour l'ensemble du Canada, y compris le Québec, n'est pas simple. La composition du pays a évolué de façon spectaculaire, et les récits nationaux sont souvent motivés par la présence d'une majorité ethnique qui a une empreinte culturelle de longue date sur le territoire. Inévitablement, certaines personnes se sentiront exclues du récit, en particulier lorsque le gouvernement se mêle de réinterpréter et de diffuser l'histoire.
À l'extérieur du Québec, certains considèrent la présence britannique comme historiquement importante dans la fondation de la nation. Toutefois, si l’on pense à la construction nationale dans le contexte contemporain, les Canadiens identifient plutôt l'apport des multiples vagues de nouveaux arrivants comme fondement premier, d'où l’idée d’une nation d'immigrants. Et depuis plusieurs décennies, il y a eu un effort marqué des responsables provinciaux à intégrer l’histoire des Premières Nations dans les programmes d’enseignement.
Ainsi, un récit national qui se concentre à renforcer nos liens envers la monarchie britannique, ce que le gouvernement fédéral tente actuellement de faire selon certains8, peut difficilement rejoindre les Canadiens, surtout lorsque l'intérêt et le soutien de ceux-ci envers cette monarchie ne volent pas très haut.
Le gouvernement du Canada a investi une somme importante afin que la population se rappelle de l’importance de la guerre de 1812 dans le récit national canadien. Les deux guerres mondiales où des Canadiens ont combattu vaillamment sont également considérées comme des éléments essentiels du récit national mis de l’avant par le gouvernement.
Il est à noter que les gouvernements précédents auraient fort probablement proposé une vision similaire du récit national. L'accent mis sur la guerre de 1812 et la participation des Canadiens aux deux guerres mondiales sont toutefois peu susceptibles de rejoindre la majeure partie du Québec français, et par osmose ces événements sont donc perçus comme une partie intégrante du récit canadien-anglais.
Il n'est pas anormal pour un gouvernement de proposer sa propre interprétation de certains événements historiques. L’historien aux Affaires étrangères Hector Mackenzie souligne effectivement que « tous les gouvernements depuis la Confédération ont vu l'histoire à travers le prisme des besoins politiques ou des préjugés actuels9 ».
Les conservateurs n’ont pas été au pouvoir pendant une bonne partie du 20e siècle, siècle dominé par les libéraux, y compris durant la Seconde Guerre mondiale. Ceci ne les a nullement empêchés de vouloir marquer cet événement. Dans d’autres cas toutefois, ils se sont montrés plus réticents.
Sans surprise, ils ont résisté à l’idée de marquer l'anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés, alors que les libéraux considèrent le rapatriement de la Constitution canadienne comme l’un des événements fondateurs du pays.
Histoire et fonds publics
Certains accusent le gouvernement fédéral de s’immiscer dans l’enseignement de l’histoire, surtout par le biais de ses décisions financières10. Sean Kheraj par exemple, suggère que là où le gouvernement décide de dépenser façonne sa représentation de l’histoire du Canada11.
Rod Mickleburgh a écrit dans le Globe and Mail que les conservateurs, en finançant certains aspects de l’histoire canadienne, cherchaient en fait à transformer celle-ci à son image, une image12, ajoute-t-il, semblant célébrer un militarisme qui pour plusieurs n’a jamais vraiment existé au Canada.
Le fait de dépenser des millions pour la commémoration des guerres mais de couper les budgets d’organismes qui pourraient contribuer à augmenter nos connaissances sur celles-ci semble contradictoire. En fait, c’est une décision d’affaires qui a du sens si l’on prend un peu de recul et qu’on tait nos objections innées : les millions dépensés pour la commémoration la guerre de 1812 ont produit des résultats relativement plus visibles que les millions dépensés pour offrir un service de qualité aux chercheurs se présentant aux archives nationales.
En effet, un sondage de juin 2013 de l’Association d’études canadiennes (AEC) démontre que 19 % des Canadiens anglais ont identifié la guerre de 1812 comme l’un des événements fondateurs du Canada13, alors que près de 40 % des Canadiens disaient en 2009 ne pas posséder assez de connaissances sur cette guerre pour savoir qui l’avait remportée14.
Histoire, identité et attachement
La nature du débat sur l’histoire porte en grande partie sur la construction d’un récit national inclusif porteur d’identité. Ainsi, on pourrait à la limite suggérer que l’origine du débat sur l’histoire est en fait vieux de quarante ans, lorsque Tom Symons a annoncé qu’il y avait « peu de pays dans le monde avec un système d'éducation postsecondaire développé qui portent si peu attention à l'étude de leur propre culture… dans le cursus universitaire15 ».
