La chute des grands
L’année 2018 aura été mauvaise pour certaines icônes canadiennes : les statues de deux grands hommes de l’histoire canadienne, qui s’élevaient depuis des décennies aux deux extrémités du pays comme des appui-livres, ont été brusquement retirées de la vue du public. Sur la côte ouest, à Victoria, une statue de bronze de John A. Macdonald, notre premier Premier ministre, a disparu de l’hôtel de ville, sous la vague promesse des autorités de la réinstaller à un endroit plus « neutre ». Sur la côte est, à Halifax, des employés municipaux ont déboulonné une statue d’Edward Cornwallis, le fondateur de la ville, l’ont placée dans une caisse de contreplaqué et dissimulée dans une décharge industrielle.
Pendant ce temps, au centre du pays, le maire métis de Winnipeg se questionne sur l’avenir d’un gigantesque monument érigé à deux pas de son bureau, à la gloire des hommes qui ont écrasé le soulèvement des Métis dans les Prairies, en 1885.
Toutes ces actions ont été menées dans un esprit de réconciliation avec les peuples autochtones. Macdonald a été diabolisé pour son rôle dans la création des pensionnats autochtones. Cornwallis a été condamné pour la manière dont il a traité les peuples autochtones à l’époque coloniale, notamment pour avoir encouragé la chasse aux scalps de Micmacs en échange de primes. En revanche, les actions posées par le chef métis Louis Riel, en 1885, sont aujourd’hui perçues de manière beaucoup plus bienveillante qu’à son époque.
Macdonald est peut-être le symbole national le plus visible et le plus controversé. Des statues à son effigie ont été vandalisées à Regina, à Montréal et même dans sa ville natale de Kingston, en Ontario. Son portrait a été couvert de graffitis et de peinture rouge. Des écoles ontariennes nommées en son honneur ont envisagé de changer leur nom. À Kingston, la brasserie Sir John’s Public House s’appelle aujourd’hui simplement The Public House après avoir suscité des réactions hostiles pour ce qui devait être une promotion amusante de « I love Sir John A ». Même la Société Histoire Canada s’y est mise, en changeant le nom de l’une de ses plus prestigieuses distinctions, le Prix Sir-John-A.-Macdonald, qui s’appellera dorénavant le Prix du meilleur livre savant en histoire canadienne.
Les Canadiens ne sont évidemment pas tous d’accord avec ces changements. Soixante dix pour cent des répondants à un sondage réalisé en 2018 par Angus Reid ont dit que Macdonald ne devrait pas être retiré de l’espace public.
Selon A.J.B. Johnston, un historien de la côte est et ancien employé de Parcs Canada, les changements en cours ne sont pas nouveaux ni particuliers au Canada. « Je suis frappé de constater que, tôt ou tard, toutes les sociétés portent un regard critique sur leur histoire et, par ricochet, sur leurs commémorations.
C’est exactement ce qui se passe en ce moment à l'échelle des Amériques. » Il cite comme exemple la suppression de statues de personnalités associées à la confédération et à l’esclavage aux États- Unis, et le démantèlement, en Amérique latine, de statues de Christophe Colomb, dont la « découverte » des Amériques a eu des conséquences dévastatrices sur les peuples autochtones.
Il ajoute que le remplacement des noms de rues et d’autres points d’intérêt civiques n’a rien de nouveau, et fait remarquer que, durant la Première Guerre mondiale, le sentiment anti-allemand a incité la ville de Berlin, en Ontario, à changer son nom pour Kitchener. Le remplacement des noms de certains évènements historiques est tout aussi fréquent. Pensons aux batailles de 1885 qui se sont déroulées sur le territoire où se trouvent aujourd’hui la Saskatchewan et l’Alberta, opposant des soldats du gouvernement à des combattants métis et autochtones. En Ontario à la même époque, les évènements étaient clairement perçus comme une rébellion, glorieusement écrasée par de braves soldats de l’est du Canada sous le commandement du général Frederick Middleton, un officier colonial britannique à la moustache de morse. Pour leurs opposants — des Métis catholiques francophones dirigés par Riel ainsi que des groupes autochtones qui n’avaient pas encore signé de traités —, il s’agissait d’un mouvement de résistance face aux colons blancs qui s’appropriaient leurs terres.
Dans les années 1920, quand la Commission des lieux et monuments historiques du Canada (CLMHC) a commencé à désigner des lieux associés au conflit de 1885, la terminologie utilisée reflétait l’esprit de l’époque. À Batoche, en Saskatchewan, où s’est déroulée la dernière bataille, la plaque dévoilée en 1924 mentionnait seulement que Middleton et ses troupes avaient vaincu des « rebelles » non identifiés.
