Joe Trouillot, le patriarche de la chanson haïtienne
Joe Trouillot, l’un des plus grands chanteurs d’Haïti, est arrivé à Montréal dans les années 1960; il a choisi d’y rester et d’en faire la base de sa carrière internationale. En 2004, ayant plus de 60 ans de scène derrière lui, le « patriarche de la chanson haïtienne » a été interviewé par le Centre d’histoire de Montréal dans le cadre de la clinique de mémoire Tèt ansanm, tous ensemble : présences haïtiennes d’ici (voir encadré).
Des débuts en Haïti
« En ce qui a trait à Haïti, j’ai commencé — bien que j’étais encore à l’école — à chanter à 17 ans. J’avais choisi, déjà, le chemin. » — Joe Trouillot
Joseph François André, mieux connu sous le nom de Joe Trouillot, est né en Haïti en 1922. Il entonne ses premières sérénades sous le balcon des jeunes filles de Port-au-Prince.
Mais c’est l’organiste de son église qui remarque sa voix et lui fait chanter Minuit, chrétiens lors d’une messe de minuit, une performance qui lui vaudra une bourse d’études en musique de trois ans.
Malgré les réticences initiales de sa famille, Joe Trouillot suit des cours de chant, entame une démarche professionnelle sérieuse en vue de vivre de sa voix et fonde un orchestre avec ses copains de quartier, Les Gais Trouvères. En 1946, le chef d’un orchestre reconnu, Issa El Saieh, le recrute comme chanteur.
C’est aux côtés de ce clarinettiste et trompettiste mythique que Joe Trouillot est propulsé sur la scène nationale, baignant dans un heureux mélange de musique haïtienne, jazz et cubaine.
Les premières tournées internationales
« Un musicien n’a pas de frontières. Il voyage, il va partout, il est accepté partout. » — Joe Trouillot
En plus de se produire à la radio en direct et dans les grands hôtels, casinos et cabarets d’Haïti — dont la Cabane Choucoune et le Casino International —, celui qu’on surnomme alors le « Loup blanc de Port-au-Prince » part en tournées à l’étranger. Il chante sur des rythmes latins, jazz, kompa et populaires en créole et en français, mais aussi en anglais, en espagnol et en italien!
C’est d’ailleurs un voyage en Italie en 1957 qui lui inspire son plus grand succès, qui, comme la plupart de ses compositions, raconte une histoire : « Quand je suis arrivé en Italie, j’ai composé Oro basso. Oro basso en Italie veut dire “quincaille”, comme on dit chez nous “mon vélo”. Ça m’était arrivé avec un de mes musiciens qui était devenu assez grand en Haïti, Webert Sicot, un saxophoniste, qu’on a perdu aujourd’hui, mais un grand. Devenu riche en Haïti, il a acheté de l’or, des bagues… et puis, mon cher, c’était de la quincaillerie, il a perdu son argent! Trois jours après, c’est devenu [terne], ça a perdu la couleur… Voilà! Oro basso! »
Un départ pour Montréal
« C’était une époque assez — comment dirais-je — mouvementée. C’était sous Duvalier. » — Joe Trouillot
En 1957, la dictature de François Duvalier, surnommé Papa Doc, s’installe en Haïti. La répression instaurée par ce régime pousse une masse de professionnels, d’intellectuels et d’artistes à quitter leur patrie. Des milliers d’entre eux se réfugient au Québec, avec lequel ils partagent une communauté de langue et de religion. Ils y sont aussi attirés par l’effervescence culturelle de la Révolution tranquille, à laquelle ils ajouteront leurs voix d’écrivains, de poètes, de militants politiques et de chanteurs. Ces expatriés viennent surtout grossir les rangs de la petite communauté haïtienne de Montréal, ville qui deviendra un pôle important de la diaspora haïtienne.
Au début des années 1960, Carlo D’Orléans-Juste, un Haïtien établi à Montréal, ouvre un café sur la rue Metcalfe, Le Perchoir d’Haïti, qui deviendra un point de rassemblement de la communauté. En visite à Port-au-Prince, il entend chanter Joe Trouillot et lui offre un contrat à Montréal. Pourquoi quitter Haïti? Le chanteur, qui avait une excellente réputation, un bon contrat et un grand amour pour son pays, explique : « Pour moi, c’est une question de choix. En Haïti, j’avais un orchestre de 12 musiciens, un orchestre très connu. »
Mais considérant le contexte politique, en 1961, Joe Trouillot décide d’accepter l’offre du propriétaire du Perchoir d’Haïti — un voyage tous frais payés vers Montréal, accompagné du meilleur pianiste d’Haïti, Ernest Nono Lamy. En 2004, il se souvient : « J’ai trouvé extraordinaire de prendre ma chance, comme chanteur, ici. » Il profite de sa présence à Montréal pour améliorer son italien et son anglais. Six mois après son arrivée, il fait venir son épouse et ses quatre enfants, qui pourront poursuivre leur éducation en français, un point d’honneur pour lui.