Quarante ans plus tard, c’est le même discours qui est tenu par les conservateurs au pouvoir et par le Parti québécois.
Ainsi, les conversations au Québec et ailleurs au Canada se rejoignent sur plusieurs points. Une réflexion sur l’enseignement de l’histoire nous amène, inévitablement il nous semble, à réfléchir aussi sur l’identité, qu’elle soit québécoise ou canadienne. Parce que l’histoire, qu’on l’accepte facilement ou non, sert à construire l’identité nationale.
Ne pas connaître son histoire, c’est ne pas se connaître soi-même.
Les inquiétudes exprimées de part et d’autre ne sont pas surtout dirigées vers l’identité construite par un récit national, quel qu’il soit; elles concernent plutôt la façon dont les jeunes Canadiens vont comprendre et s’approprier cette idée nationale. C’est aussi une question de savoir comment cette identité façonnée par l’histoire nationale se traduira en termes de fierté et d’attachement envers la nation.
Les débats au Québec et ailleurs au Canada sont donc l’expression d’une lutte pour gagner le cœur et l’esprit des jeunes, que ce soit pour les « endoctriner » ou pour leur enseigner la fierté nationale et développer leur sentiment d’appartenance, pour célébrer les grandes réalisations de la nation ou pour souligner ses plus grands échecs.
Et c’est l’avis non seulement du gouvernement, qui tente d’influencer le niveau d’attachement des Canadiens, et de certains historiens qui veulent nous mettre en garde contre cette influence, mais aussi du grand public canadien.
En 2011, l’AEC a demandé aux Canadiens d’identifier ce qui aurait le plus d’impact sur le renforcement du sentiment d’appartenance envers la nation, et 78 % d’entre eux ont identifié que c’était une connaissance approfondie de notre histoire qui semblait offrir le plus de promesses16.
Et les Canadiens dans tout ça…
En fin de compte toutefois, dans cette conversation entre les historiens de toutes croyances et le gouvernement, que ce soit au Québec ou dans le reste du Canada, il manque le « public », celui qui ne connaît pas assez, celui qui devrait en connaître plus. C’est sans doute là où se trouvent certaines pistes de solutions.
Il s’agit de mesurer les connaissances des élèves au-delà des dates, de voir comment ils appliquent leurs compétences à la pensée critique, si centrale pour la pensée historique et l’enseignement de l’histoire. Il faut comprendre comment nos jeunes consomment et s’approprient l’histoire du Canada, et ce, afin d’être en mesure de mieux l’enseigner, la diffuser et la promouvoir.
Les chercheurs Jocelyn Létourneau, Stéphane Lévesque et Raphaël Gani travaillent depuis plusieurs années à mesurer si, effectivement, les générations futures connaissent bien leur histoire. Selon eux, au Québec on sait l’histoire, mais on ne la connaît pas vraiment17.
On se fonde sur des récits qui sont solidement ancrés, mais quelquefois erronés; et il arrive que ces récits continuent d’être utilisés même s’ils ont pu être questionnés durant un cours d’histoire au secondaire. Selon Lévesque et coll., « l’histoire qui est véhiculée par les étudiants est façonnée par des forces qui sont externes au domaine de l’enseignement formel18 ».
Ces forces externes, par exemple les Minutes du patrimoine de l’Institut Historica-Dominion (maintenant Historica-Canada) ou les publicités sur la guerre de 1812, doivent tout de même être considérées et leur valeur d’enseignement, prise en compte. C’est donc dire qu’on gagnerait tous à ce que la conversation entre tous ces protagonistes devienne plus « collaborative ».
Ce travail sur l’utilisation et la rétention de l’histoire doit être effectué au niveau national, pour mieux comprendre ce que les jeunes, ceux qui assureront un jour la continuité de cette histoire, font avec l’histoire canadienne.
L’histoire du Canada a eu ses hauts et ses bas et comprend de multiples perspectives. Mais il reste que c’est une histoire dont beaucoup de gens sont fiers. Et selon le plus récent sondage de l’Association d’études canadiennes, indépendamment du fait qu’ils connaissent notre histoire ou non, les répondants s’en disent effectivement très fiers19.
Qu’ils prennent place au Québec ou ailleurs au Canada, qu’ils portent sur l’appropriation ou sur la réinterprétation d’un récit national, ces débats ont du moins l’avantage indéniable de permettre de prendre part à une réflexion importante par rapport à notre histoire.
Comme Randy Boswell le laisse entendre, « l'effet principal de toutes ces attaques et contre-attaques […] est une prise de conscience que ce pays a effectivement un passé riche aux multiples facettes20 ».
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).