En amont de leur propre rivière
Sept artistes décident de se réunir au début des années 1970 afin de lutter collectivement pour l’inclusion de l’art autochtone dans le monde de l’art canadien. Ces artistes brisent les définitions identitaires et les limites imposées aux peuples des Premières Nations. Ils luttent également contre le principe des deux poids deux mesures à l’encontre du travail des artistes autochtones et contre les idées reçues voulant que leurs œuvres soient une forme d’artisanat, ce qui les exclut d’emblée des grandes galeries et musées du pays.
Vers la fin de l’année 1972, ce « groupe des Sept » formé de Jackson Beardy, Eddy Cobiness, Alex Janvier, Norval Morrisseau, Daphne Odjig, Carl Ray et Joseph Sanchez a créé le premier collectif d’artistes autochtones autonome et autodirigé au Canada. Ouvrant la voie à une nouvelle façon de penser à la vie et à l’art des peuples des Premières Nations, ils ont favorisé l’adoption d’une nouvelle approche quant à la réception et à la mise en valeur de l’art autochtone contemporain.
Mon propre intérêt pour le groupe, officiellement fondé sous le nom de Professional Native Indian Artists Inc. (PNIAI), est né il y a de nombreuses années et a culminé par un projet de livre et une grande exposition en septembre 2013, alors que j’étais conservatrice de la galerie d’art MacKenzie à Regina. Je sentais que j’avais l’obligation, mais également le pouvoir, de faire une place de choix à ces artistes qui ont été écartés du monde de l’art, et de rendre hommage à ceux étaient là avant moi – des artistes dont le dévouement, l’effort et les sacrifices m’ont ouvert des portes à moi, en tant que conservatrice, artiste et administratrice dans le domaine des arts d’origine autochtone. C’est grâce à eux tous que j’ai pu accéder aux nombreux postes que j’ai occupés pendant ma carrière.
Je venais de donner naissance à ma fille. À la galerie, on se moquait gentiment en disant que c’était la deuxième conservatrice de l’exposition compte tenu des nombreuses heures qu’elle passait dans mes bras ou sur mes genoux, alors que nous mettions la dernière main à l’installation des œuvres et à la publication du livre. Je me souviens encore de voir Alex Janvier tenant ma fille dans ses bras et parcourant l’exposition avec sa femme, Jacqueline Janvier, et un membre du groupe, Joseph Sanchez, tous me racontant leurs précieux souvenirs. La transmission intergénérationnelle était au cœur de l’exposition et du livre. Je voulais faire connaître l’histoire du groupe, une histoire qui a commencée avant ma naissance, afin que les prochains à venir (ou tout juste arrivés!) connaissent cette histoire et comprennent son importance pour les générations futures.
En tant qu’une des plus grandes alliances d’artistes au Canada, le PNIAI est passé à l’histoire en exigeant que ses membres soient reconnus comme des artistes contemporains professionnels.
Historiquement, les pratiques sociales, politiques et culturelles favorisaient l’exclusion, la marginalisation et le détournement de l’art autochtone. La convergence des événements qui ont mené à la formation du Groupe découle du réveil de l’activisme politique et de la renaissance culturelle autochtones de la fin des années 1960. Les peuples autochtones, constamment humiliés, avaient le choix entre deux options : accepter une position inférieure au sein de la société ou s’exprimer et résister aux conditions d’oppression et aux définitions imposées.
La grande percée culturelle et politique est survenue avec l’Expo 67, une exposition internationale à Montréal qui a été l’événement phare des célébrations du centenaire du Canada, en 1967. Cette exposition a permis aux artistes autochtones d’affirmer leur propre identité culturelle dans un contexte soulignant le nationalisme canadien. La grande vague de renouveau observée lors de cette fête était une première indication de ce qu’il est possible d’accomplir lorsque des artistes partageant des expériences et des intérêts communs se réunissent et travaillent vers un même but. Avec le recul, le conservateur d’avant-garde, Tom Hill, le premier conservateur d’art autochtone au Canada, m’a expliqué que l’Expo 67 [TRADUCTION] « avait donné un certain pouvoir aux artistes, en permettant à des artistes autochtones de partout au Canada de se rencontrer pour la première fois et de discuter de leurs difficultés et intérêts communs. » L’événement a donné une direction aux artistes participants, aux organisateurs et aux activistes de partout au pays, et leur a montré comment leur art pouvait servir à communiquer leurs idées. Cet éveil était un indice de ce qui allait venir, notamment la formation du Groupe.
