Réexaminer la ruée vers l'or
La ruée vers l’or du Klondike est l’un des évènements les plus mythifiés de toute l’histoire du Canada. Il y a 125 ans, quelques prospecteurs ont trouvé des pépites d’or dans un affluent de la rivière Klondike. Plus de 100 000 personnes se sont alors précipitées vers le Yukon. Les gens ont parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre le district. Ils ont ensuite descendu les eaux vives du fleuve Yukon et établi un camp minier sur une vasière. La trame sonore et visuelle associée à cette épopée extraordinaire est gravée dans l’imaginaire de tous les Canadiens, de l’ascension terrifiante du col Chilkoot (on pense à la célèbre photo d’Eric Hegg) aux conditions extrêmement difficiles dans lesquelles ont vécu des dizaines de milliers de prospecteurs (illustrées par une photo d’archives granuleuse de la rue Front achalandée, à Dawson) en passant par les bars, les casinos et les salles de danse (on entend presque jouer une musique de cancan).
L’effervescence a diminué trois ans plus tard, et la plupart des prospecteurs ont quitté la région. Toutefois, des auteurs comme Jack London, Robert Service, Pierre Berton… et moi-même ont continué de nourrir l’appétit des lecteurs pour les prouesses associées à la ruée vers l’or. En 2010, j’ai publié Gold Diggers : Striking It Rich in the Klondike (publié en 2016 sous le titre français Orpailleurs : faire fortune au Klondike), un ouvrage qui raconte l’histoire de la ruée vers l’or du point de vue de six personnes qui y ont participé. J’ai pu connaître l’expérience de ces gens grâce à divers documents comme des lettres, des mémoires, des photos et des coupures de presse archivées. Je tenais à montrer que la ruée vers l’or était loin d’avoir été le seul fait des héros musclés à la barbe blanche loués par les auteurs du passé. J’ai donc raconté l’histoire d’un mineur, mais aussi d’un prêtre en odeur de sainteté, d’un policier à cheval soigné, d’une femme d’affaires futée, d’une journaliste du London Times et du jeune Jack London, qui a bâti sa carrière extrêmement fructueuse sur des histoires inspirées de son expérience au Yukon.
Dans les dix ans qui ont suivi la publication de mon livre, j’ai réalisé que mon compte rendu de la ruée vers l’or du Klondike était déséquilibré. Si j’avais à recommencer, j’élargirais mon approche. Notre compréhension du passé évolue constamment, mais, récemment, on note deux changements en particulier (attendus depuis longtemps) dans notre façon de raconter les évènements du passé.
D’abord, on reconnaît que le contenu des manuels sur l’histoire du Canada a toujours été axé sur les premiers colons. Nous avons ignoré, déprécié ou contesté bien trop longtemps les récits des Autochtones qui ont vécu sur ces terres pendant des milliers d’années avant l’arrivée des Européens. Comme l’a dit l’ancien sénateur Murray Sinclair, qui était à la tête de la Commission de vérité et réconciliation du Canada : « Nous devons modifier notre façon d’éduquer nos enfants. Qu’ils soient Autochtones ou non, tous les enfants doivent grandir et être éduqués dans un Canada qui comprend mieux et plus largement sa propre histoire ». Pour y arriver, il faut offrir une couverture beaucoup plus exhaustive et respectueuse de l’histoire des peuples autochtones. Comme l’a dit la célèbre poète Lee Maracle, membre de la Nation des Sto:Loh : « Rien sur nous sans nous. » Ensuite, on accorde maintenant plus d’attention à l’histoire de l’environnement – l’étude des interactions entre l’humain et la nature. Les changements climatiques nous obligent à réexaminer les hypothèses coloniales selon lesquelles les ressources de la Terre sont inépuisables et sont là pour être exploitées par l’humain. Dans les mots de la jeune et farouche militante pour le climat Greta Thunberg : « Notre maison est en feu. » Pour empêcher la planète de devenir un lieu inhabitable, nous devons élaborer une approche plus holistique. Dana Tizya-Tramm, chef de la Première Nation des Vuntut Gwitchin d’OId Crow, au Yukon, a dit ce qui suit lors du Sommet mondial de l’action climatique de 2018 : « Le respect des droits des Autochtones est essentiel si nous voulons contenir et inverser les changements climatiques… le mépris de nos peuples est le mépris de la planète. »
Je reconnais aujourd’hui que l’histoire de la ruée vers l’or est incomplète sans ces deux perspectives. Je veux rétablir le rôle primordial des Autochtones dans les évènements survenus dans les années 1890 dans les environs de la rivière Klondike, dont même le nom est issu de la corruption coloniale : le nom original du cours d’eau est « Tr’ondëk » d’après la Première Nation qui habitait la région depuis des millénaires. Le chef des Tr’ondëk a d’ailleurs joué un très grand rôle à l’époque de la ruée vers l’or, mais ce rôle a été mis à l’écart dans la narration classique de l’évènement.
