Aborder des thèmes sensibles à l’école secondaire : constat sur la situation en enseignement de l’histoire et de l’éthique
L’école poursuit la finalité de préparer les élèves à leur vie de citoyennes. Conséquemment, les orientations ministérielles tracent le portrait des citoyennes de demain en mettant en évidence toute l’importance de les mener à s’engager dans les débats de société et à porter un regard éclairé sur le monde (voir Culture et Citoyenneté Québécoise, à venir ; MEES, 2017 ; MELS, 2004).
Pour ce faire, pendant leur parcours scolaire, les élèves sont amenées à développer leur pensée critique et à apprendre l’art de manier la langue et l’appareillage conceptuel de différentes disciplines pour problématiser, réfléchir, discuter et argumenter sur différentes questions, dont certaines sont plus sensibles. Celles-ci peuvent être imposées par la vie scolaire ou sociale, voire être prescrites. L’école peut ainsi ouvrir la porte à ces thèmes délicats à traiter et pour lesquels il est nécessaire de former les élèves si l’on souhaite les conduire à comprendre la complexité du monde dans lequel ils elles vivent et à être plus attentifves à son égard.
Or, en demandant à l’école d’aborder ces questions on laisse aussi place à un possible chaos susceptible de déstabiliser l’équilibre souhaité et souhaitable entre réflexions et discussions. Cette brèche rend, dès lors, l’espace protégé de la classe bien vulnérable aux soubresauts en tous genres, et il se révèle nécessaire d’accompagner le traitement de thèmes sensibles en contexte scolaire afin d’assurer en tout temps des conditions favorables aux apprentissages et aux discussions.
Le texte suivant explore différentes tensions qui se font sentir lorsqu’on traite de thèmes sensibles à l’école. Il propose une définition de ce qu’est un thème sensible en le considérant dans ses dimensions éthique, sociale, pédagogique et politique. Cette définition nous semble d’ailleurs des plus nécessaires aujourd’hui, car les enseignantes semblent confontées régulièrement aux défis que ces thèmes posent pour l’enseignement- apprentissage, plus spécifiquement de l’histoire et de l’éthique et culture religieuse (ÉCR). Enfin, des pistes pédagogiques sont suggérées pour favoriser un équilibre harmonieux, voire essentiel, entre doutes et certitudes.
Qu’est-ce qu’un thème sensible?
À la lumière d’informations recueillies lors d’enquêtes menées dans les dernières années auprès d’enseignantes d’histoire et d’ÉCR (CRSH 2017-2020 ; FRQSC, 2016- 2019 ; Hirsch et Mc Andrew, 2016 ; Moisan, 2016 ; Moisan et al., 2015), nous avons pu dégager quatre dimensions — éthique, sociale, pédagogique et politique — qui permettent de définir ce qu’est un thème sensible.
Nous proposons ainsi de définir les thèmes sensibles à partir de quatre principaux traits rattachés à ces dimensions interreliées : 1) ce sont des objets difficiles de savoir qui mobilisent différentes valeurs et représentations sociales; 2) ils sont complexes et multifacettes, parce qu’ils concernent les manières de vivre en société dans un contexte scolaire pluriel où il n’est pas toujours possible de jouir d’un consensus; 3) ils s’imposent en classe, souvent de manière inopinée et imprévisible; 4) ils peuvent remettre en question le statu quo et possèdent ainsi un fort potentiel subversif.
Les prochaines sections examinent chacune de ces dimensions pour mieux comprendre les enjeux pédagogiques dans la classe que l’enseignement des thèmes sensibles peut soulever.
1. La dimension éthique
Les thèmes sensibles touchent les valeurs et les représentations sociales des élèves (et de leurs parents) comme celles des enseignantes. Celles-ci sont aussi au cœur de ce qui forme l’éthique des individus : elles les aident à s’orienter dans la vie et à déterminer ce qui est bon et juste (Edling et al., 2020). Toutefois, la place que prennent les valeurs et les représentations sociales dans les programmes de formation demeure ambiguë. Une certaine tension peut naître entre le souhait de conserver une apparence de « neutralité » scolaire et celui d’accompagner les enseignantes à préparer les élèves à réfléchir sur des questions suscitant la controverse afin d’œuvrer au développement d’un agir citoyen.
