Une période de transition ? État et société civile au Québec de 1980 à nos jours
L’étude des années 1980 à nos jours
La période de 1980 à nos jours constitue la dernière couche historique qui s’est déposée de façon significative sur la trame que représente la société québécoise. Il s’agit de la première période historique vers laquelle on se tourne spontanément pour comprendre les principaux enjeux qui façonnent notre société, comme la question identitaire et le rapport à l’Autre, les défis énergétiques, la protection de l’environnement, la justice sociale, etc.
Près de quarante ans se sont écoulés depuis le début des années 1980. Je considère donc que l’historien possède le recul nécessaire pour analyser scientifiquement les années 1980, du moins jusqu’au début des années 2000. En ce qui concerne les dix ou quinze dernières années, il peut et doit assurément en parler puisque celles-ci assurent la continuité entre le passé révolu et le présent. Il ne dispose toutefois pas des outils nécessaires pour proposer une interprétation pleinement détachée de l’actualité.
Il existe deux manières d’aborder l’histoire des années 1980. La première consiste à percevoir cette période comme le chainon manquant entre cette période phare de l’histoire du Québec que constitue la Révolution tranquille (RT) des années 1960 et 1970 et le temps présent, celui dans lequel s’inscrit l’expérience de vie des étudiants du secondaire et de tous les citoyens.
Il s’agit ici de comprendre les grands phénomènes qui ont bouleversé la société québécoise de nos parents et de nos grands-parents, pourquoi ils sont survenus et, enfin, ce qui a changé depuis la RT.
On peut également partir d’enjeux contemporains tirés de l’actualité (mouvement #MeToo, contestations autochtones, excuses du premier ministre du Canada, Justin Trudeau, envers les homosexuels, les lesbiennes et les transgenres, etc.) et remonter dans le temps pour les historiciser. La période des années 1980 à nos jours s’avère souvent riche en évènements susceptibles d’expliquer l’origine ou du moins les derniers développements en lien avec ces enjeux.
Trois grands enjeux de société
Parmi les grands enjeux qui ont agité la société québécoise depuis les années 1980, trois retiennent particulièrement mon attention : la question nationale, la place et le rôle de l’État dans la société, et enfin les nouveaux mouvements sociaux et les revendications de la société civile.
La question nationale
Ayant contribué à modifier la culture politique québécoise à partir des années 1960, la question nationale se caractérise par les conflits constitutionnels, les débats linguistiques, la question identitaire.
Pour faire court, de très nombreux Canadiens français du Québec qui se disent progressivement des Québécois adoptent un nouveau nationalisme revendicateur et considèrent appartenir à une nation majoritaire au sein des frontières du Québec : c’est la question identitaire. Ils travaillent à la création d’un État québécois fort et interventionniste et souhaitent une nouvelle place pour le Québec au sein du Canada.
Cette situation engendre des conflits constitutionnels incessants avec Ottawa, que ce soit du côté des fédéralistes qui souhaitent un statut particulier pour le Québec ou encore du côté des souverainistes qui réclament la création d’un État québécois indépendant, mais économiquement connecté avec son voisin canadien.
Marginal au début des années 1960, le mouvement souverainiste prend de l’ampleur au fur et à mesure que progresse la décennie, en particulier grâce à trois personnages charismatiques : Pierre Bourgault et René Lévesque pour les souverainistes, et Pierre-Elliott Trudeau avec sa vision d’un Canada uni et d’un État central fort. Enfin, plusieurs nationalistes québécois, fédéralistes comme souverainistes, souhaitent que le Québec légifère en matière linguistique afin de protéger la langue française : c’est la question linguistique qui mène à l’adoption de la Charte de la langue française en 1977.
Malgré la tenue de deux référendums sur la souveraineté, celui de 1980 et celui de 1995 qui passe près d’aboutir à l’indépendance du Québec, et malgré de nombreuses négociations avec les principaux acteurs politiques du Canada, qui mènent d’abord à l’accord du lac Meech (1987-1990), puis à celui de Charlottetown (1991-1992), la question nationale n’est toujours pas résolue.