Selon les archéologues, les Premières Nations vivent dans la région nordique que l’on appelle aujourd’hui le Yukon depuis au moins 14 000 ans. Dans les années 1890, les Autochtones ignoraient largement l’existence du gouvernement du Dominion du Canada à Ottawa et celle de la frontière canado-américaine. Pour les Premières Nations des Tlingit, des Hän Hwëch’in, des Tr’ondëk, des Kaska, de Tagish et des Tutchone (dont les populations combinées s’élevaient à environ 5 000 personnes), c’était leur territoire traditionnel, une terre riche en gibier, en poisson et en baies. Les concepts européens associés à la propriété terrienne étaient sans importance pour les Autochtones, qui appartenaient à la terre, vivaient en harmonie avec son rythme et reconnaissaient la dépendance réciproque de toutes les créatures vivantes. Les Autochtones ont joué un grand rôle (ignoré) dans la ruée vers l’or comme porteurs, chasseurs et commerçants.
Les prospecteurs et ceux qui ont raconté leurs histoires ont choisi, surtout dans les premières années, de décrire une terre hostile et vide, soit « plusieurs centaines de mille lieues carrées de terres glacées » dans les mots de Jack London. Ils sous-entendaient que seuls leurs efforts héroïques permettraient de soutirer du sol le précieux métal jaune. Indifférents, sinon carrément hostiles, aux peuples autochtones, ils ne se souciaient pas non plus des dommages qu’ils causaient à l’écologie du Yukon. Une mentalité de conquête domine les récits populaires sur la ruée vers l’or qui, à son tour, domine l’histoire du territoire. « C’est un mythe toxique, a affirmé Joseph Tisiga, un artiste multidisciplinaire de la Nation des Dénés Kaska (jadis les Kaska). Toute personne s’intéressant aux valeurs de la réconciliation par la guérison culturelle et par la création d’un avenir inclusif doit demander à ce que l’identité du Yukon ne soit plus définie par la ruée vers l’or ». En 2005, quand j’ai commencé mes recherches pour écrire mon livre, j’ai essayé de trouver une personne qui pourrait décrire l’expérience des Autochtones. J’ai toutefois été incapable de mettre la main sur les sources écrites primaires auxquelles j’avais appris à me fier (journaux personnels, lettres, revues). Même si j’ai beaucoup parlé de l’histoire des Autochtones de la région dans mon livre, c’est resté un élément contextuel et non pas une composante de premier plan.
Il s’est avéré que les sources que je convoitais existaient, mais que je ne savais tout simplement pas où les trouver. J’aurais d’abord dû chercher dans les récits oraux autochtones, particulièrement ceux transmis par les personnes qui parlaient le hän (aujourd’hui les Tr’ondëk Hwëch’in), dont le territoire ancestral comprend les terres où allait s’élever Dawson. Ensuite, j’aurais dû consulter des journaux locaux de l’époque. Dans cette source, j’aurais pu concentrer mes recherches sur le chef Isaac, dirigeant charismatique des Tr’ondëk Hwëch’in. Et si j’avais porté attention à ces sources, je n’aurais pas répété les erreurs véhiculées par les récits coloniaux desquels ont été exclus les premiers habitants du Yukon.
Le chef Isaac a été nommé à la tête des Tr’ondëk Hwëch’in avant la ruée vers l’or. Les photos montrent un grand homme élégant aux pommettes saillantes et au sourire chaleureux. Son nom autochtone a été perdu au fil du temps, mais on sait que le nom « Isaac » lui a été donné par un évêque anglican, William Bompas. Dans les archives, il est simplement appelé « chef Isaac ». Une notice nécrologique parue dans l’Alaska Weekly le 15 avril 1932 décrit le chef Isaac comme « grand, mince, musclé et doté de proportions physiques supérieures à la moyenne ainsi que d’une grande intelligence ».