Or, il s’agit de naviguer en eaux troubles, et les risques de chavirer, bien présents, semble être minimisés à la fois par les programmes et par les personnes enseignantess. En effet, ces dernières tendent à présenter certaines « valeurs démocratiques » comme étant partagées par l’ensemble de la société (par exemple, « égalité homme-femme »), sans s’arrêter sur les différentes manières par lesquelles on peut concevoir ces valeurs dans une société démocratique (par exemple, les diverses manières qui permettent d’assurer une telle égalité dans les pratiques).
En classe, ce sont des objets de savoir qui touchent directement aux valeurs des enseignantes et des élèves qui deviennent sensibles. Ils elles arrivent à la discussion avec « une position extrêmement arrêtée sur un sujet » (E2-ECR) et « une conception déjà [faite] des réalités » (E3-H), qui reflète leurs propres valeurs et représentations sociales. La plupart des élèves n’hésitent pas à exprimer clairement le fait d’être contrariées devant un objet d’enseignement confrontant leurs valeurs, alors que d’autres ne semblent pas se sentir concernées.
C’est du moins ce qu’évoque une enseignante lorsqu’elle mentionne l’« asensibilité » de ses élèves face au thème étudié, à savoir l’histoire des génocides. Cette enseignante est aussi préoccupée par les difficultés que l’enseignement de cette réalité sociale soulève (par exemple, l’expérience souvent déroutante d’avoir à répondre à des questions sur le racisme ou la discrimination vécue par les victimes ou, au contraire, l’absence de doutes ou questionnements chez ses élèves).
De plus, cette confrontation des valeurs et des représentations sociales amène parfois les enseignantes à réagir de manière plutôt émotive. Comme cet enseignant qui raconte un incident dans sa classe :
On parlait du voile alors que j’avais une élève qui était voilée en classe. Un élève a dit : « Bien criss, il pourrait cacher une bombe là-dedans ». Alors que ça pour moi c’est inacceptable, donc j’ai expulsé les élèves et j’ai appelé les parents. […] Pis quand je mets dehors, c’est pour montrer que la limite a été franchie. Je pense que j’ai fait ça une fois à date. J’ai aussi averti les parents. […] La mère n’était pas contente… le jeune s’est excusé aussi. Lui, c’était plus pour faire rire et il ne se rendait pas compte qu’il pouvait blesser. (E3-H)
Jugeant les propos subversifs et contraires aux valeurs promues par l’école québécoise, l’enseignant a pris une position claire en lien avec les valeurs qu’il pensait devoir défendre. Il s’est senti dans l’obligation de réinstaurer l’ordre dans la classe, sans toutefois analyser et déconstruire le commentaire formulé par l’élève, et ce, malgré les préjugés que ces propos véhiculent.
Il a donc préféré ne pas « traiter » les préjugés présentés, tout en les refusant. La manière dont l’élève a expliqué sa manière d’agir est aussi à considérer. Devant un tel refus de la part de l’enseignant, l’élève a dû diminuer son commentaire à une « blague ». On peut imaginer qu’il a compris que les limites de l’acceptable ont été dépassées. Toutefois, il reste à se demander si cet élève a compris les causes du malaise engendré par ses propos.
Ainsi, c’est aux enseignantes de déterminer si la limite a été franchie, mais aussi si le risque, dans le cas d’une réflexion et d’une discussion en classe, est gérable et réalisable avant la fin du cours. C’est pourquoi les enseignantes considèrent souvent les thèmes sensibles comme un danger à éviter en classe.