Le nationalisme québécois semble même en veilleuse actuellement, du moins je ne perçois pas de leadeurs souverainistes proactifs et de fervents fédéralistes qui veulent renouveler la place du Québec dans le Canada comme autrefois. Étant donné le temps dont je dispose pour cette conférence, je ne préciserai pas davantage ces questions.1 Je préfère me concentrer sur la place et le rôle de l’État dans la société, de même que sur les nouveaux mouvements sociaux et les transformations de la société civile.
Place et rôle de l’État québécois dans la société : une étonnante continuité
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on assiste à la montée des forces et des politiques néolibérales au Canada et ailleurs dans le monde occidental. Les responsables politiques québécois abandonnent comme objectif premier la mise en place d’un État-providence garant du bien commun, comme à l’époque de la RT.
C’est le gouvernement Lévesque, aux prises avec des problèmes budgétaires en raison de la crise économique de 1981-1982, qui met un frein à l’expansion de l’État-providence, se détournant d’ailleurs des acteurs sociopolitiques qui lui étaient pourtant favorables, comme les syndicats.2
Cela étant dit, j’avance la thèse suivante : l’État québécois est resté un véritable État-providence malgré le vent néolibéral qui souffle en Amérique et en Occident ; il se permet même, à partir de la deuxième moitié des années 1990, de mettre sur pied de nouvelles politiques sociales (de nouveaux programmes sociaux) comme nous le verrons plus tard.
Ce phénomène explique en partie, à mon avis, le caractère « distinct », particulier, du Québec dans le contexte nord-américain. Cette thèse reste à mon avis valable jusqu’au début des années 2000 et s’amenuise sous les gouvernements Charest et surtout Couillard.
Un néolibéralisme triomphant
Pour comprendre ces phénomènes d’État-providence et de néolibéralisme, il faut remonter à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans le contexte économique nord-américain et occidental, les chercheurs ont intitulé la période 1945 à 1973 « les Trente Glorieuses ». À cette époque d’abondance, on assiste alors à une remarquable croissance économique avec des taux annuels moyens de 5 % — vous pouvez les comparer avec les taux actuels de 1 à 2 % pour comprendre l’ampleur de la croissance !
Dans la plupart de sociétés occidentales, y compris les États-Unis, l’État interventionniste — à des degrés divers ! — est perçu comme un outil permettant de réduire les inégalités sociales et d’assurer une certaine stabilité économique.
Deux phénomènes économiques mettent fin à ces années fastes. D’abord la crise du pétrole en 1973-1974 fait grimper le cout de l’énergie et, par conséquent, des biens et services. Elle est suivie à la fin des années 1970, d’une période d’inflation, additionnée, paradoxalement, d’une augmentation graduelle du taux de chômage ; il s’agit d’un nouveau phénomène que les économistes nomment « stagflation ».
Il s’ensuit une détérioration de l’équilibre budgétaire des États, ce qui contribue en partie aux problèmes économiques qui surviennent. La première crise économique depuis les années 1930 survient en 1981-1982 avec un taux de chômage très élevé de plus de 12 % au Canada (comparativement aux 5 % actuellement) et des taux d’intérêt très élevés de près de 20 % (pensez aux hypothèques actuelles à 2-3 %).
Puis la période 1991-1993 correspond à la pire crise économique depuis les années 1930 avec un taux de chômage de plus de 13 %. Le niveau de vie stagne alors qu’il avait grimpé en flèche durant les Trente Glorieuses.
À la fin des années 1970, les problèmes de l’économie amènent une nouvelle génération d’économistes à renouer avec une forme de libéralisme centré sur le laissez-faire : le néolibéralisme. Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux États-Unis seront les principaux chantres de ce néoconservatisme dans le monde occidental.
On prône une redéfinition des rapports sociaux entre les individus et l’État sur le plan de la libre concurrence et des choix individuels. On veut que l’État régule le moins possible les affaires ; on souhaite une dérèglementation la plus large possible afin de favoriser au maximum l’entreprise privée, comme durant la période d’avant 1930.