Dans la plupart des photos, le chef porte un mélange de vêtements autochtones et occidentaux : un manteau en peau de daim abondamment orné de franges et de broderies avec des pantalons en tissu. Né vers 1847, le chef Isaac a marié Eliza Harper, avec qui il a eu 13 enfants; seulement quatre d’entre eux ont survécu jusqu’à l’âge adulte, soit Fred, Charlie, Angela et Patricia, surnommée « princesse Patricia » parce c’était la fille du chef. La petite-fille du chef, Joy Isaac, se souvient que selon sa mère, son grand-père était « un bon guérisseur », vénéré par sa famille et par son peuple pour ses capacités de guérison et son aptitude pour la chasse.
Joy Isaac et ses proches ont récemment créé un site Web à la mémoire du chef. Ils y expliquent que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs dépendaient de la terre, de l’eau, des animaux et de l’air, avec lesquels ils entretenaient des liens importants. Pendant des siècles, ces ancêtres ont vécu au fil des saisons, cueillant des baies en automne, chassant en hiver et pêchant en été dans la vasière où un affluent particulièrement riche en saumon se jetait dans le fleuve Yukon.
La branche des Hän Hwëch’in que dirigeait le chef Isaac comptait probablement quelque 200 personnes qui se désignaient elles-mêmes comme des « Tr'ondëk ». C’est la déformation de ce nom par les prospecteurs qui a donné naissance au terme « Klondike » pour désigner l’affluent riche en saumon du fleuve Yukon. « Tr’o » fait référence à un type de pierre particulier, la pierre à marteau, que le peuple utilisait pour enfoncer les pieux des fascines à saumons dans le cours d’eau en été lorsqu’ils campaient dans la vasière. « Ndëk » signifie cours d’eau ou rivière. Plus tard, les Tr'ondëk ont ajouté « Hwëch’in » à leur nom, un mot qui signifie « peuple ». « Tr’ondëk Hwëch’in » signifie donc « peuple de la rivière de la pierre à marteau ».
Bien avant le début de la ruée vers l’or, le chef Isaac avait remarqué que, graduellement, de plus en plus de gens du Sud débarquaient dans les territoires autochtones. Pendant des décennies, les trappeurs autochtones et les commerçants blancs ont entretenu de solides relations mutuellement avantageuses axées sur la traite de fourrures de renard, d’ours et de lynx. Des missionnaires sont aussi arrivés dans les villages autochtones, et le chef Isaac lui-même s’est converti au christianisme (qu’il combinait à ses croyances spirituelles traditionnelles). Ce fut ensuite au tour des mineurs d’arriver dans le Nord. Ces derniers venaient des riches mines aurifères de la Californie, du Colorado et de la Colombie-Britannique. De bruyants camps miniers ont ainsi été établis le long du fleuve Yukon : Rampart, Circle, Eagle, Forty Mile, Fort Reliance, Sixty Mile et Fort Selkirk.
Joy Isaac se rappelle que selon sa tante Pat, le chef Isaac « savait que c’étaient des humains. Il était gentil et accueillant avec eux, et il a dit à son peuple d’être aimable lui aussi ». Il existe des récits de chasseurs autochtones qui ont sauvé la vie de gens du Sud perdus et affamés. Comme l’a souligné Jackie Olson, membre des Tr’ondëk Hwëch’in et ancienne directrice générale de l’Association des visiteurs du Klondike, « On voit de vieilles photos [de cette époque] qui ont comme légende “Deux Indiens”. Le nom de ces hommes n’est même pas indiqué, mais on sait que le photographe ne se serait probablement pas rendu là où il est sans leur aide. »
Un des premiers Blancs qu’a appris à connaître le chef Isaac est Jack McQuesten, un grand Américain de forte carrure à la moustache hirsute. M. McQuesten travaillait pour l’Alaska Commercial Company et a établi le poste de traite de Fort Reliance sur les berges du fleuve Yukon en 1874. Il était marié à Kate, une membre des Koyukon en Alaska, et a appris un peu de hän, la langue des Tr’ondëk Hwëch’in. Quant à lui, le chef Isaac a appris un peu d’anglais. Le chef et le commerçant sont devenus amis.