2. La dimension sociale
L’école québécoise fait la promotion des valeurs démocratiques et propose, dans les différents programmes de formation, de contribuer au développpement de ces valeurs. Or, dans une société démocratique, non seulement une pluralité de valeurs et de représentations sociales coexiste, mais celles-ci se font régulièrement concurrence.
La pluralité peut être vue ici sous trois angles : 1) comme un fait (il y a une grande diversité d’origines, de points de vue, de croyances, etc.); 2) comme une manière de gérer cette diversité (par des lois et règlements qui obligent le respect de chacun dans cette pluralité); 3) comme une valeur en soi (qui considère que la pluralité est une bonne chose pour la société québécoise). Les enseignantes sont donc confrontées à la pluralité sous toutes ses formes.
Les écoles québécoises, dans toutes les régions du Québec, accueillent aussi une diversité grandissante, qui se manifeste de différentes manières, en ce qui a trait aux idéologies politiques, au mode de vie en famille ou à l’identité de genre des élèves (Hirsch et al., 2021). Cette diversité peut représenter un défi particulièrement important pour les enseignantes qui semblent chercher l’atteinte d’un certain consensus en classe pour assurer la « poursuite du bien commun », comme le propose clairement le programme d’ÉCR.
Or, dans un contexte pluriel, l’idée d’un tel consensus apparaît non seulement utopique, mais aussi contraire aux valeurs démocratiques promues par l’école. Comment peut-on réellement arriver à une vision partagée du bien commun dans le cadre d’un enseignement qui aborde explicitement les valeurs, les idéologies, les représentations sociales des uns et des autres, ainsi que leurs visions de la manière de vivre en société?
Des enjeux comme la souveraineté du Québec dans les programmes d’histoire ou le port de signes religieux dans le programme d’ÉCR sont des exemples d’objets de savoir qui deviennent sensibles en classe et qui posent un certain nombre de défis d’ordre pédagogique. Par exemple, un enseignant en histoire travaillant dans une école plutôt homogène considère comme un défi le fait de discuter avec ses élèves des enjeux de la pluralité — comme la Loi 21 — alors que personne ne se sent concerné par celle-ci, l’ensemble appartenant au groupe majoritaire.
Ainsi, s’il est difficile de parler de la diversité dans la société devant et avec les individus qui la représentent, il l’est tout autant lorsqu’il n’y a aucune représentation de cette diversité dans la classe. La sensibilité ne vient alors pas des élèves, mais du thème lui-même et de l’impression que peuvent avoir les enseignantes de devoir « représenter » cette autre manière de voir l’objet d’étude.
L’imposition d’une telle vision ne peut que gommer la pluralité qui caractérise la société démocratique. Ainsi, plutôt que de chercher le consensus, il vaut mieux apprendre aux élèves à vivre la pluralité et l’inconfort qu’elle peut parfois générer. En ce sens, bien que la dimension sociale de ces objets de savoir en fait des thèmes sensibles, l’écarter de l’étude ouvre l’école sur représentation faussée des valeurs démocratiques et sur une reproduction des rapports de pouvoir au sein de la société et au sein de l’école.
3. La dimension pédagogique
Les thèmes sensibles sont d’une grande complexité en ce qui concerne les connaissances auxquelles ils font référence. En effet, ces thèmes soulèvent divers enjeux éthiques et font souvent appel à des connaissances issues de plusieurs disciplines. Ainsi, pour bien les traiter en classe, il est nécessaire de mobiliser des savoirs relativement pointus qui sont souvent mieux servis par une approche interdisciplinaire. Celle-ci permet de considérer l’ensemble des composantes de l’objet d’étude par un travail en étroite collaboration entre les disciplines, ce qui nécessite la prise en compte de leur spécificité et de leur complémentarité.
Or, ce traitement dans une telle approche n’est pas exempt de défis. L’un d’eux est notamment lié à des considérations d’ordre structurel : une propension au cloisonnement disciplinaire en contexte secondaire québécois, qui n’est pas sans rappeler celle d’une formation initiale à l’enseignement fonctionnant en silos disciplinaires.