On souhaite la privatisation des entreprises d’État et on dénonce toute forme de capitalisme d’État. Le discours économique et financier est centré sur la performance, l’efficacité, la productivité, la compétitivité, la commercialisation et la maximisation des profits. Toutefois, ce laissez-faire économique d’avant 1930 se jouait seulement à l’intérieur des frontières des États-nations. Désormais, il se joue sur le plan mondial où l’on voudrait effacer autant que possible les frontières politiques au profit de logiques purement économiques du libre marché.
On peut alors parler du phénomène de mondialisation. Remarquez qu’il ne s’agit pas d’un phénomène propre aux années 1980. Il est possible d’en parler dès qu’il y a recherche de produits et de main-d’œuvre à travers des continents. Il y a mondialisation avec la colonisation de continents à la suite des « découvertes » européennes du 16e siècle, ou encore avec la Révolution industrielle au 19e siècle et tout au long du 20e siècle.
Or, le phénomène s’est aujourd’hui fortement accéléré. Il touche à la fois aux capitaux grâce aux investissements américains, mais aussi européens et asiatiques, de même que les échanges commerciaux par des accords sur les tarifs douaniers. Enfin et surtout, l’avènement des multinationales permet la délocalisation de la production vers les pays à bas salaires : on parle alors de la mondialisation de la production industrielle et postindustrielle.
Les manifestations du néolibéralisme au Canada
Entre 1980 et 2000, les gouvernements à Ottawa entrent dans la danse du néolibéralisme.3 Le premier ministre progressiste-conservateur Brian Mulroney entreprend de vastes réformes fiscales. Il diminue à la fois le nombre de paliers d’imposition et le taux d’impôt. De plus, il instaure une taxe sur les produits et services (TPS).
Celle-ci remplace la taxe de vente fédérale de 1924. Ce changement reflète bien la philosophie fiscale conservatrice qui préfère une taxation générale centrée sur la consommation individuelle de biens et services plutôt qu’une taxation générale axée sur l’impôt sur le revenu. Il en profite également pour réduire les déficits fédéraux et la dette. De fait, entre 1985 et 1988, le déficit passe de 31 milliards $ à 19 milliards $. Enfin, il privatise les compagnies Canadair en 1986 et Air Canada en 1989, ce qui permet de nouvelles entrées de fonds.
Au pouvoir à partir de 1993, Jean Chrétien poursuit sur cette lancée. Il dresse un plan de retour à l’équilibre budgétaire en 1995 avec son ministre des finances Paul Martin. Grâce à de sévères coupures dans les dépenses, le déficit de 42 milliards $ en 1995 s’efface et devient un surplus de 3,5 milliards $ en 1998. Les privatisations se poursuivent : entre autres le Canadien National (CN) en 1995, et Téléglobe, en 2000.
Enfin, sous la pression des milieux d’affaires, on dérèglemente en partie les secteurs des télécommunications, des transports, des finances. Même le pétrole y passe.
Pour se préserver d’une crise pétrolière dans les années 1970, le gouvernement Trudeau avait nationalisé une compagnie pétrolière et créé Pétro-Canada, faisant ainsi de cette entreprise publique un vaisseau amiral de sa politique énergétique. Le contexte économique difficile pour l’industrie pétrolière dans les années 1980 et 1990 permet au gouvernement Mulroney de privatiser partiellement cette dernière en 1991 et 1995. L’entreprise sera définitivement privatisée en 2004.
Toujours sous la pression des milieux économiques, les gouvernements entreprennent des accords de libre-échange. Le premier est amorcé par le premier ministre Mulroney avec le président américain Ronald Reagan. Il est signé en 1988 et entre en vigueur en 1989. S’ajoute ensuite le Mexique ; ce nouvel accord devient l’ALÉNA en 1992 et entre en vigueur en 1994.
Le gouvernement négocie des accords semblables avec le Chili en 1997 et le Costa Rica en 2001. Des négociations similaires ont abouti récemment avec l’Union européenne et il existe bien un Partenariat transpacifique (PTP).
Tout cela a pour conséquence de déplacer la production de plusieurs biens vers les pays où le cout de la main-d’œuvre est moins élevé. Pensons à Bombardier avec des usines au Mexique ou au Maroc. Cela est d’autant plus vrai pour l’industrie légère comme l’alimentation, les vêtements, le textile. Ce phénomène provoque des ressacs dans les pays signataires, car si certains secteurs gagnent des parts de marché, d’autres en perdent.