La découverte de petites quantités de paillettes et de pépites d’or suffisait à motiver les mineurs qui, chaussés de leurs bottes de caoutchouc, continuaient à remuer leurs écuelles dans l’espoir de trouver de l’or alluvionnaire sur les bords du fleuve et de ses affluents. Si l’un d’eux avait pris la peine de s’arrêter en chemin pour discuter avec le chef Isaac, il aurait appris qu’une bien plus grande quantité de ces pierres jaunes malléables se mêlait au gravier à l’embouchure de la rivière Klondike. La petite-fille du chef a dit que son grand-père savait où il y avait « beaucoup de grosses pépites dans les ruisseaux ». Mais comme on ne peut pas le manger, l’or n’avait aucune valeur pour le peuple qui vivait sur ces terres, et très peu de prospecteurs ont pris le temps de discuter avec ceux qui connaissaient le mieux la région.
C’est seulement lorsque s’est répandue la nouvelle de la découverte d’un important filon d’or dans un ruisseau du Klondike, en 1896, que la ruée vers l’or a véritablement commencé. Qui a trouvé tout cet or? Pendant des années, la découverte a été attribuée à un Américain nommé George Carmack puisque la concession était à son nom dans le bureau registraire minier de Forty Mile. M. Carmack avait toutefois la réputation d’être paresseux, et même ses contemporains ont supposé que la découverte n’était pas la sienne, mais plutôt celle de sa femme, Shaaw Tláa (aussi appelée Kate Carmack), de son beau-frère Keish (qu’il appelait Skookum Jim) ou de son neveu Káa Goox (surnommé Tagish Charlie), tous membres des Tagish. C’est M. Carmack qui a enregistré la concession puisque les concessions enregistrées par des Autochtones étaient rarement respectées. De toute façon, les prospecteurs préféraient la version de l’histoire selon laquelle la découverte revenait à l’un des leurs. On n’a donc attribué à Shaaw Tláa et à ses proches qu’un petit rôle dans la mythologie de la ruée vers l’or.
Au printemps 1897, des milliers de prospecteurs sont arrivés à l’embouchure de la rivière Klondike. Le chef Isaac a vu qu’il y aurait des problèmes. Les nouveaux arrivants étaient agressifs et ne s’en sont pas tenu qu’à Dawson, le lotissement urbain situé sur la rive opposée au Tr’ochëk, le lieu traditionnel de pêche des Tr’ondëk Hwëch’in. Ils se sont également aventurés dans le Tr’ochëk, se sont approprié toutes les terres disponibles, ont acheté plusieurs demeures en peaux d’orignal des Tr’ondëk Hwëch’in et ont bâti des cabanes. En peu de temps, le Tr’ochëk a été envahi et l’équipement de pêche, vandalisé. « Mon père… craignait que son peuple n’adopte les mauvaises habitudes des Blancs, comme boire de l’alcool ou causer des ennuis », a raconté Pat Isaac à sa nièce Joy. Il a donc décidé que les Tr’ondëk Hwëch’in devaient déménager.
Dans les mots de l’actuelle dirigeante des Tr’ondëk Hwëch’in, la chef Roberta Joseph, le chef Isaac était « un leader remarquable qui a dû s’adapter à de nouvelles façons de faire pour assurer la sécurité de notre peuple ». Il a négocié poliment avec les nouveaux arrivants, qui ne l’ont pas souvent traité avec la même courtoisie. Sa première demande a été que les Tr’ondëk Hwëch’in s’installent sur des terres situées du même côté de la rivière que Dawson. Cette demande a été refusée brutalement par la Police à cheval du Nord-Ouest.
L’inspecteur Charles Constantine avait en effet déjà choisi cet endroit pour y construire ses installations, et il a clairement fait comprendre au chef qu’il ne le partagerait pas avec les premiers habitants de la région.
Comme des centaines d’autres mineurs et leurs proches débarquaient quotidiennement sur les berges du fleuve Yukon, une transition difficile était inévitable pour les Tr’ondëk Hwëch’in. Ils avaient du mal à apprendre l’anglais et à communiquer avec les nouveaux arrivants, dont peu se sont donné la peine d’apprendre le hän. Ils ont regardé les gens du Sud surutiliser leurs lieux de pêche, occuper le Tr’ochëk, abattre les arbres pour se chauffer et détruire les terres près des ruisseaux. En 1898, Dawson comptait 30 000 habitants; c’était désormais la plus grande ville à l’ouest de Winnipeg et au nord de Seattle. Quelles étaient donc les chances de survie de quelques dizaines de Tr’ondëk Hwëch’in, susceptibles aux maladies apportées par les mineurs et à la tentation du whisky?
