Derrière la vitrine
Quelles histoires sont évoquées par la petite mallette en vélin de Marguerite Bourgeoys, cette femme française laïque âgée d’une trentaine d’années lorsqu’elle est arrivée à Ville-Marie en 1653 pour enseigner aux filles des colons français et aux jeunes filles autochtones?
Combien de gens ont pu entendre la musique émanant de ce violon fabriqué à Londres au tournant du 19e siècle et utilisé par quatre générations d’une famille métisse établie à Saint-Boniface, dans la colonie de la rivière Rouge? Comment imaginer l’hiver dans le Québec rural sans le fameux Ski-Dog, devenu en raison d’une erreur d’impression le Ski-Doo, cette motoneige pionnière fabriquée par l’entreprise de Joseph-Armand Bombardier à Valcourt en 1959? Ces trois objets sont on ne peut plus différents les uns des autres, mais chacun, à leur façon, évoque une époque et un lieu intégraux à l’histoire des communautés francophones du Québec et du Canada. Et ce ne sont que trois des cinquante objets — merveilleux, comme l’indique le titre de ce dossier — présentés dans ce numéro spécial hors-série.
Aborder l’histoire des francophonies québécoise et canadienne à partir d’objets de musée représente un beau défi. Les collaborateurs et collaboratrices de ce numéro spécial cherchent non seulement à décrire ces objets choisis avec soin par les conservateurs et conservatrices de musée, mais à resituer ces objets dans leur contexte historique et à évoquer la signification que nous pourrions leur donner, une signification parfois contestée, voire plurielle. Un simple sifflet d’usine devient beaucoup plus évocateur lorsqu’on sait que, pendant des décennies, des générations successives de contremaîtres l’ont sonné pour annoncer le début de la journée de travail des ouvriers et ouvrières de la manufacture Montréal Cotton de Salaberry-de-Valleyfield. Ce tonneau en bois à l’apparence banale n’a rien pour attirer le regard des lecteurs ou des lectrices. Mais lorsqu’on apprend que ce tonneau est un pressoir à morue conservé au site historique national de Paspébiac, véritable plaque tournante du commerce international de la morue aux 18e et 19e siècles, et qu’on se rend compte que ce tonneau et ses semblables voyageaient entre la Gaspésie, les provinces maritimes, l’Europe et les Antilles, on prend conscience de son importance historique, tant concrète que symbolique.
Des centaines d’objets proposés par des douzaines de musées, l’équipe du magazine a dû en choisir cinquante. Ces choix, qui se sont avérés déchirants, ont été guidés par le désir de voir mis en valeur dans ce numéro des objets qui représentent différentes époques, des premiers contacts entre Autochtones et Européens jusqu’à la fin du 20e siècle. L’équipe du magazine souhaitait voir dans les pages de ce numéro spécial des objets qui témoignent de l’histoire du Québec et de ceux et celles qui y ont habité, mais aussi de l’histoire des Acadiens ou celle des Métis. Des objets bien connus — pensons, par exemple, à l’astrolabe attribué à Samuel de Champlain, fabriqué en 1603 — côtoient des objets méconnus du grand public, tel ce berceau de l’époque de la Nouvelle-France, fabriqué en bois de pin et en merisier et décoré de fleurs peintes par des membres de la communauté mohawk de Kahnawà:ke. Nous découvrons dans ces pages des objets qui représentent, parfois de manière surprenante, la vie politique, tel ce service à vaisselle décoré de la fleur de lys, conçu en 1947 pour le Café du Parlement, à Québec. Nous y trouvons également des objets associés à la vie quotidienne, voire la vie intime, dont un bel exemple est cette câline portée par une femme acadienne avant la déportation de 1755.
Depuis longtemps, les historiens et les historiennes universitaires ont tendance à privilégier dans le cadre de leurs recherches des sources écrites : la correspondance officielle et familiale, les journaux intimes, des traités militaires et politiques, des publications gouvernementales. Un certain nombre de chercheurs et de chercheuses se spécialisent plutôt dans l’analyse des sources iconographiques : des tableaux, des photographies ou des publicités. Enfin, un petit nombre d’historiens et d’historiennes se sont initiés à l’analyse de la culture matérielle, souvent l’apanage des historiens de l’art, des muséologues, des archéologues ou des anthropologues. Une collaboration fructueuse entre muséologues et chercheurs et chercheuses en histoire est justement ce qui a rendu possible la production de ce numéro hors-série.
Si les cinquante objets que l’on trouve dans ces pages sont de natures diverses, les trente-sept musées et lieux de conservation qui les hébergent entre leurs murs sont diversifiés, eux aussi. Du Château Ramezay au Musée de Saint-Boniface, du Musée de la Gaspésie au Musée des Ondes Émile Berliner, ce sont des institutions ayant différents mandats et différents publics, qui ont acquis ces objets et les collections dont ils proviennent dans le courant des dernières décennies, voire des derniers siècles. Ce sont parfois des dons de particuliers — de résidents de longue date d’une région, de passionnés de l’histoire locale, de collectionneurs ou d’antiquaires. Parfois, ce sont les objets acquis et conservés par une collectivité, tel le Royal 22e Régiment, dont la collection se trouve au Musée Royal 22e Régiment à Québec, ou encore les congrégations religieuses féminines dont les biens sont mis en valeur au Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal ou au Monastère des Augustines à Québec.
Depuis plusieurs décennies, les musées nord-américains s’interrogent sur la provenance de leurs collections d’objets autochtones et sur la manière dont ces objets (des artéfacts, des tableaux, des photographies, même des parties du corps humain) ont été acquis. Comme d’autres institutions à travers le pays, le Musée McCord, à Montréal, est engagé dans un processus de décolonisation de ses pratiques. Comme l’explique le conservateur Jonathan Lainey dans son texte publié dans ce numéro spécial, le Musée McCord travaille activement à faire une plus grande place « aux voix et perspectives autochtones ». Tant dans la conservation que dans la mise en valeur de la culture matérielle des Premiers Peuples, le Musée McCord est convaincu de l’importance « de respecter les protocoles et préoccupations des communautés d’origine ». En cela, il mise sur la collaboration avec des communautés autochtones et la co-construction des savoirs et du savoir-faire.
Les objets historiques sont, comme le fait remarquer l’historienne de l’art Ruth Phillips, des « témoins » du passé. Même sortis de leur contexte de production et de manipulation, entreposés dans des institutions et étalés derrière des vitrines, ils nous parlent, évoquant des histoires grandes et petites, nationales et familiales. Nous espérons que ces objets — et leurs histoires — sauront vous intriguer, vous informer et peut-être même vous émouvoir.
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