Des vestiges livrent leurs secrets
En 2010, Pointe-à-Callière, cité d’archéologie et d’histoire de Montréal, entamait un important programme de recherches afin de préserver et redonner vie à l’un des sites archéologiques les plus emblématiques du Vieux-Montréal : le site du Marché-Sainte-Anne-et-du-Parlement-du-Canada-Uni, ainsi reconnu par le ministère de la Culture et des Communications du Québec et par la Commission des lieux historiques nationaux du Canada.
En quoi ce site constitue-t-il un cas exemplaire de préservation du patrimoine archéologique canadien? Et que nous révèle l’étude de ces vestiges et des archives liés à un épisode trop méconnu de notre histoire politique?
Pour répondre à cette question, remontons d’abord à la construction même de l’édifice du marché Sainte- Anne, en 1832, qui sera transformé en parlement une dizaine d’années plus tard. Ce bâtiment situé dans la partie ouest de la ville ancienne fait alors partie d’un projet audacieux, de grande envergure, qui consistait d’abord à canaliser en souterrain un cours d’eau, la Petite rivière, dans un monumental égout en pierre de taille, puis à construire en surplomb de ce canal un marché en pierre long de plus de 100 mètres. Les deux architectes responsables du projet, John Wells et Francis Thompson, se seraient inspirés des plans du marché Quincy à Boston (1826). Tout comme son cousin américain, le marché Sainte-Anne est de style néoclassique, doté de deux étages, d’un corps central imposant flanqué de deux longues ailes fermées par des portiques, et d’un niveau de celliers en soubassement. Le marché ouvre ses portes aux Montréalais au printemps 1834.
L’édifice du marché, qui s’avérait le plus imposant bâtiment de la ville, est transformé en parlement au moment où Montréal devient la capitale de la province du Canada, de 1844 à 1849. Au cours de cette période, le gouvernement responsable s’impose définitivement en lieu et place de l’ancien régime colonial. Le Canada devient alors l’une des premières colonies de l’Empire britannique à prendre le contrôle de ses affaires intérieures.
Nous proposons ici de courtes vignettes destinées à faire un tour d’horizon des plus récentes découvertes faites sur le site du parlement par l’équipe de Pointe-à-Callière.
Une préservation inestimable
Sous le bâtiment, l’égout en pierre – demeuré en fonction jusqu’en 1989, une longévité exceptionnelle! –, a limité les développements immobiliers et l’enfouissement de services publics pendant un siècle et demi après l’incendie de 1849, ce qui a favorisé la préservation des vestiges du marché/parlement. Quelque 350 000 témoins matériels associés au marché et au parlement sont ainsi demeurés plus ou moins intacts profondément sous la surface de la place D’Youville, relativement à l’abri des perturbations. Soulignons que les fondations en maçonnerie du bâtiment, construites dans le lit de la rivière, sont conservées intactes jusqu’à cinq mètres sous la chaussée actuelle.
Entre 2010 et 2017, les fouilles entreprises par Pointe-à-Callière permettent aux archéologues d’étudier en profondeur les vestiges du bâtiment à la recherche d’indices permettant la reconstitution « virtuelle » et l’organisation intérieure des lieux.
De plus, l’analyse et la restauration de milliers d’artefacts et d’écofacts découverts sur le site lèvent le voile sur l’histoire des occupants du lieu, du boucher jusqu’au parlementaire. Les nombreux témoins matériels relatent la richesse d’un site dont l’histoire est restée dans l’ombre pendant plus d’un siècle et demi.
De marché à parlement
C’est l’architecte George Browne qui entreprend de transformer l’immeuble en prévision de son changement de vocation. Au rez-de-chaussée, les anciens étals de bouchers seront transformés en bureaux pour les greffiers et les écrivains parlementaires, tandis que des escaliers, ajoutés aux portiques, permettront le va-et-vient des messagers entre les bureaux et les assemblées en cours. À l’étage, l’aile est sera transformée en salle du Conseil législatif. Elle est décrite comme étant spacieuse et richement décorée. Derrière la salle sont aménagés, entre autres, le bureau du greffier et la bibliothèque du conseil.
De son côté, l’aile ouest deviendra la salle de l’Assemblée législative, où siègent les élus. Derrière cette salle se trouvent une enfilade de pièces, dont la garde-robe (salle de réunion), la buvette et le fumoir. La bibliothèque de l’Assemblée est, quant à elle, aménagée dans le corps central de l’édifie, où un nouvel étage est construit pour l’occasion et doté d’un lanterneau pour laisser entrer la lumière naturelle.