Le chef Isaac a protégé son peuple. Il a rejeté la suggestion méprisante de l’inspecteur Constantine selon laquelle les familles des Tr’ondëk Hwëch’in devraient s’isoler sur les îles au milieu du fleuve Yukon et a plutôt mené son peuple vers un endroit situé à cinq kilomètres en aval, le village de Moosehide.
Les Tr’ondëk Hwëch’in ont vécu sur leur territoire pendant des décennies. Ils ont continué de transmettre leurs histoires et de célébrer leurs festivals. « Le chef savait que nos chansons hän se perdraient dans tous ces bouleversements, m’a dit la chef Roberta Joseph. Il a donc demandé à nos frères et à nos sœurs en Alaska de les conserver pour nous. Les Tanana de l’Alaska nous ont rendu ces chansons dans les années 1990, un siècle après la ruée vers l’or. Nous avons enfin pu organiser de nouveau des potlatchs traditionnels. »
Les intrus ont écarté les Autochtones de la région jusqu’à les rendre presque invisibles, et si ces derniers sont même mentionnés dans les récits d’époque de la ruée vers l’or, c’est souvent avec mépris. Ils ont pourtant joué un rôle essentiel à la survie de la population de Dawson; l’hiver de 1897-1898 fut rigoureux, et bon nombre des résidants seraient morts de faim sans la viande d’orignal fournie par les excellents chasseurs des Tr’ondëk Hwëch’in. Au plus fort de la ruée vers l’or, des Autochtones ont travaillé sur les bateaux à roues à aubes du Yukon, dans les chantiers de construction et, parfois, dans les concessions minières.
Le chef Isaac se rendait souvent à Dawson pour défendre les intérêts des siens, accusés de crimes mineurs ou arrêtés pour ivresse présumée. À la fin de la ruée vers l’or, la force et la diplomatie du chef Isaac lui avaient mérité le respect des officiels de Dawson. Les résidants de la ville ont fait de lui un membre honoraire de l’Ordre des pionniers du Yukon et l’ont invité à prendre la parole lors du Jour de la Découverte, la célébration annuelle de la découverte du premier filon d’or au Klondike. Le chef Isaac a souvent été photographié avec des dignitaires, y compris le commissaire du Yukon et l’évêque anglican.
Bien que courtois avec les nouveaux arrivants, le chef Isaac n’a pas accepté leur attitude envers son peuple et le territoire. Il a eu recours à trois journaux locaux – le Klondike Nugget, le Dawson Daily News et le Yukon Sun – pour transmettre d’importants messages. Il a souligné que le système judiciaire imposait des sanctions plus sévères aux délinquants autochtones qu’aux Blancs, et a souvent rappelé aux lecteurs que c’étaient des Non-Autochtones qui avaient brisé l’équilibre écologique délicat présent dans la région avant la ruée vers l’or. Les Tr’ondëk Hwëch’in avaient accueilli les mineurs, mais, ce faisant, leur propre mode de vie avait presque été détruit.
Un des discours passionnés qu’a fait le chef Isaac en anglais, sa deuxième langue, a été préservé dans une coupure de presse de l’époque : « Il y a longtemps, avant l’arrivée de l’homme blanc, l’Indien du Yukon était heureux. Il avait beaucoup de gibier, n’avait pas de problèmes et était gras. L’homme blanc est arrivé et l’Indien a chassé pour lui donner à manger. L’Indien a donné à l’homme blanc des vêtements et lui a fait du feu pour le réchauffer. Bientôt… un million d’hommes blancs arrivent et coupent le bois de l’Indien, tuent le gibier de l’Indien et prennent l’or de l’Indien. Ils ne donnent rien à l’Indien. Tout le gibier est parti, tout le bois est parti, et l’Indien a froid et faim. L’homme blanc s’en fiche ».
C’est cette voix qui manquait au livre que j’ai publié en 2010.
Aujourd’hui, on est en train de revoir la façon dont l’activité minière a supplanté le reste de l’histoire du Yukon. On a pu voir récemment un exemple des résultats de cet examen lorsqu’en février 2021, le festival Yukon Sourdough Rendezvous, tenu depuis 57 ans, a changé de nom pour devenir le festival Yukon Rendezvous. Selon des représentants de la Yukon Sourdough Rendezvous Society, qui organise le festival, le mot « sourdough », un surnom familier donné aux mineurs blancs qui avaient survécu à un hiver au Klondike, a été retiré du nom du festival en raison de ses connotations coloniales (même si la société l’a conservé dans sa propre désignation).