Sans compter sur la misère des travailleurs des vieux secteurs industriels, comme le Rust Belt aux États-Unis. Cela expliquerait en partie peut-être le Brexit en Grande-Bretagne ou les batailles économiques de Trump aux États-Unis pour la renégociation de l’ALÉNA ; on oscille entre libre-échange et protectionnisme.
Le cas particulier du Québec
Entre 1981 et 1996-1997, le Québec connait lui aussi deux récessions économiques qui influencent les responsables politiques dans leur volonté de donner un coup de frein à l’expansion de l’État-providence. On ne peut ici parler de régression comme lors de la crise économique de 1929 alors que le chômage avait grimpé à plus de 25 %, et ce sans aucun filet social.
On sent toutefois l’influence très grande des politiques de néolibéralisme : les mouvements sociaux et les groupes de pression pourront difficilement proposer leurs propres conceptions du bien commun et défendre l’État-providence en fonction de leurs valeurs et intérêts.
Une première crise grave des finances publiques survient en 1981-1982. Le gouvernement Lévesque réduit de 20 % les salaires des fonctionnaires québécois dans les premiers mois de l’année 1982 et suspend les droits de grève.4 Les syndicats, pourtant alliés traditionnels du PQ, en gardent une rancœur tenace. Il s’agit bel et bien de la fin de la RT.
D’ailleurs de nouveaux enjeux sociaux vont apparaitre (diversités ethnique, culturelle ou sexuelle par exemple) dans lesquels ils se sentent moins concernés et qui font qu’ils occuperont moins le devant de la scène. De même, confrontés au contexte de mondialisation, ils vont surtout concentrer leurs luttes au maintien des emplois qu’on menace de délocaliser qu’à multiplier les revendications.
De son côté, sitôt arrivé au pouvoir, le nouveau gouvernement de Robert Bourassa adopte certaines politiques néolibérales. Il souffle le chaud et le froid sur l’idée de privatisation. Des rumeurs inquiétantes circulent au sujet d’Hydro-Québec ou de la SAQ, comme cela se fait ailleurs au Canada, par exemple la vente partielle d’Hydro-Ontario dans les années 1990.
Il se contente toutefois de vendre des entreprises mineures comme Québecair, la raffinerie de sucre de Saint-Hilaire, Madelipêche et Donohue.
Le tout va culminer avec le gouvernement Bouchard. Alors que l’économie canadienne et québécoise tire de l’aile dans le milieu des années 1990, Jean Chrétien au Canada et Mike Harris en Ontario coupent drastiquement dans les dépenses. Quant à lui, le nouveau premier ministre Lucien Bouchard, arrivé en poste à la suite de l’échec référendaire et de la démission de Jacques Parizeau, annonce que le Québec n’a plus les moyens de ses ambitions.
Pour le gouvernement Bouchard, l’assainissement des finances publiques passe par la lutte au déficit zéro. Cela faisait partie de ses stratégies gagnantes en vue d’un éventuel référendum.
Paradoxalement, contrairement à l’Ontario de Mike Harris, le Québec va prendre un chemin différent après les coupures draconiennes. Lucien Bouchard souhaite en effet relancer l’économie en s’appuyant notamment sur une politique familiale basée sur la création de nouveaux services sociaux payés par l’État, et non les moindres. On assiste véritablement à un retour de l’État-providence à la fin des années 1990 et dans les années 2000, qui fait partie de ce qu’on appelle le modèle québécois.
Naissent alors le réseau des Centres de la petite enfance (CPE) ainsi que le programme des congés parentaux. On parlait déjà des garderies dès les années 1970 ; à la suite de la Loi sur les services de garde de 1979 et du rapport de Camil Bouchard, Un Québec fou de ses enfants, la ministre Pauline Marois crée les CPE en 1997.
Puis, afin de freiner le déclin de la natalité, le gouvernement Bouchard annonce un régime québécois d’assurance parentale d’un an qui devient complet en janvier 2006. Sa structure le rend distinct et différent de celui de l’État canadien, comme aux beaux jours de la RT. Il est perçu comme une « innovation sociale majeure » selon le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES).