L’édifice du parlement est détruit par un incendie, lors d’une émeute des Tories, le 25 avril 1849. La déflagration détruit presque la totalité de l’édifice et de son contenu, dont plus de 22 000 volumes provenant de ses deux bibliothèques. Le marché Sainte-Anne sera reconstruit en 1851 sur les ruines du précédent, puis démoli à son tour en 1901. Le site est aménagé en stationnement vers 1920, préservant en sous-sol les traces des occupations antérieures.
D’étonnantes découvertes : comprendre l’immeuble et son contenu
À ce jour, aucun plan connu du parlement ne subsiste; quelques iconographies d’époque nous renseignent sur l’intérieur des deux chambres. Mais les plans et devis de construction du marché Sainte- Anne et certains documents liés à la transformation du bâtiment nous permettent de reconstruire l’aspect du parlement de façon plausible. De plus, grâce à l’archéologie, des éléments inédits relevant de son occupation ont été révélés.
Par exemple, pendant les fouilles archéologiques de l’aile ouest du parlement, la découverte d’un cachet postal en bronze (tampon encreur), qui porte l’inscription : Legislative Assembly / Canada, attire aussitôt l’attention des archéologues. Car la trouvaille est majeure : témoin du travail quotidien des parlementaires et des fonctionnaires de l’Assemblée législative, il corrobore les descriptions qui en évoquent la présence de bureaux dans l’ouest de l’édifice.
Émis pour la première fois en 1849, ce cachet postal n’aura eu qu’une courte vie utile. Dans une lettre postée de Montréal, le député Malcolm Cameron écrit en anglais à son correspondant londonien : « Le Parlement siégera jusqu’en juin. Toutes nos belles mesures vont passer. » Une semaine après avoir écrit ces mots, le parlement est incendié, le soir du 25 avril. Cette lettre et le cachet postal qui lui était apposé seront réunis en 2017.
Un autre cachet, à cire celui-là, a été retrouvé dans une zone connue pour avoir abrité la bibliothèque du Conseil législatif, non loin de plusieurs dizaines d’amas de papier brûlé. En effet, deux concentrations de ces livres carbonisés, une dans l’aile est et l’autre dans le corps central, correspondent respectivement aux emplacements des bibliothèques du Conseil et de l’Assemblée.
Une résidence au parlement
Une famille, au moins, a résidé dans le parlement de Montréal : tant le contexte archéologique que les sources historiques le démontrent. Selon celles-ci, André Leroux dit Cardinal, messager en chef de l’Assemblée législative, y emménage dès 1844 avec sa femme Françoise, sa fillette Virginie (née en 1841) et un domestique. Dans la partie sud du corps central, les fouilles ont révélé de nombreux artefacts témoignant de cette occupation familiale : des objets liés à l’hygiène personnelle, au service des repas et à des jeux d’enfants.
Dans la couche d’incendie à cet endroit, les archéologues ont retrouvé plusieurs ensembles céramiques de qualité, dont un service à déjeuner, un service à dîner et quelques pièces d’un service pour enfant, ainsi qu’un certain nombre d’objets liés à l’hygiène comme des brocs, des bassins et des pots de chambre. Il convient d’associer bien davantage ces objets à une maisonnée plutôt qu’aux nombreux membres d’une institution comme le Parlement.
Commémoration et propagande progressiste
Parmi les dizaines de milliers de fragments céramiques que les archéologues mettent au jour dans le corps central du parlement de Montréal, certains retiennent particulièrement l’attention par leur caractère singulier. Une fois le remontage effectué, deux petits pichets en grès fin apparaissent, qui portent respectivement les effigies et les noms de Richard Cobden, député libéral britannique (Whig), et de Robert Peel, premier ministre de la Grande-Bretagne (Tory). Ces pichets étaient fabriqués en Angleterre pour commémorer le retrait des Corn Laws par le gouvernement britannique en 1846. Les Corn Laws étaient des lois protectionnistes sur les céréales et farines ayant pour but de contrer la concurrence étrangère et garantir des prix stables aux cultivateurs britanniques. Et à partir de 1843, le coût élevé que représente le transport transatlantique pour les fermiers et les marchands canadiens est compensé par les tarifs préférentiels (tariffs, ou taxes sur les importations) consentis par le Canada Corn Act.
Richard Cobden, l’un des personnages figurant sur les pichets, cherche à rallier la population afin de convaincre le Parlement conservateur de remplacer les vieilles lois protectionnistes par un libre-échange commercial. La maladie de la pomme de terre et de désastreuses récoltes au milieu des années 1840 causent des famines et des crises économiques globales, ce qui incite Robert Peel à céder aux pressions de Cobden afin, entre autres, de porter assistance à l’Irlande. Ces pichets sont à la fois commémoration, promotion de philosophies politiques et propagande. Son propriétaire affichait ainsi clairement ses attitudes face à l’économie politique. Nous savons aujourd’hui que l’abolition des Corn Laws n’est pas étrangère à la hausse de mécontentement des Tories menant ultimement à l’incendie du parlement.