L’histoire et les événements récents nous rappellent qu’il existe un lien étroit entre l’art et la politique autochtones. Pour comprendre les obstacles vécus par les artistes, il importe de comprendre comment les forces de la société canadienne contrôlaient la vie des Premières Nations. Dans les années 1960, les attitudes coloniales axées sur la supériorité raciale prévalaient toujours : les peuples des Premières Nations continuaient d’être victimes d’un racisme anti-autochtone, d’une ségrégation informelle et de diverses politiques d’assimilation gouvernementales. Les membres du Groupe ne le savaient que trop bien. En plus de vouloir élargir leur marché et être reconnus comme des artistes professionnels, ils participaient à un combat politique plus vaste, puisqu’ils étaient affectés par bon nombre des conventions culturelles et politiques publiques reléguant les Premières Nations au second rang dans la société canadienne et encadrant tous les aspects de leur vie.
Les expériences de vie du Groupe étaient étroitement liées à la Loi sur les Indiens et au ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (MAINC), comme on l’appelait à l’époque, dont les politiques influaient sur la vie quotidienne des Autochtones. Même si tous les membres du Groupe vivaient sous le joug du MAINC, un des récits de Janvier donne un aperçu particulièrement représentatif des difficultés qu’ils éprouvaient.
Son histoire commence dans la réserve de Cold Lake, en Alberta, qu’il ne pouvait pas quitter sans l’autorisation d’un « agent indien » du gouvernement. Le système des permis servait à surveiller et contrôler étroitement les affaires des peuples des Premières Nations, et la formation en art de Janvier vers la fin des années 1950 est directement liée à cette histoire. Dans nos conversations, il nous parlait souvent de l’époque où il devait porter une autorisation écrite sur lui, en tout temps, pour sortir de la réserve. Cependant, les permis n’étaient pas toujours approuvés. Lorsqu’il fut accepté au Ontario College of Art à Toronto, l’agent lui a dit : [TRADUCTION] « Je ne pense pas que tu vas réussir… C’est trop difficile pour toi. » L’agent ne lui a finalement permis que d’aller à Calgary. Et même après cela, comme Janvier l’explique [TRADUCTION] « mon permis a été plusieurs fois contesté par des agents de police. N’importe quel "honnête citoyen" ou homme d’Église pouvait exiger de voir mon permis, parce que je ne me trouvais pas au bon endroit. J’étais au centre-ville, je devais prouver mon droit d’être là et de fréquenter une école d’art. »
Même s’il est le premier de sa classe à Calgary, Janvier pense que « le monde n’était pas encore prêt pour moi… C’était un problème, parce que je n’étais pas supposé me retrouver ici. » Il croyait en ce qu’il faisait, mais se sentait repoussé. « J’ai commencé à ressentir les effets et la force du racisme – le pouvoir qui m’empêchait de passer de l’autre côté… j’avais gagné le droit de passer de l’autre côté… mais la société dans laquelle j’entrais n’était pas prête à me recevoir. »;
Les contextes sociaux, politiques et culturels du Canada à l’époque provoquent une forte résistance chez les artistes et activistes. Les Autochtones veulent faire entendre leur voix et préserver leurs pratiques culturelles. L’incidence de ce mouvement social et culturel croissant est évidente dans le travail du Groupe. Les œuvres de ces maîtres, qui célèbrent la culture et l’identité, et qui sont des outils d’éducation et de renouvellement, nous donnent un aperçu des luttes remportées, des barrières ouvertes et des legs encore largement méconnus. Leur travail témoigne également de la pertinence et de la force constantes des peuples autochtones, de leur idéologie et de leur culture.
Même si leurs aspirations personnelles sont variées, les membres du Groupe sont à l’avant-plan du développement de l’art autochtone contemporain grâce à la vision collective du groupe. Dès leurs premières réunions en 1971 jusqu’à leur dissolution en tant qu’entité juridique en 1979, l’avant-gardisme et la nouveauté inspirante des images et des styles de ces sept artistes resteront fondamentaux. Leur impact artistique collectif, ainsi que leurs approches distinctives et leur façon nouvelle d’exprimer leurs expériences et leur culture, demeurent une grande source d’inspiration pour de nombreux artistes. En tant qu’entité culturelle et politique, le Groupe a mené à une renaissance qui a donné à d’autres artistes autochtones, organismes de défense de l’art et collectifs l’énergie et l’élan pour poursuivre leur travail. Cependant, il importe de reconnaître qu’en plus des sept membres du Groupe, de nombreux autres artistes produisaient des œuvres d’art et contribuaient à ce réveil de la nation autochtone. L’esprit de décolonisation qui se manifeste par l’art en tant que première ligne de défense culturelle et politique se fait sentir encore aujourd’hui et a été décrit par l’historienne de l’art Carmen Robertson comme une « renaissance rouge ».