Sur la scène québécoise
« Le Québec m’a ouvert les bras. » — Joe Trouillot
Quand il arrive à Montréal, la scène musicale québécoise n’est pas étrangère à Joe Trouillot. Il y avait déjà, dit-il, « des Québécois que j’admirais, que j’appréciais. » Celui qui est devenu l’idole et le mentor de bien d’autres ajoute : « Un bien gros merci d’ailleurs de m’avoir toléré! » Son adaptation à un nouveau pays se fait sans embuches; il explique : « Je n’ai pas eu de problèmes. J’ai été bien accepté, même choyé », tant par la scène culturelle que par les Haïtiens déjà établis dans la métropole. Reste-t-il proche de sa communauté? Joe Trouillot s’exclame : « Toujours, toujours, toujours. J’étais le chanteur qui remplissait la boîte, ce qu’on appelle Le Perchoir d’Haïti. Et voilà pourquoi le propriétaire Carlo Juste m’a fait un contrat renouvelable. Et j’ai travaillé pendant 12 ans avec lui! »
Joe Trouillot devient aussi « chanteur de la maison » et maître de cérémonie au Café Saint-Jacques. Ce cabaret, situé à l’angle des rues Sainte-Catherine et Saint-Denis, accueille un public local, mais aussi des Français et des Haïtiens de New York qui viennent tous les weekends. Il y interprète un répertoire créole, français et québécois et il présente avec classe et énergie les étoiles québécoises et canadiennes du moment.
Une carrière couronnée de succès
Jusqu’au XXIe siècle, la carrière de Joe Trouillot ne cesse de briller. Il tourne encore à l’échelle nationale et internationale, est invité à la télévision et continue de composer. Toujours fier et amoureux d’Haïti, il chante son pays : « Un peu partout, je représente la communauté et je défends en même temps la communauté. » Il retourne d’ailleurs chanter en Haïti en 1983, après plus de deux décennies d’exil, un moment marquant pour lui.
Fidèle à sa patrie d’origine au drapeau bleu et rouge, il fait néanmoins sa place au nord où il est élevé au rang des grands. À force de côtoyer et d’échanger avec les artistes locaux, il acquiert l’estime de ses collègues et il est admis à titre d’auteur-compositeur canadien. « J’ai fait toutes les provinces du Canada! », précise-t-il. Après 30 ans de carrière, l’Union des artistes lui accorde le statut honorifique de membre à vie. La communauté haïtienne de Montréal, quant à elle, tient à souligner sa contribution inestimable en le couronnant d’un nom empreint d’affection et de respect. À ce sujet, le chanteur relève : « C’est pas pour m’envoyer des fleurs, mais j’ai accepté que la communauté m’appelle le patriarche. »
L’héritage du patriarche de la chanson haïtienne
« J’ai jamais regretté. Jamais rien regretté. » — Joe Trouillot
La carrière de Joe Trouillot, c’est 6 décennies de spectacles, plus de 300 compositions originales, une discographie de plus de 50 titres (malheureusement difficiles à trouver au Québec) et un pont entre la « perle des Antilles » et Montréal.
Quand il passait en entrevue en 2004 pour le projet Tèt ansanm, Joe Trouillot avait 82 ans; il chantait et dansait encore en public. Il déclarait alors : « Moi, jusqu’à présent, je garde encore le micro. C’est-à-dire que je préfère conserver ce micro pour peut-être [le passer à] un jeune chanteur, à ceux qu’on appelle la relève. Le jour où je ne pourrai plus chanter, ce sera mon devoir de transmettre et de remettre, d’organiser quelque chose de grandiose et de remettre le micro à mes compatriotes. »
Loin d’en vouloir à ceux qui seraient appelés à le remplacer, il valorisait le travail des jeunes musiciens. Il a fait son devoir d’aider à lancer leurs carrières, afin d’assurer la relève pour la chanson haïtienne.
Joe Trouillot, le patriarche de la chanson haïtienne, est monté sur scène jusqu’à l’âge de 91 ans; des problèmes de santé ont alors eu raison de son énergie et de sa détermination jusqu’alors invulnérables. Il s’est éteint à Montréal le 29 octobre 2015, laissant derrière lui une profonde tristesse au sein de la communauté haïtienne et l’écho d’une voix puissante qui résonne dans les souvenirs des Montréalais qui l’ont connu.
Tèt ansanm, tous ensemble : présences haïtiennes d’ici
En 2004, le Centre d’histoire de Montréal a récolté des témoignages de Montréalais d’origine haïtienne. Le projet a été monté à l’initiative de la Foire culturelle haïtienne de Montréal et avec la collaboration de plusieurs organismes tels le Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne (CIDIHCA), Images interculturelles et la Maison d’Haïti.
À la suite de la clinique de mémoire, le Centre d’histoire a réalisé l’exposition Tèt ansanm, tous ensemble : présences haïtiennes d’ici, qui a eu lieu du 19 mai au 5 septembre 2004. Dans cette exposition, les visiteurs découvraient les Haïtiens montréalais à travers des images d’archives privées et publiques, et des objets rares ou quotidiens rassemblés au fil des années. Des souvenirs familiaux, des images d’événements et de rencontres décontractées ou mémorables, des portraits de gens incontournables ou anonymes étaient divulgués. En somme, tout ce qui permettait de raconter l’histoire de la présence haïtienne à Montréal était mis en valeur.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires portant sur l’immigration. Elles furent recueillies, rassemblées et publiées par le MEM — Centre des mémoires montréalaises.