Le néolibéralisme a donc attaqué l’État-providence au Canada, aux États-Unis, au Québec et ailleurs. Toutefois, le modèle québécois de la fin des années 1990 à nos jours a su mettre sur pied de nouveaux programmes sociaux et sauvegarder ceux existant depuis la RT (régime des rentes, allocations familiales, aide sociale, éducation, etc.).
Il s’agit d’un contraste marquant avec les choix de l’Ontario. Dans le reste du Canada, certains critiquent en partie ce modèle. Dans l’Ouest, par exemple, on accuse le Québec de financer ses programmes sociaux avec les fonds provenant du système de péréquation, alimenté en grande partie par la richesse des provinces pétrolières. Par contre, pour des chercheurs comme Stéphane Paquin, le modèle québécois en est un qui s’apparente à la « social-démocratie 2.0 » que les pays scandinaves ont mise de l’avant dans les années 1990.5
Même si on assiste à des tentatives de retour au néolibéralisme, entre autres sous Jean Charest avec sa « réingénierie de l’État » après la campagne électorale de 2003, de nombreux groupes de pression dénoncent rapidement ce plan qui débouche en fait sur des coupures de services. Ils protestent et pressent Jean Charest de poursuivre les dépenses pour les programmes sociaux.
Leur mobilisation citoyenne réussit à avoir gain de cause dans bien des cas, et parfois même ils réussissent à en ajouter : l’épisode de la gratuité de la procréation assistée en est un bon exemple. Les revendications deviennent toutefois plus difficiles sous le gouvernement de Philippe Couillard avec ses budgets d’austérité qui affectent le Québec pendant plus de deux années.
Les premiers pas du gouvernement Legault montrent toutefois que l’idée d’un interventionnisme étatique issu de la RT n’est pas morte et enterrée, loin de là.
Les transformations de la société civile au Québec
Définissons d’abord ce que j’entends par « société civile ». La société civile se compose de « corps intermédiaires » organisés qui représentent une zone tampon entre l’État et ses institutions, d’une part, et les citoyens, d’autre part. Elle est composée des familles, des institutions locales, des associations, des groupes religieux ou d’intérêt de toutes sortes ; tous ces acteurs sont susceptibles, à un moment ou à un autre, d’entrer en relation avec l’État et de se transformer en groupes de pression pour promouvoir des valeurs ou des intérêts particuliers, en vue de définir le bien commun.
Comme le rappelle le sociologue Gary Caldwell, « Sans une société civile dense et vivante, peu de citoyens pourraient se sentir libres à l’égard des dictats de l’État et des lois du marché.6 » La société civile représente donc un terreau de militantisme pour plusieurs citoyens.
Pour comprendre ce qui se passe dans les années 1980 à 2000, il faut remonter à la RT et même avant celle-ci. Dans les années 1950, l’Église catholique, déjà omniprésente en éducation et dans les hôpitaux conserve également un droit de regard sur plusieurs organisations sociales comme des syndicats, des associations féminines, des sociétés secrètes ou des mouvements de jeunes.
Toutefois, son influence diminue à la fin des années 1950 et s’affaiblit considérablement pendant les années 1960, alors que la société civile entre en ébullition et permet l’émergence de mouvements revendiquant des changements sociaux, politiques et culturels. Dans la deuxième moitié des années 1960 et tout au long des années 1970, le Québec passe d’une culture politique de l’informel à une culture politique du militantisme et de la prise de parole publique.7
Il s’agit là d’un second souffle donné à la RT : celle de la première moitié des années 1960 avait donné lieu à des réformes en grande partie initiées par les responsables politiques, donc par le haut (top-down) ; les réformes des années 1970 ont été entreprises par le bas (bottom-up), grâce entre autres aux revendications de groupes féministes, environnementalistes, nationalistes, etc.
Cette prise de parole citoyenne débouche par la suite en Occident sur la montée de groupes qui revendiquent non seulement des droits et des réformes, mais aussi la reconnaissance d’identités particulières.8 Il s’agit de groupes religieux, des communautés LGBT, de groupes ethniques, etc. Ces groupes identitaires se multiplient, et peuvent parfois entrer en contradiction les uns avec les autres.