Dans les années suivant Expo 67, le Groupe est l’un des premiers organismes à lutter pour faire entendre les voix et les perspectives des artistes autochtones; il s’agit de la première alliance d’artistes autodirigée qui défend la reconnaissance de l’art autochtone contemporain. Mais fondamentalement, cette alliance est née des efforts déployés de la base pour répondre aux besoins des artistes autochtones qui convergeaient vers Winnipeg vers la fin des années 1960.
Les membres du Groupe et de nombreux autres artistes autochtones sont rapidement confrontés à un double standard. Les artistes sont écartés, on leur dit que leur travail est soit « trop autochtone », soit « pas assez autochtone ». Les signes de modernité dans leur travail sont rejetés comme étant incompatibles ou non conformes aux stéréotypes bien ancrés qu’entretient la société à l’égard des Premières Nations et de leur art. Lors de mes conversations avec Daphne Odjig, avant son décès en 2016, elle me raconte avoir vu une annonce publiée par une galerie d’art de Winnipeg mentionnant « Nous acceptons tous les nouveaux artistes. » Elle profite alors de cette occasion pour présenter certaines de ses œuvres au galeriste. Ce dernier, malgré son enthousiasme du début, demeure froid avec elle. Cette attitude la convainc : [TRADUCTION] « Ils ne veulent pas prendre nos œuvres, tant pis! Je vais ouvrir ma propre galerie. Et c’est exactement ce que j’ai fait. Maintenant, ce sont eux qui vont venir à nous, plus jamais je n’approcherai une autre galerie. » Et elle a tenu parole.
En 1970, Odjig et son mari, Chester Beavon, fondent Odjig Indian Prints of Canada Ltd. Ils ouvrent une petite boutique d’artisanat sous le même nom au 331 Donald Street à Winnipeg l’année suivante. Quelques années plus tard, ils créent la New Warehouse Gallery à l’arrière du magasin. L’endroit, connu de tous sous le nom d’« Odjig’s », se transforme en lieu de rencontre pour les artistes qui travaillent seuls chacun de leur côté, non seulement à Winnipeg, mais d’aussi loin qu’Ottawa et Toronto. Que l’on vienne de l’est ou de l’ouest, Odjig’s est l’endroit où l’on peut rencontrer d’autres artistes. Les conversations qui s’y tiennent lors de la première année de la galerie mènent aux étapes initiales vers la formation d’une organisation. Janvier confirme que cette vision a vu le jour sous la gouverne de Daphne Odjig. Les liens entre les artistes sont resserrés lors des réunions informelles à Winnipeg et mènent finalement à un effort concerté pour former un groupe professionnel unifié. Les réunions ont généralement lieu chez Daphne Odjig, au Northstar Inn de Winnipeg, ou chez Odjig’s, où les artistes peuvent exprimer librement leurs frustrations à l’égard de l’establishment de l’art canadien et des préjugés à leur endroit, mais également discuter d’art et critiquer leurs œuvres.
En me racontant l’histoire du groupe, Odjig se souvient qu’elle et Jackson Beardy « avaient souvent discuté de l’idée de former un groupe. » Environ six mois après l’ouverture de la boutique, elle contacte Eddy Cobiness par le truchement de la Fraternité nationale des Indiens, pour laquelle il produit des illustrations et des portraits. Il s’arrête souvent à la galerie pour discuter de sujets d’intérêt mutuel. Afin d’élargir le débat, on décide alors de joindre d’autres artistes et de les inviter à former un groupe. On contacte Norval Morrisseau par son agent, et dans les années suivantes, Odjig et son mari rencontrent à quelques reprises Carl Ray. Pour ce qui est d’Alex Janvier, Odjig me raconte [TRADUCTION] « qu’il était quelqu’un de connu à Calgary. C’était donc un peu intimidant pour nous de l’approcher. Mais il a nous a dit qu’il voulait tous nous rencontrer à notre boutique d’artisanat afin de discuter et d’élaborer un plan. » Odjig croit que cette volonté de se rassembler est née d’un intérêt commun, car lui aussi se sentait un peu isolé.