En contexte secondaire québécois, des enseignantes mentionnent d’ailleurs que la formation initiale ne fait que survoler les thèmes sensibles sans les traiter en profondeur, ce qui ne les aide pas lorsqu’il elles doivent en parler devant une classe (Hirsch et Mc Andrew, 2016 ; Moisan, 2016 ; Moisan et al., 2015).
Le sentiment des enseignantes de ne pas maîtriser le contenu déjà complexe leur donne alors l’impression qu’il elles s’aventurent sur un chemin glissant qu’il vaut mieux, bien souvent, éviter. En effet, le traitement de thèmes sensibles exige non seulement une analyse complexe qui prend du temps pour l’enseignement comme pour l’apprentissage, mais aussi elle implique le développement de compétences langagières et communicationnelles.
Contrairement à la rapidité et la facilité par laquelle on émet de nos jours des opinions dans l’espace public, aborder des thèmes sensibles en classe demande qu’on se donne le temps et les outils nécessaires à une leur compréhension.
Conséquemment, il n’est pas étonnant que les enseignantes se retrouvent à devoir modérer, nuancer ou rectifier les propos exprimés par leurs élèves. Les enseignantes sont donc appelées à mener un exercice, parfois difficile, d’équilibriste : « Oui tu as droit à ton opinion, mais ton opinion est basée sur de mauvaises bases, sur des bases en fait qui sont fausses. » (E2-H)
Ainsi, les frontières entre chacune des dimensions qui forment un thème sensible sont poreuses. La dimension pédagogique est interreliée avec les dimensions éthiques et sociales vues précédemment, mais aussi avec la dimension politique qui suit.
4. La dimension politique
En contexte scolaire, les thèmes sensibles invitent à faire l’examen de diverses manières de vivre ensemble en société, c’est-à-dire ce qu’il « convient de faire ou de ne pas faire » en société (Fabre, 2018, p.161). En ce sens, les thèmes sensibles sont étroitement liés aux rapports de pouvoir entre les acteurtrices sociauxales autour de divers enjeux d’actualité.
La sensibilité d’une notion prescrite vient souvent du sens que celle-ci peut revêtir dans la vie des élèves au présent, mais aussi de sa résonnance avec l’actualité. Ainsi, le fait que les thèmes sensibles font souvent les manchettes des médias a deux conséquences presque contradictoires dans une classe. D’une part, cela signifie que les élèves, comme leurs enseignantes, arrivent à la discussion avec une idée préconçue sur les enjeux à l’étude et sont également conscientes du débat qu’ils soulèvent. Il devient alors plus difficile de prendre une distance critique envers l’objet étudié.
D’autre part, puisque ces thèmes font partie d’une réalité changeante, ils ne bénéficient pas d’une explication claire, déjà « refroidie » (Lantheaume, 2008), du phénomène à l’étude. Les thèmes étant débattus dans les sphères politique, médiatique et sociale, les enseignantes sont confrontées au caractère incertain de l’objet à l’étude et à l’impossibilité de proposer un savoir établi, détaché de toute doctrine politique et vision du monde personnelle. Les enseignantes ne sont d’ailleurs pas explicitement formées pour réfléchir avec leurs élèves aux origines et aux influences déterminant le savoir présenté.
De plus, les thèmes sensibles sont contextualisés dans le temps et dans l’espace. Le milieu social dans lequel se trouve l’école conditionne la place qu’occupent certains thèmes et leur sensibilité. Que ce soit un milieu social « rural » et très largement francophone, ou au contraire un milieu plutôt diversifié, les réactions des élèves à certains thèmes vont varier, mais aussi leurs influences médiatiques. Les différents objets d’étude deviennent donc sensibles dans différents contextes.