Cette mention a provoqué l’ire de l’évêque local (c’est l’église qui avait fait don du terrain où devait être érigée la plaque), qui s’est empressé d’exiger une nouvelle inscription. Il a demandé la suppression des mots « rébellion » ou « rebelles » et l’inscription des noms de Riel et du chef militaire métis Gabriel Dumont. Il a également exigé que la plaque soit rédigée en français et en anglais. La Commission s’est penchée sur cette demande, sans toutefois prendre de mesures immédiates.
Dans son article intitulé Parks Canada and the 1885 Rebellion/Uprising/Resistance, l’historien Alan McCullough fait remarquer que la plaque a été vandalisée en 1929 par la suppression de « certains » mots au burin, bien qu’elle soit demeurée en place jusqu’en 1939. Il n’existe aucun document officiel indiquant quels mots ont été supprimés et par qui.
Une autre controverse a éclaté au sujet de la plaque installée dans la réserve Poundmaker, en Saskatchewan, pour commémorer la bataille de Cut Knife de 1885. Au cours de cette bataille, le lieutenant-colonel William Otter et ses soldats ont attaqué un camp cri assiniboine et ont dû battre en retraite pour éviter d’être massacrés, pendant que le chef cri Poundmaker retenait ses guerriers. Lorsque la Commission l’a consulté au sujet de la plaque, Otter a reformulé l’inscription pour donner l’impression que ses troupes avaient été victorieuses. La plaque a aussitôt été vandalisée par les mots All lies (Mensonges), mais elle est demeurée en place jusqu’à son remplacement par une inscription plus neutre, en1952.
Partout au pays, il existe des monuments érigés en l’honneur d’unités de miliciens qui ont vaincu Riel, mais il est probable que peu de gens aujourd’hui en connaissent la signification. À Winnipeg, un imposant monument situé à un jet de pierre de l’hôtel de ville supporte la statue d’un soldat des Winnipeg Rifles coiffé d’un casque à pointe. En janvier, Brian Bowman, le premier maire métis de Winnipeg, a attiré l’attention sur ce monument datant de 1886 à l’occasion du lancement de l’initiative Redécouvrir Winnipeg visant à revoir les repères historiques et les noms de lieux. « [Ce monument] honore la suppression préméditée, calculée et délibérée, par le Dominion du Canada, de ses propres citoyens, en l’occurrence les Métis, un groupe aujourd’hui reconnu par la Constitution de notre pays », a fait remarquer Bowman.
Bien entendu, certains s’opposent à l’effacement de monuments rappelant ceux qui ont écrasé la résistance. « Le maire prétend que la statue des Rifles est un affront pour certaines personnes. Pour qui? » se demande l’ancien juge Brian Giesbrecht dans un article d’opinion publié dans un journal local. Bowman ne demande pas que soient déboulonnées les statues de Louis Riel qui a été pendu pour trahison après l’écrasement de la rébellion. Les statues des Rifles et de Riel doivent être préservées, car elles témoignent d’évènements historiques. »
Les désaccords sur les personnes et les évènements dont il convient de préserver le souvenir et sur la manière de le faire ont confronté la CLMHC à l’une de ses premières controverses, au moment de sa création en 1919. L’organe consultatif auprès du gouvernement fédéral avait reçu le mandat de déterminer les lieux historiques — et plus tard, les personnes et les évènements — qui méritaient une commémoration nationale.
« La certitude de la Commission qu’une perspective nationale serait acceptée à l’unanimité par des Canadiens raisonnables a été ébranlée peu après qu’elle ait commencé à désigner et à interpréter des lieux », fait remarquer l’historien C.J. Taylor dans un article publié en 1983 dans la Revue historique canadienne, sous le titre « Some Early Problems of the Historic Sites and Monuments Board of Canada » (Quelques problèmes rencontrés par la Commission des lieux et des monuments historiques du Canada à ses débuts). Taylor rappelle que « l’interprétation des lieux de la rébellion du Nord-Ouest et la controverse entourant certains monuments ont démontré que la perspective nationale de l’histoire canadienne était, dans une large mesure, une question d’opinion personnelle. La Commission a reconnu, dès 1928, que la notion de “l'importance nationale” était très élastique ».
La Commission a évolué au fil du temps et sa composition est aujourd’hui plus large et beaucoup plus diversifiée qu’à ses débuts, lorsqu’elle ne comptait que six membres, uniquement des hommes blancs originaires de l’est du Canada. Elle compte aujourd’hui un représentant de chaque province et territoire, ainsi que des représentants de Bibliothèque et Archives Canada, du Musée canadien de l’histoire et de Parcs Canada. Elle cherche davantage à trouver un équilibre entre les diverses interprétations de l’histoire, y compris celles de groupes sous-représentés, notamment des Autochtones, des femmes et des groupes ethnoculturels.