À cette étape, ils ne sont que six. Plusieurs membres se souviennent que c’est Ray qui est le premier à faire des blagues sur la création d’un Groupe des Sept, un peu à l’image du fameux Groupe des Sept peintres paysagistes canadiens des années 1920 et 1930. Le septième membre est un choix improbable selon certains. Joseph Sanchez, citoyen américain, ayant des origines Pueblo, espagnoles et allemandes, a fait partie du Marine Corps américains avant de s’installer au Canada en 1969. Il rencontre Odjig pour la première fois à l’automne 1971, en se présentant à la boutique avec une poignée de dessins. Quelques semaines plus tard, il arrive en pleine réunion des six artistes. On l’invite alors à faire partie du groupe.
Lors d’une de mes premières conversations avec lui, Sanchez se souvient : [TRADUCTION] « Ils m’ont accueilli… ils auraient très bien pu dire, c’est un Américain. Il ne peut pas faire partie de ce groupe. Mais cela ne semblait pas être un obstacle pour Daphne, Alex ou Carl ni pour personne d’autre dans le groupe. » Lorsque j’ai interrogé Alex Janvier à ce sujet, il m’a répondu que « ce n’était pas eux qui avaient établi la frontière Canada—États-Unis », un sentiment partagé par de nombreux Autochtones. Malgré les différentes idées et suggestions présentées pour nommer le groupe, le Groupe des Sept s’est finalement imposé avec l’arrivée du septième membre. Et Odjig de conclure [TRADUCTION] « et c’est là que tout a commencé… Nous n’avions pas prévu être sept, c’est arrivé comme ça, tout simplement. »
Les récits varient, mais en 1972, le Groupe des Sept est enfin formé. En 1973, l’idée de se constituer en société commence à circuler et à faire l’objet de débats entre les membres. Encouragés à légaliser leur statut et à officialiser leur association, ils pensent que l’incorporation pourrait les aider à obtenir un financement pour atteindre les objectifs du groupe, plus particulièrement en ce qui concerne les expositions, le marketing et l’éducation.
Une demande d’incorporation officielle sous le nom de Professional Native Indian Artists Incorporated est présentée en février 1974. Cependant, ce n’est que le 1er avril 1975 que l’organisme est formellement constitué.
On discute beaucoup afin de déterminer s’il faut ouvrir le groupe à d’autres artistes, dès sa création, ou si les artistes doivent être admis sur invitation seulement. De nombreux artistes ont fait leurs débuts à la galerie d’Odjig ou ont exposé avec des membres du Groupe à divers endroits, pendant et après la vie active du Groupe. Il s’agit ici, entre autres, de Bill Reid, Roy Thomas, Clemence Wescoupe, Sam Ash, Josh Kakegamic, Don LaForte, Gerald Tailfeathers, Francis Kagige, Allen Sapp et Benjamin Chee Chee. Certains de ces artistes qui auraient pu se joindre au Groupe, comme Bill Reid, en sont ardemment dissuadés par diverses parties externes. Janvier a rencontré Reid et travaillé avec lui pendant l’Expo 67 et à nouveau vers le milieu des années 1970 au sein du conseil d’administration du Conseil national des arts autochtones, une organisation formée par la National Indian Arts and Crafts Corporation et financée par le MAINC dans un effort pour mobiliser la communauté artistique à l’échelle nationale. Janvier a souvent considéré Reid comme un membre honoraire du groupe, même s’il n’en a jamais fait partie officiellement. Selon Janvier, Reid était particulièrement efficace dans ses relations avec les médias.
Le combat constant du groupe pour être accepté par la communauté oppose les artistes aux programmes du gouvernement, aux attentes d’un public non autochtone et aux institutions soutenues par le gouvernement qui recherchent des œuvres artistiques reflétant un style et un contenu « typiquement indien ». Leurs œuvres sont souvent reléguées aux galeries commerciales et ethniques, aux centres culturels, aux musées, aux corridors et bureaux, plutôt que d’être exposées dans des galeries d’art où elles ont tout à fait leur place. En plus des attitudes de l’époque à l’égard de l’art autochtone s’ajoute l’absence quasi totale de possibilités d’emploi pour des conservateurs autochtones qui pourraient exploiter leur savoir afin de tisser des liens avec le monde extérieur.