Si certains thèmes semblent être plus sensibles de nature, ils le deviennent réellement lorsque les élèves se sentent concernées personnellement et se positionnent à travers la discussion dans un certain rapport de pouvoir avec leur entourage — les autres élèves, le milieu scolaire ou même leurs parents. Ce positionnement exacerbe à bien des égards le potentiel subversif de ces thèmes et le malaise des enseignantes. Ils elles se trouvent, bien souvent, dans l’obligation non seulement de les aborder, mais aussi de se positionner.
Nous retenons donc qu’aborder un thème sensible en classe est complexe et qu’il est difficile de le définir sans tenir compte des dimensions qui l’accompagnent. Pour dénouer certaines impasses inhérentes au caractère « sensible » d’une thématique, les prochaines sections proposent des pistes pédagogiques, qui émanent de recherches antérieures (CRSH 2017-2020 ; FRQSC, 2016-2019 ; Hirsch et Mc Andrew, 2016 ; Moisan, 2016 ; Moisan et al., 2015).
Des défis pédagogiques
Aborder des thèmes sensibles semble comporter de nombreux défis pédagogiques, de différents ordres. Trois apparaissent particulièrement importants : 1) la gestion des débordements; 2) la gestion des émotions; 3) l’accueil de l’imprévu. Pour conclure cet article, nous élaborerons sur ces défis et y répondons avec quelques pistes pédagogiques.
1 — La gestion des débordements
Le premier défi est lié au risque de débordements. En effet, si les connaissances issues de la recherche montrent que l’engagement émotionnel des élèves dans la discussion est bénéfique pour leurs apprentissages (Hess et McAvoy, 2015), d’autres études montrent, au contraire, qu’un trop fort bouleversement — par exemple en montrant des images choquantes — amène les élèves à s’enfermer pour se protéger du savoir que ces images suggèrent (Eckmann et Heimberg, 2011).
Il faut donc réussir à éveiller leur attention sans les pousser à leurs limites pour leur laisser la possibilité de réfléchir à leur aise. L’objectif reste, une fois l’intérêt suscité, d’analyser, d’examiner, de critiquer les idées proposées.
Ainsi, face aux sensibilités identifiées et lesrisques possibles de débordements dans la classe, nous proposons, comme d’autres (Flensner et Von der Lippe, 2019), un lieu où les limites de chaque individu (enseignant.e comme élève) sont respectées sans être imposées aux autres. C’est ce qu’Arao et Clemens (2013) désignent par un espace de « courage » (brave space).
Il s’agit d’un lieu où on prend des risques pour aller plus loin dans notre compréhension et notre réflexion, malgré l’inconfort que ces risques peuvent susciter (Brunet, 2019). On peut même dire, avec Apple (2015), que l’inconfort que suscitent les enjeux de la société est rassurant et la condition même de l’éducation : un lieu où l’on pense le monde, et l’école est l’outil pour se demander comment on veut que les choses soient autrement.
Toutefois, pour arriver à gérer les débordements, il importe de bien se préparer à l’enseignement des thèmes sensibles. Il faut comprendre non seulement les connaissances en jeu, mais aussi la position à partir de laquelle on les présente en classe en tant qu’enseignante.
D’une part, cette compréhension est essentielle pour donner aux élèves un exemple à suivre dans la présentation de leurs arguments; d’autre part, pour leur montrer qu’il est important de (re)connaître ses propres a priori sur un objet de savoir et ses biais, mais aussi de respecter ceux des autres. Ce sont des conditions nécessaires pour accueillir des sensibilités lorsqu’elles se présenteront.
2 — La gestion des émotions
Le deuxième défi est lié à la prise de distanciation des élèves face à leur propre subjectivité. Proposer un espace d’apprentissage respectueux des sensibilités de chacune permet d’aborder les thèmes sensibles, dans toute leur complexité, en prenant une distance critique avec l’objet d’étude.
Les enseignantes, en déclarant leur position — leurs a priori sur la question, leurs biais, leurs sensibilités — puis en tentant de comprendre cette position dans le contexte étudié, aident les élèves à reconnaître que la neutralité totale est illusoire : on arrive à l’enseignement avec notre bagage, nos histoires, notre manière de voir le monde.