Ils militent pour la reconnaissance de droits spécifiques. Au Canada et au Québec, ils s’appuient sur la Charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975 et sur la Charte des droits et libertés du Canada enchâssée dans la Constitution rapatriée de 1982. Leur affirmation identitaire et leurs revendications sociopolitiques font souvent appel à des interprétations du passé qui troublent l’ordre établi et la mémoire collective du groupe majoritaire.
On entre alors dans ce que les philosophes Tzvetan Todorov et Janna Thompson définissent comme étant les luttes pour la reconnaissance des torts causés à ces groupes dans un passé plus ou moins lointain.9 Elles mènent souvent à des tentatives d’obtenir des réparations politiques (excuses), monétaires (dédommagement) ou judiciaires (lois, chartes, etc.).10
Ces luttes mémorielles débouchent parfois sur des excuses officielles de la part de l’État. On pense au gouvernement de Brian Mulroney qui, en 1988, reconnait les torts causés aux Canadiens d’origine japonaise durant la Deuxième Guerre mondiale. Plus récemment, le gouvernement de Justin Trudeau a formulé des excuses officielles, dont l’une envers les anciens élèves des pensionnats autochtones à Terre-Neuve-et-Labrador, et une autre envers la communauté LGBT pour la « persécution et les injustices » qu’ils ont subies dans le passé.
Un dernier exemple, la reconnaissance par l’État fédéral et l’État québécois du Mois de l’histoire des Noirs : elle traduit la volonté de combattre la discrimination ethnique et le racisme et, par la même occasion, de mettre de l’avant l’histoire parfois difficile vécue par les communautés noires, notamment l’esclavage.
Une société civile en action : perspectives historiques
Parmi les principaux dossiers qui font actuellement partie de l’actualité, j’en retiens trois au fort potentiel de mobilisation citoyenne : la question environnementale, la place des Premières Nations et les revendications féministes. Je les aborderai successivement.
La question environnementale
Depuis les années 1970, des centaines de groupes environnementalistes se sont formés, dont plusieurs, telle la Société pour vaincre la pollution, se sont institutionnalisés grâce entre autres à des subventions de l’État.11 De son côté, celui-ci met notamment en place le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) chargé d’étudier les problèmes à caractère environnemental et de recevoir les avis des différents groupes de pression.
De très nombreux enjeux environnementaux ont fait l’objet de débats publics dans les dernières décennies au Québec. En matière de développement énergétique12, les groupes environnementaux ont contesté les projets de barrages hydroélectriques dans le Nord québécois, la production d’énergie nucléaire (finalement abandonnée par la première ministre Marois en 2014), le choix des différents tracés des lignes à haute tension, les projets de fracturation du gaz de schiste et de son exploitation, l’emplacement ou la pertinence de certains parcs éoliens, la construction d’une centrale au gaz naturel à Suroit, ou encore l’exploitation pétrolière et gazière à l’ile d’Anticosti, etc.
Dans le domaine de l’aménagement urbain, ils sont intervenus de plus en plus au sujet de la protection des milieux humides, de la gestion des déchets ou du développement des transports collectifs.
D’autres groupes se sont assurés de veiller au grain pour assurer un développement harmonieux des richesses naturelles, qu’il s’agisse de projets miniers, de gestion des ressources forestières, de qualité de l’eau. D’autres enfin se sont penchés sur le Plan Nord, qu’il s’agisse des versions 1.0 de Jean Charest, 2.0 de Pauline Marois ou 3.0 sous Philippe Couillard. Les préoccupations environnementales s’étendent maintenant à la protection de la planète entière : pluies acides, gaz à effet de serre, changements climatiques, pollution des océans, etc.
Au cours des années 1990 nait la notion de développement durable. Elle promeut la protection des écosystèmes, de la qualité des milieux de vie et de la biodiversité. Les groupes environnementalistes, de concert avec d’autres intervenants de la société civile, cherchent à équilibrer développement économique et protection de l’environnement, des écosystèmes et des milieux de vie.