L’auto-détermination et l’auto-définition sont les principales motivations du Groupe. Les membres s’intéressent à la question de l’art autochtone, mais veulent en donner leur propre définition. Ils veulent élargir leur horizon comme artistes, plutôt que de se plier à des définitions étroites et préétablies, et au double standard qui entoure la notion d’authenticité. À leur tour, ils encouragent de jeunes artistes à s’exprimer comme individus en adoptant une approche contemporaine. [TRADUCTION] « Chaque artiste peint à partir de son propre héritage culturel et de sa propre expérience, précise Odjig. Peu importe vos origines, elles transparaîtront sous vos coups de pinceau. Mon conseil aux jeunes artistes est de cesser de s’en faire avec l’authenticité. Elle est en eux. »
En voulant contrôler leurs processus créatifs, les membres du Groupe ne permettent pas aux autres d’évaluer la validité de leurs liens avec leur propre patrimoine. Chaque artiste est encouragé à suivre sa voie. Les pratiques de membres plus âgés – Janvier, Morrisseau, Odjig et Cobiness — qui voient le jour dans les années 1950 et 1960 complètent celles des plus jeunes, dont le travail s’inspire également d’influences non occidentales. Même si leurs opinions, rôles, priorités et responsabilités diffèrent, ils restent unis. Cette unité leur apporte force et soutien, comme Sanchez me l’explique : [TRADUCTION] « Nous étions conscients de la valeur d’être unis comme artistes. Je crois que c’est la puissance du travail de Daphne, de Norval et d’Alex qui a obligé les galeries et musées à accepter les œuvres des autres membres. C’était justement leur stratégie. La force du groupe m’a permis d’exposer à des endroits dont je ne pouvais que rêver à cette époque. »
La devise « un pour tous, tous pour un » décrite par Sanchez ouvre la voie à d’autres artistes moins bien établis. Lors de ses discussions avec Janvier, il se souvient d’avoir dit à quelques occasions : « Si le groupe n’expose pas, je n’expose pas. » La solidarité est cruciale, comme l’explique Janvier : [TRADUCTION] « Nous n’étions pas pris très au sérieux par les médias. Et je pense qu’on nous croyait également destinés à l’échec. On ne faisait que nous donner assez de corde pour nous pendre. Mais ce qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’il y avait sept cordes et qu’il en fallait pas mal plus pour nous pendre », s’est-il exclamé en riant. « Le fait de former un groupe nous a donc apporté de belles occasions, car nous n’étions jamais attaqués individuellement. C’est quand même difficile de s’en prendre à tout un groupe. Nous sommes une force à ne pas négliger. Notre armée est petite, mais c’est une armée quand même! »
Les échanges avec d’autres artistes vivant des expériences similaires et partageant la même culture ont été à la fois stimulants et avantageux pour les membres du PNIAI. La camaraderie et les amitiés qui s’y développent les aident à traverser des territoires qui leur auraient été hostiles s’ils avaient été seuls. Une seule voix peut parfois passer inaperçue, mais les voix combinées de plusieurs artistes s’unissent pour exprimer une vision puissante et richement diversifiée. Le fait de travailler ensemble leur a donné de la force et leur union a attiré l’attention des médias et mis de l’avant une image moderne de l’art autochtone.
En août 1972, la conservatrice Jacqueline Fry présente Beardy, Janvier et Odjig lors d’une exposition de trois jours au Musée des beaux-arts de Winnipeg intitulée Treaty Numbers 23, 287, 1171: Three Indian Painters of the Prairies. Il s’agit de la première exposition exclusivement dédiée à l’art contemporain autochtone dans un musée public du Canada, et l’une des premières expositions organisées dans le nouveau bâtiment du musée. Cette exposition accorde une grande crédibilité à leur travail et les fait connaître. En juin 1974, le Musée royal de l’Ontario organise Canadian Indian Art ’74, qui comprend des œuvres des sept artistes du Groupe. Dans nos discussions sur son développement, le conservateur de l’exposition, Tom Hill, se souvient « qu’aucun des grands musées ne prenait au sérieux l’art autochtone ». Il se rappelle d’avoir fait face à une grande ignorance et d’avoir eu à se battre pour défendre la validité de cette exposition consacrée à l’art autochtone. Ces deux expositions sont les premières présentations sérieuses d’œuvres d’artistes autochtones en tant qu’artistes modernes.