Une découverte inattendue
En 2010, l’annonce des recherches de Pointe-à-Callière dans les médias a donné lieu à une remarquable découverte, d’ordre historique plutôt qu’archéologique, concernant l’héritage matériel du parlement de Montréal.
Reportons-nous au soir du 25 avril 1849, au moment où les émeutiers pénètrent dans le parlement et saccagent le mobilier. Un témoin décrit cette scène : des individus décrochent les armoiries royales de Grande-Bretagne surmontant le fauteuil de l’orateur de l’Assemblée et les endommagent violemment. Leur sort sombre ensuite dans l’inconnu jusqu’à l’annonce des fouilles des vestiges du parlement par Pointe-à-Callière.
L’honorable Robert P. Kaplan, Solliciteur général du Canada (1980–1984) et député libéral fédéral pendant 25 ans, contacte la direction du Musée pour l’informer qu’un objet qu’il a acquis à l’encan deux décennies auparavant pourrait s’avérer d’une grande importance pour la mise en valeur du site. Il pourrait s’agir des armoiries de la salle de l’Assemblée législative – ce qui serait aussi improbable qu’inespéré, dit-il, aucune information les concernant n’étant connue depuis l’incendie.
Est-ce le cas? Un premier indice prometteur est fourni par une aquarelle réalisée par James Duncan: les proportions des armoiries concordent avec celles de la pièce retrouvée. Mais un détail saute aux yeux : l’artiste a inversé le lion et la licorne! Les armoiries d’Écosse, très semblables à celles du Royaume-Uni, les inversent, de fait. Maladresse liée à une esquisse précipitée? Geste délibéré? Mais Duncan étant Irlandais, difficile de le soupçonner d’activisme. Par ailleurs, les cicatrices qui affligent les principaux attributs correspondent à la description des événements de 1849. Enfin, les analyses physicochimiques des couches de peinture, réalisées par l’Institut canadien de conservation au moment de la restauration, nous apprennent que la couche de fond est constituée d’un pigment mis au point en 1820. En certains endroits, une vingtaine de couches se superposent, allant de bronzines et de dorures à des peintures plus récentes.
Selon une hypothèse avancée par les archéologues de Pointe-à-Callière, cet objet aurait été emporté par des émeutiers en guise d’un trophée le soir du 25 avril 1849 et conservé pendant des générations (dans une même famille?), avant d’être vendu à l’encan. De toute évidence, la mémoire de son contexte d’origine avait été préservée – à en croire l’explication du vendeur –, mais le hiatus de ces décennies d’ombre dans une propriété privée demeure inexpliqué. Heureusement, in extremis, les armoiries ont retrouvé le chemin de leur demeure d’origine.
Le parlement, comme si vous y étiez
Les recherches de Pointe-à-Callière ont rassemblé de manière inédite des données archéologiques et historiques qui ont permis de reconstruire d’une manière remarquablement fidèle et détaillée les intérieurs et les extérieurs du parlement, incluant son organisation spatiale, son mobilier et ses matériaux de construction. La contribution d’un architecte et artiste du 3D à ce volet des recherches est non négligeable.
Ces quelques vignettes se veulent un aperçu de la diversité des découvertes faites au cours de la dernière décennie. L’avancement des connaissances acquises tant au niveau du marché Sainte-Anne, que nous avons généralement omis ici, que celui du parlement, est phénoménal. Longtemps oubliés ou bien méritant une note de bas de page dans les cahiers d’histoire, le parlement de Montréal et le statut de la ville comme capitale font à nouveau partie des priorités de recherches de Pointe-à-Callière et de ses collaborateurs. L’impact de ces quelques années de transformation politique sur le caractère de la ville aura été durable. De métropole essentiellement économique, elle sera vite transformée en centre culturel et intellectuel avec l’arrivée d’hôtels, de restaurants et d’une élite instruite durant les années 1840. Ce statut perdurera au-delà du déménagement de la capitale vers Toronto, Québec, puis finalement Ottawa.
Ce récit en est donc un de la remarquable redécouverte d’un moment clé dans l’histoire du Montréal victorien. C’est aussi celle d’un lieu de mémoire de l’histoire canadienne qu’il importe de préserver et de rendre accessible aux générations futures. Pour en savoir davantage sur l’histoire du site, consultez Montréal capitale. L’exceptionnelle histoire du site archéologique du marché Sainte-Anne et de la province du Canada.
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