Cela suppose une meilleure relation entre les communautés locales et l’État ou les agents du développement, ce qui mène aujourd’hui à la notion d’acceptabilité sociale si chère — et pourtant parfois vide de sens — dans la bouche des élus.
La place des Premières Nations
C’est à partir des années 1960 qu’on assiste au réveil autochtone avec la naissance d’associations organisées. Au Québec, les revendications débutent par la contestation judiciaire du projet de la Baie-James par les Cris et les Inuits. Même si le jugement Malouf est cassé, l’État québécois poursuit les discussions.
Elles aboutissent à la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975, puis à la Convention du Nord-Est québécois en 1978, signée avec les Cris, les Inuits et les Naskapis. Celles-ci sont toutefois rapidement critiquées par les autres groupes autochtones qui jugent que les compensations financières reçues en échange de l’extinction de leurs droits territoriaux ne font que poursuivre l’approche colonialiste issue du 19e siècle.
Même les groupes signataires de ces traités jugeront dans les années 1980 qu’il s’agit au fond de mauvaises ententes.13 Des tentatives de réflexion s’amorcent sur leurs relations avec le Québec et le Canada, mais elles s’amoindrissent avec le rapatriement de la Constitution de 1982. La Charte des droits et libertés ne fait que maintenir leurs droits existants, alors que la Loi constitutionnelle évoque la possibilité de nouveaux pouvoirs ou droits aux Autochtones, mais celle-ci doit faire l’objet de négociations ultérieures.
En 1983, le gouvernement Lévesque envisage une reconnaissance politique partielle ; il présente 15 principes « reconnaissant aux Autochtones du Québec les droits contenus dans la nouvelle constitution canadienne ». Il propose une démarche hors des cadres de la Loi constitutionnelle de 1982. Cela concerne entre autres la création d’un troisième ordre de gouvernement, l’autonomie gouvernementale et le droit de propriété des terres.
En 1985, il fait voter par l’Assemblée nationale une motion de reconnaissance de ces droits et l’existence de manière officielle des onze nations autochtones vivant sur le territoire québécois. La motion n’est toutefois pas votée à l’unanimité et demeure au niveau des vagues intentions.
Sur le plan canadien, les négociations pour définir les droits autochtones reconnus par la Loi constitutionnelle se poursuivent entre 1983 et 1987, mais n’aboutissent pas. Bien plus, lors des négociations de l’Accord du lac Meech, les revendications autochtones sont tout simplement écartées. Après l’échec de Meech en 1990, dans les négociations qui mènent à l’Accord de Charlottetown en 1992, leurs droits sont intégrés, tout comme ceux des femmes, mais cet accord tombe à l’eau à son tour.
Les crises soulevées par les revendications autochtones sont particulièrement nombreuses et fortes au Québec. La Cour suprême du Canada et les autres cours de justice sont amenées, à partir des années 1960, à émettre plusieurs jugements relativement à leurs droits ancestraux. Cette judiciarisation est encouragée par les Chartes.
À ces contestations judiciaires s’ajoutent des contestations politiques où le Québec est écorché jusqu’au plan international. Pensons à la crise d’Oka en 1990 où les images du conflit font le tour du monde.14 Pensons également à la crise du projet Grande-Baleine en 1990-1991 : à l’aide de divers groupes écologistes, les Cris publient dans le New York Times une pleine page de publicité présentant le Québec comme le pire destructeur environnemental en Amérique du Nord.
Pensons enfin à la question du racisme « systémique » dans les relations entre les policiers et les Autochtones, du sort des femmes autochtones, des pensionnats, etc.
À partir de la fin des années 1990, il y a volonté de la part de l’État québécois à adopter une approche plus « d’égal à égal ». Cela conduit notamment à la Paix des Braves en 2002 signée par les Cris. Une telle entente ne concerne pas l’ensemble des nations ou des communautés : cela dépend de leur capacité à déployer un rapport de force relativement équitable. Par ailleurs, le projet d’Approche commune présenté aux Innus en 2004 échoue, faute d’entente entre les diverses communautés.