Après une année d’activité, en juin 1974, le Groupe annonce son intention de tenir sa première exposition. Dans un article du Winnipeg Free Press, on voit une photographie de Cobiness remettant un dessin au maire Stephen Juba « comme cadeau pour le centenaire de Winnipeg de la part du Groupe indien des Sept. » Dans les mois suivants, Odjig agrandit son local de Winnipeg afin d’installer la New Warehouse Gallery dans l’arrière-boutique. Les invitations pour l’exposition inaugurale sont imprimées et envoyées, et un article du Winnipeg Free Press rapporte l’événement le 8 décembre 1974, mentionnant « qu’environ 200 peintures, lithographies et dessins, présentant l’œuvre d’un groupe de sept, une association d’artistes indiens, seront exposés. » Même si l’intérêt pour leur travail est croissant, les membres du groupe cherchent toujours à se faire reconnaître comme des artistes contemporains par l’establishment artistique canadien.
Le déclic survient lorsque Max Stern, marchand d’œuvres d’art et propriétaire de la Galerie Dominion à Montréal, consacre une exposition au Groupe. En tant que conseiller du Groupe, John Dennehy se présente à Stern au nom des membres pour lui transmettre un message. Comme Janvier l’évoque, il lui aurait mentionné : [TRADUCTION] « Dis-lui qu’il expose des œuvres de partout dans le monde, mais qu’il a raté une occasion au Canada. Il présente toujours des œuvres nouvelles, provenant de l’extérieur… mais cette fois-ci, il présentera quelque chose de nouveau qui vient d’ici même. »
Max Stern présente sa première exposition d’art indien canadien par le Professional Native Indian Artists Inc. au printemps 1975. L’exposition Fierté sur toile: Tableaux par sept artistes indiens canadiens ouvre ses portes le 11 mars à la Galerie Dominion. L’exposition suivante du Groupe, qui se tient à Ottawa en juin 1975 à la galerie Wallack, est suivie d’une autre en octobre au Art Emporium de Vancouver. Ces trois expositions sont souvent évoquées comme les dernières expositions du Groupe à ne présenter que les œuvres des sept membres. Cependant, jusqu’en 1987, des membres du Groupe continuent d’exposer aux côtés d’autres artistes lors de plusieurs événements, souvent en lien avec le Groupe. On se souviendra notamment de Canadian Contemporary Native Arts: A Los Angeles Celebration, une exposition organisée par Tom Hill qui s’est déroulée du 17 février au 26 avril 1987, à l’Institute for the Study of the American West à Los Angeles.
LES ARTISTES
Jackson Beardy (1944–1984) est né sur la réserve Garden Hill dans la région Island Lake au Manitoba et est d’origine crie.
Eddy Cobiness (1933–1996) est né à Warroad, au Minnesota, et a été élevé sur la réserve Buffalo Point, au Manitoba. Il est Ojibway.
Alex Janvier (né en 1935) est né au sein de la bande des Premières Nations de Cold Lake, en Alberta, et est d’origine dénésuline et saulteaux.
Norval Morrisseau (1932–2007) a été élevé sur la réserve Sand Point près du lac Nipigon, en Ontario, et est de descendance ojibway.
Daphne Odjig (1919-2016) est née à Wikwemikong sur l’île Manitoulin, en Ontario, et est d’origine potawatomi et odawa.
Carl Ray (1943–1978) est né sur la réserve Sandy Lake en Ontario et est d’origine crie.
Joseph Sanchez (né en 1948) est né à Trinidad, au Colorado. Il est d’origine Pueblo, espagnole et allemande, artiste et conservateur.
Vers la fin, et malgré leurs efforts pour rester unis, les membres trouvent de plus en plus difficile de coordonner les expositions et de recueillir des fonds sans soutien externe ni expertise additionnelle. La cohésion du groupe est difficile à maintenir, car les artistes commencent à travailler pour différentes galeries et différents marchands d’art. Mais c’est la décision d’Odjig de vendre la boutique et galerie pour aller s’installer en Colombie-Britannique en 1976 qui amorce la fin de l’aventure. Sans point de rencontre, les membres du Groupe se perdent de vue graduellement et se plongent dans des projets individuels. La mort tragique de Ray en septembre 1978 ne fait qu’accélérer la dissolution du Groupe. Même si aucun document officiel ne mentionne l’expiration de la charte de l’organisation, selon les dossiers de Corporations Canada, le Professional Native Indian Artists Inc. est officiellement dissolu le 27 avril 1979.
