Un abri à découvrir

Des garçons découvrent un bunker top secret du gouvernement dans les environs d’Ottawa. Mais qu’est-ce qui pourrait arriver aux Canadiens ordinaires en cas d’attaque nucléaire?
Texte d’Allyson Gulliver; illustrations de Teddy Kang Mis en ligne le 28 janvier 2025

Carp (Ontario)
juillet 1960

— Viens! Allons voir ce qui se passe dans l’ancienne ferme des Montgomery, dit Kenny en se levant brusquement.

La partie de billes qu’il jouait avec Jack fut vite oubliée quand les deux amis entendirent encore une grosse bétonnière traverser le village en grondant.

— Ces camions-là passent toutes les trois minutes, dit Jack. Je ne sais pas ce qu’ils construisent là-bas, mais ça doit être immense.

— Je parie que c’est un silo pour tirer des missiles sur les communistes, dit Kenny, ou peut-être une nouvelle sorte d’arme! Les deux garçons prirent la route de campagne à la suite des camions. Le bruit des ouvriers qui tapaient sur de l’acier et qui se criaient des instructions leur parvenait dans la brise tiède.

De l’autre côté, ils virent arriver un homme vêtu d’une élégante veste grise, comme s’il venait du centre-ville d’Ottawa ou même de Montréal. Il sourit en voyant les garçons.

— Avez-vous votre cote de sécurité « top secret »? demanda-t-il.

Jack et Kenny se regardèrent, incertains.

— Non, monsieur, répondit Jack. On veut juste voir ce qui se passe là-bas.

L’homme jeta un coup d’oeil aux alentours avant de se pencher vers les garçons comme s’il allait partager un grand secret.

— C’est très spécial! murmura-t-il. Des hautes clôtures, des tas de panneaux pour interdire d’entrer. Quand j’ai essayé de traverser la barrière derrière un camion, un homme en uniforme m’a arrêté.

Il fit une courte pause pour créer un petit suspense.

— Avec un revolver!

Les garçons poussèrent un cri de surprise, à la fois terrifiés et excités.

— J’ai loué un avion pour pouvoir prendre des photos d’en haut, dit l’homme en se redressant. Je ne sais pas ce qu’ils construisent, mais c’est énorme. Dief dit que c’est juste pour les communications, mais je suis prêt à parier que c’est un abri anti-bombes pour le gouvernement. Ça porte le nom de Diefenbunker.

— Je pense que j’ai tout ce qu’il faut pour écrire mon article, dit-il en tapant sur son carnet. Bonne journée, les gars!

— Et... ajouta-t-il en baissant de nouveau la voix, soyez prudents!

Il leur fit un clin d’oeil avant de se diriger vers une voiture stationnée près de la route. Les deux amis lui envoyèrent la main et se regardèrent nerveusement.

— On peut quand même y aller, mais, tu sais... c’est presque l’heure du lunch, lança Kenny.

— Ouais! répondit aussitôt Jack, soulagé.On ferait mieux de rentrer.

En ouvrant brusquement la porte moustiquaire de la jolie maison de briques rouges, ils entendirent la mère de Jack qui parlait à sa soeur en vidant un sac d’épicerie.

— Franchement... Comment est-ce qu’on est censés pouvoir se payer un abri anti-retombées? Du lait en poudre et des conserves de viande, de fruits, de légumes pour un mois. En plus de chandelles et de draps en réserve. Des centaines de dollars pour quelque chose qui n’arrivera peut-être jamais!

— Au moins, toi, tu as une cave, dit sa soeur d’un air déçu. Moi, je n’avais pas pensé à une guerre nucléaire quand j’ai déménagé dans un immeuble d’appartements à Ottawa.

La mère de Jack aperçut les garçons. — Aimeriez-vous mieux des sandwiches aux oeufs, ou aux tomates et fromage? demanda-t-elle d’une voix enjouée. Mais la tante de Jack n’était pas prête à changer de sujet.

— Maintenant, on est morts d’inquiétude sur la façon de nous protéger s’il y a une bombe, et qu’est-ce que le gouvernement fait?

Kenny et Jack se regardèrent. Grâce au journaliste qu’ils avaient rencontré, ils avaient une assez bonne idée de la réponse à cette question.