La station locale CBC/Radio-Canada a rapporté que la Yukon Sourdough Rendezvous Society a reçu une avalanche de « messages haineux ou racistes, de menaces de vandalisme et de messages d’intimidation » à la suite du changement de nom. Certaines personnes ont toutefois soutenu celui-ci. Lori Fox, une chroniqueuse de CBC/Radio-Canada, a souligné que ceux qui sont outrés défendent une histoire « raciste, sexiste et misogyne qui, bien franchement, est un amalgame de comportements coloniaux très douteux ». L’artiste Joseph Tisiga a ajouté que « ce qu’une culture célèbre et la façon dont elle le fait en disent long sur ses valeurs fondamentales. Pourquoi a-t-on bâti un festival autour d’une personne qui n’a passé qu’un an ici? Voyons! Les Premières Nations ne font pas que survivre ici, elles y vivent depuis des milliers d’années! En faisant la promotion de la ruée vers l’or comment étant au cœur de l’identité du Yukon, on a bâti cette identité sur un héritage d’exploitation et de transplantation des Premières Nations ».
M. Tisiga a mentionné que le sentiment de supériorité des Blancs « fait partie intégrante de la culture du Yukon, où les rues sont d’ailleurs nommées d’après des prospecteurs plutôt que des aînés autochtones ». Pendant les étés qu’il a passés à Dawson, M. Tisiga a souvent eu l’impression d’être dans un parc thématique sur la ruée vers l’or. « Cet évènement a été romancé, et cela a jeté de l’ombre sur des peuples, un art et une culture millénaires. »
Chaque été, des touristes viennent à Dawson pour laver l’or à la battée ou encore pour visiter la maison de jeu Diamond Tooth Gertie et le musée Jack London. Les résidants de la ville reconnaissent les retombées économiques du tourisme. Mais aujourd’hui, les touristes peuvent aussi découvrir l’envers de la ruée vers l’or. Malgré tous les dommages causés par cet évènement, le peuple des Tr’ondëk Hwëch’in a survécu et, après l’entente sur les revendications territoriales de 1998, a prospéré. Le gouvernement des Tr’ondëk Hwëch’in est maintenant le plus important employeur de la ville, le hän est enseigné dans les écoles, et les élèves, autochtones comme non autochtones, peuvent suivre des cours de chasse. Depuis 2008, les visiteurs peuvent aussi entrer dans le magnifique centre culturel Dänojà Zho pour regarder une vidéo sur les traditions de la communauté, le rôle qu’elle a joué dans la ruée vers l’or ainsi que sa survie et ses réussites économiques et culturelles. « La ruée vers l’or n’est pas la seule raison de visiter la région, a déclaré Mme Olson, l’ancienne directrice générale de l’Association des visiteurs du Klondike. Pendant si longtemps, nos récits ont été tellement dérangeants qu’ils étaient balayés sous le tapis; les gens de ma génération ont été élevés comme des Blancs. Nous sommes maintenant prêts à raconter nos histoires que, soudainement, les gens veulent connaître. »
Wayne Potoroka, le maire de Dawson, a ajouté ceci : « À Dawson, nous reconnaissons que nous avons tous un rôle à jouer dans la réconciliation. Nous avons trop longtemps mis de côté les éléments négatifs de l’histoire. La ruée vers l’or n’était pas qu’une série de spectacles de cancan. Les temps ont été durs. »
Et pourtant, la chef Roberta Joseph renchérit qu’une histoire encore plus importante reste à raconter, celle du potentiel perdu : « Pour mes ancêtres, la ruée vers l’or symbolise des occasions perdues. Nous aurions pu devenir la Première Nation la plus prospère du Canada, mais la richesse et la culture de nos terres ancestrales ont été fauchées sous nos pieds. »Tout comme l’a dit le chef Isaac il y a un siècle, la chef Roberta Joseph ajoute : « On nous a tout pris. »
LES CRÉATEURS DU MYTHE
Écrivains, photographes et cinéastes ont tous utilisé la ruée vers l’or du Yukon comme source d’inspiration. Que leurs œuvres soient réalistes ou complètement fantaisistes, elles présentent presque toujours le Klondike du point de vue des colonisateurs.
Jack London, auteur de récits d’aventures inspirés de sa propre expérience au Klondike.
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