En réfléchissant au rôle du PNIAI dans l’histoire, la conservatrice Lee-Ann Martin observe, dans son essai intitulé « First Nations Activism Through the Arts » pour la publication du Banff Centre Press Questions of Community: Artists, Audiences, Coalitions : [TRADUCTION] « Ce groupe incorporait deux des plus importantes caractéristiques des organisations qui suivront, soit le soutien à ses membres et la défense de l’ensemble des artistes autochtones. »
En mettant l’accent sur l’accréditation professionnelle et la mise en marché de leurs œuvres, leurs intérêts et aspirations artistiques ont eu une portée nationale et internationale. Ils voulaient jeter un grand filet afin d’y réunir les jeunes artistes autochtones de partout au Canada. Par conséquent, les peuples autochtones ont commencé à reconnaître leur art comme une expression vitale d’une identité autochtone qui traduit l’idée selon laquelle la forme et le contenu sont façonnés par les expériences individuelles, des expériences qui englobent nos influences coloniales, nord-américaines et européennes.
La conservatrice Jacqueline Fry a également su reconnaître l’importance de la position complexe adoptée par les membres du Groupe dès sa naissance. Dans la publication entourant son exposition de 1972, elle écrit que [TRADUCTION] « les œuvres de ces artistes sont importantes, non seulement parce qu’elles témoignent de la permanence de la culture traditionnelle des Premières Nations, mais aussi parce qu’elles révèlent la présence de sources vivantes et créatives qui, solidement ancrées dans le monde multiculturel d’aujourd’hui, nous montrent la voie vers un monde futur plus compréhensif. »
Inspirée par l’essor du PNIAI, la première Conférence nationale sur l’art autochtone se tient en 1978 sur l’île Manitoulin, en Ontario, en présence d’Odjig et Janvier. D’autres conférences suivront partout au Canada en 1979 et 1983, menant à la création d’une organisation nationale d’arts autochtones, la Society of Canadian Artists of Native Ancestry (SCANA) en 1985. Des conférences de la SCANA suivront en 1987 et 1993.
En réfléchissant à la contribution du PNIAI à notre histoire, l’artiste Robert Houle mentionne : [TRADUCTION] « Ils nous ont donné un visage. Je pense que c’est ce qu’ils ont réussi à faire, pour moi en tout cas… Je n’avais aucune idée de ce qu’était l’art autochtone contemporain… mais ils sont arrivés, et tout à coup, on avait quelque chose de concret… ce sont eux qui ont tracé la voie vers la SCANA. » Les artistes qui prenaient part aux premières réunions de la SCANA, poursuivant le dialogue lancé par le Groupe, critiquaient les perspectives ethnologiques et anthropologiques envahissantes qui définissaient l’art et les artistes contemporains autochtones et luttaient contre l’exclusion des arts autochtones des grandes institutions, incluant le Musée des beaux-arts de l’Ontario, la Vancouver Art Gallery et le Musée des beaux-arts du Canada. Reconnaissant l’importance du perfectionnement professionnel, ils ont combattu pour permettre à des conservateurs autochtones d’accéder à ces institutions et pour que leurs connaissances et expériences culturelles transforment les pratiques muséales et théories eurocentristes, favorisent une meilleure compréhension et contextualisent l’art autochtone à partir d’un point de vue autochtone.
Malgré sa courte vie, l’importance du Groupe dans l’histoire de l’art canadien ne peut pas être sous-estimée. La pensée avant-gardiste de ces artistes révolutionnaires a eu une incidence culturelle et politique indéniable. Même lorsque les membres du Groupe poursuivaient leur propre carrière, ils n’ont jamais perdu de vue leur plus vaste objectif politique, qui était de mieux faire connaître les peuples autochtones. Ils ont fait partie d’un plus grand mouvement qui remettait en question les vieux stéréotypes raciaux et forçait la reconnaissance des artistes autochtones en tant que partie intégrante de l’identité passée, présente et future du Canada.
Leur art, qui traversait les frontières culturelles, a suscité un engouement dans le monde de l’art canadien moderne. En représentant la réalité du Canada à partir du point de vue des Premières Nations et en faisant connaître la vision du monde des Autochtones et leur esthétique distincte, ils ont enrichi le vocabulaire de l’art visuel contemporain et établi de nouvelles normes pour les artistes qui ont suivi leurs traces. Leur histoire joue un rôle important dans l’histoire de l’art contemporain au Canada : ce sont eux qui ont établi les bases d’une communauté de l’art autochtone professionnel dynamique et qui ont permis à des artistes et conservateurs autochtones de prendre leur place sur la scène nationale et internationale.