De nos jours, Edward Cornwallis ne recevrait probablement pas la même reconnaissance qu’en 1974, quand la Commission l’a désigné comme personnage historique national. En 1985, la plaque de la CLMHC dédiée à Cornwallis a été fixée, dans un parc d’Halifax, sur le socle de sa statue maintenant absente. La plaque indique qu’il est arrivé dans la baie de Chebucto en 1749 avec un imposant groupe de colons et qu’il a commencé à défricher la terre et à délimiter la ville d’Halifax. Il est retourné en Angleterre en 1752, laissant derrière lui les bases d’une ville florissante.
C’est ce que la plaque omet de mentionner qui choque les Micmacs, pour qui la colonisation d’Halifax a été un vol de leurs terres. Dans un ouvrage publié en 1993 sous le titre We Were Not the Savages (Traduction libre : Ce n’était pas nous les sauvages), l’aîné et écrivain micmac Daniel N. Paul raconte comment, après les raids lancés par les Micmacs contre les colons, Cornwallis a rédigé son infâme proclamation dans laquelle il promettait de verser une prime à quiconque rapportait le scalp d’un Indien, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme ou d’un enfant.
Le déboulonnage de la statue de Cornwallis et le remplacement des noms des écoles et des points d’intérêt nommés à sa mémoire est le résultat d’une prise de conscience plus éclairée des actions qu’il a posées en tant qu’administrateur colonial.
Le président de la CLMHC, Richard Alway, dit que la Commission n’est jamais revenue sur une désignation historique : « Notre politique générale est de ne pas effacer l’histoire, mais d’ajouter à l’histoire. Nous tentons de trouver un équilibre en ajoutant à l’histoire des couches qui ont jusqu'alors été ignorées. »
La controverse entourant une autre figure coloniale de la côte est — le général Jeffrey Amherst — a incité la CLMHC à changer à deux reprises le nom d’un lieu historique national de l’Île-du-Prince-Édouard. Le fort Amherst, érigé près de Charlottetown en 1758, a été désigné lieu historique national en 1958. Plus tard, certains experts ont rappelé que, de 1720 à 1758, sous le régime français, cet endroit s’appelait Port la Joye. « [C’était] le centre administratif de la colonie française de l’île Saint-Jean, qui a été le théâtre d’une phase dramatique de la déportation des Acadiens. La CLMHC a donc renommé l’endroit Port-la-Joye–Fort-Amherst, précise Johnston.
« Les conclusions d’une recherche plus approfondie ont ensuite été présentées à la Commission, démontrant que cet endroit revêtait également une importance pour les Micmacs. La Commission a accepté de remplacer le nom officiel en celui de lieu historique national de Skmaqn–Port-la-Joye–Fort-Amherst [en 2018]. » (Ne pas confondre avec le lieu historique national de Fort-Amherst, à Terre-Neuve-et-Labrador, nommé en l’honneur de William Amherst, le frère de Jeffrey.)
Même si certains Micmacs s’opposent toujours à la mention d’Amherst dans le nom officiel du site de l’Î. P. É., la Confédération des Micmacs de la province est favorable à ce nouveau nom. En micmac, skmaqn (« sha-MAA-kine ») signifie « lieu d’attente ». Dans une déclaration de 2018, la Confédération des Micmacs souligne qu’elle est guidée, dans sa réflexion sur cet enjeu, par la sagesse du sénateur Murray Sinclair, un ancien président de la Commission de vérité et de réconciliation. Le sénateur Sinclair a dit que l’objectif ne devait pas être de supprimer des noms sur des édifices, mais plutôt de trouver une façon d’y intégrer des noms autochtones. Selon la Confédération des Micmacs, le débat visant la suppression de ce nom à l’échelle nationale risque de nous entraîner sur la pente de la discorde, ce qui ne favorisera pas la réconciliation. Quant à Johnston, il souhaite que les gens comprennent mieux les personnages historiques qui ont commis des actions que nous déplorons aujourd’hui et qu’ils leur pardonnent, parce que ces personnes vivaient à des époques bien différentes de la nôtre.
« Un jour, dans un avenir pas si lointain, il est fort possible qu’on nous reproche, à nous aussi, certains gestes que nous posons aujourd’hui, fait remarquer Johnston. Manger de la viande? Conduire des voitures? Prendre l’avion? Ne pas être suffisamment proactifs dans la lutte contre les changements climatiques? Acheter des vêtements bon marché fabriqués dans des conditions d’esclavage dans des pays du tiers-monde? Si jamais cela arrive, nous nous défendrons peut-être, nous aussi, en disant que nous vivions à une époque différente. »