Le mouvement féministe : vers un éclatement
Ce que certains ont appelé le « féminisme de la deuxième vague », pour le différencier du féminisme suffragiste du début du 20e siècle, émerge à la fin des années 1960 et prend de l’ampleur tout au long des années 1970 partout en Occident. Il se divise en deux branches, les « réformistes » qui visent surtout à faire changer les lois pour rendre les femmes égales aux hommes, et les « radicales » qui dénoncent le patriarcat et la domination du corps des femmes par les hommes.
Au Québec, les femmes font des gains tangibles.15 En éducation, elles passent du tiers des effectifs étudiants universitaires dans les années 1960 à la majorité à la fin des années 1980. En médecine et en droit, elles en forment plus de la moitié à la fin des années 1980, et près de 50 % en administration, en architecture, en pharmacie, etc.
Dans le monde du travail, elles réclament l’équité salariale dès les années 1970. L’état fédéral le leur reconnait en 1972 et l’État québécois fait de même en 1975. À travail égal, leur salaire passe de 60 % de celui des hommes en 1975, à 66 % en 1986 et à environ 90 % aujourd’hui. Elles atteignent l’égalité juridique dès 1964, l’autorité parentale en 1977 avec l’abolition de la prépondérance paternelle et la pleine égalité des conjoints en 1981 alors que la femme garde maintenant son nom à la naissance.
En quelques années, les femmes apprennent à se réapproprier leur corps, grâce aux moyens de contraception (dont la pilule contraceptive), au droit à l’avortement et avec la libération sexuelle. Tous ces gains font prendre conscience de l’omniprésence passée de la société patriarcale.
Cette révolution féministe entre 1966 et 1989, pour reprendre la chronologie de Denyse Baillargeon, n’a pas tout réussi, loin de là. Des inégalités persistent. Ainsi, l’équité salariale, malgré la bonne volonté des différents gouvernements, existe encore. Le plafond de verre n’est toujours pas complètement défoncé en politique et dans le domaine économique. L’inclusion des femmes reste problématique, due aux effets de la mondialisation et des politiques néolibérales dans nos sociétés capitalistes.
En ce sens, la marche « Du pain et des roses », organisée par la Fédération des femmes du Québec, regroupe des milliers de personnes du 26 mai au 4 juin 1995. Elle veut protester contre les effets pervers de la crise économique, des politiques gouvernementales engendrant la pauvreté et l’exclusion des femmes.
Cette résilience d’inégalités et d’oppressions fait en sorte que les groupes féministes ne se sont pas « dissouts ». À mon avis, il y a même résurgence, depuis certainement une décennie, de revendications féministes plus radicales et contestataires chez certains groupes universitaires ou autres ; celles-ci n’ont au fond jamais cessé, mais empruntent de nouveaux chemins. Une vague sans précédent déferle pour dénoncer les abus, violences, non-consentements ou harcèlements sexuels envers les femmes.
Que ce soit dans les réseaux sociaux, comme le mouvement « #MeToo », et les médias ou devant la justice, ces actions ne font pas l’unanimité, même dans une société où les rapports hommes/femmes ne sont pas égaux. À cela, il faut ajouter la question plutôt nouvelle des droits des femmes minorisées ou racisées, qui divise encore plus le mouvement féministe ; certaines militantes vont interpréter le port de signes religieux ostentatoires des femmes comme un symbole de leur soumission, d’autres n’y verront pas d’obstacle et vont plutôt encourager leur inclusion dans la société.
Il ne s’agit plus nécessairement d’une division entre radicales et réformistes, mais aussi d’une division générationnelle et culturelle.
À l’opposé, on note un ressac antiféministe chez certains groupes d’hommes qui avancent un discours masculiniste, voire machiste. La tuerie de l’École Polytechnique à Montréal en 1989 illustre le plus fortement ce phénomène.
Conclusion
Bref, l’étude des années 1980 à 2000 permet de comprendre pourquoi le Québec constitue toujours une société distincte par rapport au reste du Canada et pourquoi la Révolution tranquille, malgré le fait qu’elle ait bientôt 60 ans, nous touche encore autant aujourd’hui.
Pas que les citoyens québécois veulent nécessairement en sortir, mais force est de constater qu’ils sont toujours héritiers de celle-ci, et qu’ils cherchent toujours le moyen de concilier son héritage avec les nouveaux défis qui se posent à eux.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).