On fera alors plus attention à tout ce qu’on véhicule dans notre manière de présenter le phénomène à l’étude. Comme le dit clairement cet enseignant d’histoire à propos d’un cours au sujet des élections :
La stratégie c’est de montrer les deux côtés de la médaille, les pour et les contre. Et après, moi […] d’entrée de jeu je ne leur dirai pas mon opinion personnelle, mais s’ils me le demandent, je vais le dire. […] Je leur dis toujours que ce sera après l’élection que je leur dirai. Donc, le cours suivant l’élection, je leur fais part des résultats, on les regarde ensemble pis à la fin, je leur dis si j’ai perdu ou gagné mon élection. (E2-H)
Il importe aussi de problématiser le thème à l’étude. Pour ce faire, quatre éléments nous semblent particulièrement importants à considérer : 1) essayer de déterminer les questions qu’on peut poser en abordant aujourd’hui, en contexte scolaire québécois, ce thème sensible; 2) le contextualiser pour mieux comprendre ses spécificités (par exemple, sociohistorique, politique, juridique); 3) le comparer avec le contexte actuel pour mieux en saisir certaines nuances et différences; 4) l’aborder dans une approche interdisciplinaire.
En considérant de multiples perspectives, on fait aussi place à la pluralité de la société, aujourd’hui, mais aussi dans le contexte du phénomène à l’étude.
3 — L’accueil de l’imprévu
Le troisième défi est lié à l’effet d’imprévisibilité inhérent au caractère « sensible » d’une thématique. On peut ici penser à l’usage critiqué de certains livres ou mots dans différents contextes scolaires ou, encore, à la dénonciation de certaines pratiques (par exemple, l’appropriation culturelle). Si les enseignantes apprécient l’intérêt qu’un thème sensible suscite auprès des élèves, il elles s’inquiètent aussi des éventuels dérapages que son traitement peut entraîner.
Ces incidents spontanés, dans lesquels les élèves réagissent sur le vif à des thèmes en lien avec l’actualité ou avec le vécu plus proche des élèves expliquent, en partie, une certaine pression de réagir promptement :
Pense rapidement, pense rapidement. Qu’est-ce que tu fais? Okay, premièrement, est- ce qu’il a raison? Ensuite de ça, est-ce que j’embarque là-dedans? Est-ce que la classe est capable d’embarquer là-dedans? Estce que j’ai le temps d’embarquer là-dedans? Et tout ça en quelques secondes. (E4-ECR)
Il convient de le dire : on ne peut pas toujours prévoir la sensibilité d’un thème et encore moins la prévenir. Toutefois, en se préparant adéquatement et en considérant les quatre dimensions qui constituent un thème sensible lors de la planification de son enseignement, on s’appuie sur une définition plus précise pour répondre aux aléas de son enseignement.
Il s’agit là d’un outil pertinent auquel on peut recourir pour aborder des thèmes sensibles avec les élèves.
Conclusion
À l’école, le traitement de thèmes sensibles n’est pas toujours un choix. Si certains thèmes sont bien connus par leurs sensibilités, d’autres thèmes s’imposent dans une classe sans préavis pour des raisons d’ordre contextuel. Identifier les thèmes sensibles et les circonscrire à partir des dimensions éthique, sociale, pédagogique et politique peut permettre aux enseignantes de mieux se préparer à leur enseignement lorsque le tout est pertinent et nécessaire pour l’apprentissage des élèves.
En considérant ces quatre dimensions, il devient aussi évident que les thèmes sensibles ont et doivent avoir leur place en contexte scolaire, si l’on désire contribuer à l’éducation démocratique des élèves. Les enseignantes peuvent adopter une démarche pédagogique adéquate pour le faire, mais le soutien de leur direction est tout aussi essentiel.
Comme les élèves, les enseignantes ont aussi besoin de sentir qu’il elles sont dans un brave space pour s’y risquer.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).