Retirer une statue ne répare pas les injustices
À propos de notre réflexion sur les states contoversées dans les lieux publics, je fais entièrement confiance aux conseils d’Annette Gordon-Reed. Elle est professeure d’histoire et de droit (à Harvard, rien de moins!) et a également remporté une « bourse du génie » MacArthur et le Prix Pulitzer.
Les recherches les plus reconnues de Mme Gordon-Reed ont établi hors de tout doute raisonnable le lien intime qui reliait le père fondateur de l’Amérique, Thomas Jefferson, et son esclave Sally Hemings, la mère de plusieurs de ses enfants.
Est-ce que Mme Gordon-Reed, elle-même afro-américaine, juge que l’hypocrisie stupéfiante de Jefferson — selon qui tous les hommes étaient créés égaux – l’écarte d’emblée de tout piédestal? On pourrait penser qu’elle serait ravie de voir les statues de Jefferson démantelées, avec celles des généraux confédérés qui ont combattu pour maintenir l’esclavage…
Mais pas du tout. « Nous pouvons faire la distinction entre les gens qui voulaient bâtir les États-Unis d’Amérique et ceux qui voulaient les détruire, rappelle-t-elle. Il est possible de reconnaître la contribution de nos personnages historiques, tout en reconnaissant leurs lacunes.
En effet, Mme Gordon-Reed a félicité les citoyens de Charlottesville, en Virginie, qui en 2017 ont manifesté pour protéger la statue de Jefferson des néonazis et des racistes qui voulaient convaincre que cet ancien président était des leurs. Les défenseurs de la statue de Jefferson, dit-elle, retenaient le meilleur de son legs aux États-Unis.
Mme Gordon-Reed connaît bien les failles de Jefferson, mais elle juge que cette déclaration sur l’égalité demeure un pilier de la démocratie américaine. Les Américains peuvent honorer l’homme d’État qui a proclamé cette égalité, même en déplorant d’autres aspects et pratiques de sa vie personnelle.
Peut-on appliquer la même règle au Canada? À Montréal, le professeur et activiste mohawk, Michael Rice, accepte la présence de plaques et de statues qui honorent le gouverneur Paul Chomedey de Maisonneuve pour son rôle lors de la fondation du Montréal français des années 1640.
Mais, souligne-t-il, il faudrait également faire savoir à la population que les chefs mohawks tués par Maisonneuve en cours de route défendaient honorablement les ancêtres de Rice et leur territoire. Cette approche est une façon de rétablir l’histoire, et non de l’effacer.
Et John A. Macdonald? Je n’ai jamais été partisan de l’idée de reproduire le rôle joué par George Washington dans la légende américaine en s’appuyant sur le personnage de Macdonald en tant que “père de notre nation”. La Confédération était une réalisation collective et Macdonald (et d’autres premiers ministres) est bien représenté dans notre art statuaire.
En ce qui a trait aux statues récentes, je préfère celles qui représentent le poète Al Purdy à Toronto, ou le musicien Gordon Lightfoot, à Orillia, en Ontario, ou encore les sculptures qui rendent honneur à l’histoire des Premières Nations sur la côte Ouest. Les erreurs de Macdonald font partie de notre histoire.
Mais les statues le représentant soulignent principalement ses réalisations positives pour le Canada.
Les actions de Macdonald ont parfois eu des répercussions plus favorables qu’il ne le pensait.
En effet, il a contribué à la rédaction de l’article 91.24 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, qui lie le Canada à une relation de traité avec les Premières Nations. Sa Loi sur les Indiens et son rôle dans la famine et la spoliation des Autochtones ternit sans doute cet engagement, mais il n’en reste pas moins que cet engagement demeure vivant : nous sommes tous des peuples des Traités.
Le respect de ces Traités serait certainement un bon pas vers la réconciliation.
Dans son échec à respecter les engagements des Traités, Macdonald rappelle certainement l’échec des Canadiens d’aujourd’hui. Il n’est pas honteux d’honorer la contribution de John A. Macdonald à la Confédération canadienne ou ses années à titre de premier ministre.
Ce qui serait honteux, ce serait de retirer les statues de Macdonald partout au pays, sans parler de la responsabilité du Canada à l’égard de la pauvreté, de la spoliation et de l’aliénation des peuples autochtones, failles auxquelles nous avons tous contribué et que nous entretenons.
Macdonald était politicien jusqu’au bout des doigts. À son époque, et au mépris des ententes qui avaient été promises au moment de la négociation des Traités, les gouvernements canadiens, avec le vaste soutien de la population, ont spolié les Premières Nations de leurs territoires et les ont empêchées de diriger leurs propres affaires ou de générer des revenus.
Lorsqu’il a provoqué une famine pour obliger les Autochtones des Prairies à se plier à la volonté de l’État, il appliquait des politiques qui étaient acceptées par l’électorat de l’époque, et cet électorat, c’est nous.
Pour remédier à cette situation, il importe de redresser les torts. Il serait suprêmement hypocrite de cacher les statues de Macdonald, tout en acceptant la pauvreté des Autochtones et leur dépossession, contre lesquelles il ne s’est jamais élevé.
Lorsque nous aurons combattu les injustices du passé, nous serons mieux en mesure de reconnaître les réalisations durables de John A. Macdonald — et du Canada dans son ensemble.
En 2015, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a formulé quatre-vingt-quatorze “appels à l’action” menant à une véritable réconciliation. Aucun de ces appels ne concerne le démantèlement des statues, mais ils évoquent toutefois l’importance de raconter l’histoire des Autochtones.
Ils soulignent essentiellement l’importance d’établir “une relation de nation à nation entre les peuples autochtones et l’État”. Tant que nous n’aurons pas bâti cette relation, rien ne nous porte à croire que ce retrait irréfléchi des statues aura de réelles conséquences positives.
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