J’ai été témoin de l’esprit que l’on perçoit en admirant les œuvres des membres du Groupe, un esprit qui a fait son chemin vers le cœur de nombreux admirateurs. Je suis fière et reconnaissante d’avoir pu honorer ce groupe et d’avoir fait connaître une partie de son histoire. J’ai eu la chance de faire découvrir une vision riche, malgré les difficultés vécues par ces artistes dans le contexte général de la société canadienne. Les contributions de ces artistes à l’histoire de la production artistique autochtone et à l’histoire de l’art sur l’Île de la Tortue revêtent une grande importance à l’échelle nationale. J’espère qu’un public intergénérationnel et interculturel pourra continuer de tirer des leçons de ces œuvres et des expériences et histoires des peuples autochtones.
La soif d’autodétermination et de changement qui s’est fait sentir dans les années 1960 et 1970 était une réaction à des conditions qui, malheureusement, ont peu changé aujourd’hui. Après des décennies de déni face à des expériences et des conditions déplorables et à l’oppression que continuent de vivre de nombreuses communautés autochtones, les relations interculturelles reposent encore sur des idées et des comportements discriminatoires ciblant les cultures autochtones. Cela affecte profondément les expériences de nombreuses personnes et communautés, tant sur le plan personnel que professionnel.
Cependant, sur ces territoires maintenant occupés par des Autochtones et non-Autochtones, nous commençons à voir se lever un nouveau niveau de conscience. Une meilleure compréhension de nos histoires communes et complexes peut aider la population à voir les liens entre leur vie au quotidien et les histoires des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Et cette conscience nouvelle nous permet aussi de guider nos actions et influe sur nos vies professionnelles et personnelles. Nous allons de l’avant en sachant d’où nous venons et en prenant l’engagement de contribuer à un avenir plus positif pour les générations actuelles et à venir, avec les moyens dont nous disposons.
Je terminerai par ces propos tenus par Alex Janvier devant une assemblée de visiteurs admirant les œuvres des membres du Groupe lors du vernissage de l’exposition 7: Professional Native Indian Artists Inc. à la galerie MacKenzie de Regina le 21 septembre 2013 :
[TRADUCTION] « Ce que vous voyez ici, c’est une histoire vraie, c’est comme ça qu’elle a commencé et nous n’avons jamais arrêté depuis. Certains membres de ce groupe nous ont quittés, mais vous verrez leurs œuvres, ils vous parleront à travers leurs œuvres. Notre histoire est une véritable histoire canadienne. Elle vient d’ici, elle vient des gens d’ici, et elle parle d’ici. Je vous invite tous à admirer ces œuvres et à en être fiers. J’ai voyagé partout dans le monde… mais lorsque je reviens au Canada, j’en envie d’embrasser le sol, car c’est si bon de revenir à la maison. L’art que vous voyez ici… j’espère qu’il vous donnera cette même émotion, cette impression d’être revenu à la maison. »
ARTISTES ET ALLIÉS
Alors que le PNIAI tentait de se faire reconnaître par les grandes institutions vers la fin des années 1970 et dans les années 1980, il était essentiel pour les artistes de travailler étroitement avec des conservatrices et conservateurs, et des personnes sensibles à la culture autochtone et qui avaient le pouvoir de leur venir en aide.
Jacqueline Fry, Elizabeth McLuhan, Audrey Hawthorn, Carol Phillips et Carol Podedworny ont été leurs alliés. Heureusement, il y avait également des collectionneurs privés, des marchands et d’autres artistes, agissant en tandem avec le Groupe ou en son nom, qui offraient leur appui aux artistes autochtones sur divers plans, notamment Herbert T. Schwarz, Robert Fox, John Kurtz, Helen E. Band, Bernhard Cinader, Phillip Gevik, Len Anthony et Bill Lobchuk du Grand Western Canadian Screen Shop à Winnipeg. Certains conservateurs autochtones qui ont fait tomber les bastions de l’art contemporain canadien ont aussi joué un rôle clé dans cette histoire : Tom Hill, Robert Houle, Gerald McMaster, Doreen Jensen, Lee-Ann Martin, Joane Cardinal-Schubert, Bob Boyer, Viviane Gray et Gloria Cranmer; malgré leur détermination, ils ont souvent fait face à une forte résistance et à de nombreuses difficultés.
Enfin, les carrières des artistes autochtones ont principalement été gérées par des personnes non autochtones qui n’avaient pas forcément leurs intérêts à cœur. Il revenait finalement aux artistes de montrer qu’ils étaient des professionnels sérieux et qu’ils devaient être traités avec le même respect que les autres artistes contemporains.
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