— Il dépense quelque chose comme 20 millions de dollars, poursuivit-elle d’un air sérieux, pour construire cet abri luxueux réservé à toutes les grosses légumes du gouvernement alors qu’on doit se débrouiller seuls. Ça doit être agréable d’être assez important pour avoir un abri anti-retombées qui porte son nom!

Voilà ce qu’avait voulu dire le journaliste! Le premier ministre s’appelait John Diefenbaker, donc le bâtiment secret sur la terre des Montgomery était...

— Vous savez ce qui serait plus utile? Se débarrasser à la fois des bombes et des abris, déclara la tante de Jack. La guerre, c’est terrible, qu’elle soit chaude, froide ou tiède. C’est le temps de faire la paix!

— Ça serait bien, en effet, dit la mère de Jack en commençant à beurrer du pain. Et ça coûterait sûrement bien moins cher.

— Pensez-vous qu’on serait en sécurité dans la cave si les Soviétiques bombardaient Ottawa? demanda Jack d’un air inquiet.

Sa tante fit un petit « pfffff », mais elle changea de ton en voyant l’expression de sa soeur.

— Ça n’arrivera probablement jamais, dit-elle en s’efforçant d’avoir l’air optimiste.

— Et si ça arrive, tout va bien aller, dit la mère de Jack. Pour nous tous.

Mais sa voix fut presque couverte par le vacarme d’une autre bétonnière qui roulait vers l’endroit mystérieux plus loin sur la route.

Comment peut-on continuer de gouverner un pays si un ennemi bombarde sa capitale? En 1958, le premier ministre John Diefenbaker a annoncé des plans pour construire des abris anti-retombées dans tout le Canada. (Les retombées, ce sont les matières radioactives laissées dans l’environnement après l’explosion d’une bombe atomique.) Un de ces abris aurait permis au gouvernement de continuer à fonctionner pendant et après une guerre. 

Les détails étaient ultra-secrets. Mais quand des fils barbelés ont été installés autour d’une propriété située près du village de Carp et que des centaines d’hommes ont commencé à travailler sur l’immense chantier à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest d’Ottawa, le secret n’a pas duré longtemps. Le gouvernement a baptisé ce projet « EASE » (Experimental Army Signals Establishment), ou Centre expérimental des transmissions de l’armée. Construite dans le flanc d’une colline, cette structure de quatre étages était entièrement souterraine.

En cas d’urgence, le premier ministre, le gouverneur général et d’autres membres importants de l’armée et du gouvernement pourraient diriger le pays en toute sécurité dans l’abri. Quelques employés de Radio-Canada y seraient aussi pour diffuser de l’information à la population, de même que des secrétaires, des cuisiniers et bien d’autres. L’abri était conçu pour loger environ 500 personnes pendant un confinement de 30 jours. Il contenait même son propre mini-hôpital. Seuls le premier ministre et le gouverneur général auraient leur propre chambre. Tous les autres dormiraient chacun leur tour pendant huit heures dans des lits superposés.

Au total, le Diefenbunker a coûté environ 33 millions de dollars — ou 337 millions aujourd’hui. Ces dépenses ont fâché beaucoup de Canadiens, qui trouvaient que les hauts placés du gouvernement se souciaient seulement d’eux-mêmes. Diefenbaker avait juré qu’il ne s’en servirait jamais, même si Ottawa était attaquée. Mais l’urgence ne s’est jamais produite.

Nous avons modifié un peu la chronologie dans notre récit et nous avons créé les personnages, sauf celui du journaliste qui est inspiré de George Brimmell, du Toronto Telegram. Il a pris des photos à bord d’un avion qui survolait le site du Diefenbunker et il a sorti ce scoop en 1961, ce qui a rendu John Diefenbaker furieux.

Le site a été occupé par la Station des Forces canadiennes de Carp jusqu’en 1994. Il aurait pu être oublié, rempli ou simplement utilisé comme entrepôt. Mais des bénévoles de la région se sont rassemblés pour préserver le bâtiment, et beaucoup de gens ont voulu aller le voir par eux-mêmes après la diffusion d’un reportage à la radio de la CBC à Ottawa. Le Diefenbunker a été désigné lieu historique national et rouvert comme musée en 1998. Il a accueilli son millionième visiteur en 2024.

Cet article est paru dans le numéro de février 2025 du magazine Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada.

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