Une pionnière du chant moderne
À 22 h 30, heure d’Ottawa, le 1er juillet 1927, les Canadiens de partout au pays s’installaient devant leur grosse radio à cadre de bois pour écouter la première émission de la CBC diffusée d’un océan à l’autre. Malgré les crépitements des ondes, on entend la voix d’une mezzo soprano qui a conquis les scènes les plus prisées de New York, une femme élevée dans un Canada victorien qui a chanté non seulement pour des rois d’Asie et de grands spécialistes parisiens, mais qui a également vécu une vie de fantaisie, à l’image des airs javanais exotiques qu’elle fait découvrir à toute l’Amérique du Nord.
Le programme d’Eva Gauthier pour cette 60e fête du Dominion ne propose pas de pièces signature, comme la chanson javanaise « Anak Udang » (l’enfant de la crevette). Elle ne reprend pas non plus les airs de jazz inspirés de la poésie symboliste de Stéphane Mallarmé qui ont fait sa renommée. La grande concertiste internationale, reconnue pour sa maîtrise des formes musicales complexes, revient plutôt à ses racines et entonne « À la claire fontaine », une chanson folklorique française traditionnelle que ses premiers mécènes, le premier ministre Sir Wilfrid Laurier et sa femme, Zoé, connaissent bien.
Le père d’Eva Gauthier, Louis, est un des premiers ingénieurs canadiens-français de la direction générale de la prospection du ministère fédéral des affaires intérieures. Il est demeuré proche de la famille du premier ministre après que son père, Séraphin, ait pris soin de la mère de Wilfrid Laurier. En fait, les familles étaient si proches que Wilfrid et Zoé (née Lafontaine) se sont mariés lors d’une cérémonie conjointe avec la tante d’Eva Gauthier, Emma, et François-Aristide Coutu. (Selon certaines sources, les Laurier sont décrits comme l’oncle et la tante d’Eva Gauthier, mais ce ne sont que des qualificatifs honorifiques).
Eva Gauthier fait ses débuts professionnels en 1901, à l’âge de 17 ans. Elle chante aux funérailles de la reine Victoria à la Basilique Notre-Dame d’Ottawa. Avec l’aide financière de Wilfrid Laurier, vers la fin de 1902, Eva part étudier à Paris, où elle habite chez Joseph-Israël Tarte, le ministre des travaux publics de Laurier, et ensuite dans une pension choisie par Lady Laurier.
En tant que membre de la diaspora canadienne-française à Paris, semblable à la diaspora canadienne-anglaise à Londres, Eva mène une vie à l’image des héritières des romans de Henry James, sans la fortune. Ses lettres, écrites en pattes de mouche, le plus souvent de simples cartes postales, racontent ses visites au Louvre et les pièces de théâtre classique qu’elle a vues. Mais elles racontent aussi les forces, les faiblesses et les habitudes étranges de certains de ses professeurs de chant.
Les Laurier resteront proches d’Eva tout au long de leur vie. Cependant, en 1905, après le départ d’Eva pour Londres, ils tournent leur attention vers la sœur d’Eva, Juliette, et financent les études de cette aspirante violoniste à Paris. Comme Eva n’a pas les moyens de rester en Europe seule, Lady Laurier propose d’écrire à Lord Strathcona, le haut-commissaire du Canada au Royaume-Uni à l’époque, pour lui demander son aide, ce qu’il accepte.
Quelques années plus tard, Lady Laurier, qui avait déjà grondé Eva pour avoir acheté de coûteuses tenues parisiennes pour sa première tournée canadienne, lui écrit une lettre encore plus sévère : [TRADUCTION] « Vous avez vécu comme la fille d’un millionnaire, il est maintenant grand temps de vivre par vos propres moyens. »
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Au cours des cinq années suivantes, Eva Gauthier poursuit ses études, dans un premier temps à Londres, ensuite ailleurs, notamment à New York et à Milan. En 1905, elle se produit avec Emma Albani, la première chanteuse d’opéra canadienne reconnue internationalement, et deux années plus tard, elle chante Carmen à Pavia, en Italie. En 1910, après un concert donné avec Eva à Londres, Emma Albani la présente au public en disant : « Je vous laisse maintenant avec Eva Gauthier, une artiste qui rend honneur à mon pays. » Un concert à Copenhague fait d’Eva Gauthier la première femme étrangère à devenir membre de l’Ordre de la Reine. Elle refuse l’offre d’un impresario australien qui lui propose un contrat de trois ans à 300 $ par semaine (plus de 6 500 $ aujourd’hui) et vise plutôt la consécration professionnelle : un rôle au Covent Garden à Londres.
Ce qui arrive ensuite semble avoir été mis en scène par la grande compagnie d’opéra. Juste avant la levée du rideau de sa première prestation, Eva Gauthier est renvoyée. Eva, totalement effondrée, croit que la prima donna, Luisa Tetrazzini, craignant qu’Eva ne fasse pâlir son étoile, a organisé son renvoi. La déception financière qui s’ensuit apparaît clairement dans une lettre de Lord Strathcona à Lady Laurier, où il écrit qu’Eva, après avoir mûrement réfléchi à sa carrière, a décidé de partir pour Java afin d’épouser un dénommé M. Knoote.
L’homme en question est Franz Knoote, qu’Eva a rencontré lors de ses études à Milan. M. Knoote administrait une plantation de thé à Java et, même s’il a toujours affirmé avoir aimé Eva toute sa vie, cette dernière regretta rapidement sa décision de l’épouser. Elle revint rapidement sur la scène et en moins d’un an, ajouta le malais aux nombreuses langues qu’elle maîtrisait déjà.
À une époque où les quelques Canadiens qui s’aventurent en Extrême-Orient portent l’uniforme de la Marine royale ou de l’armée britannique, ou travaillent pour de grandes entreprises, comme la Banque royale du Canada, Eva fait preuve d’une immense curiosité pour une culture qui lui est tout à fait étrangère. Une occidentale donnant des spectacles en Extrême-Orient, c’était pratiquement du jamais vu, mais cela ne l’a pas empêchée d’obtenir des critiques dithyrambiques lors de sa tournée en Chine. En 1911, le South China Morning Post de Hong Kong l’appelle « la plus belle fille du Canada » après un concert où elle chante divers arias et des ballades sentimentales. Selon le North China Daily News, « jamais a-t-on entendu une aussi belle voix, ni un tel talent à Shanghai ». Mais surtout, les années qu’Eva passe à Java lui font découvrir la musique traditionnelle jouée au gamelan.
Pour en apprendre davantage sur le style très distinctif de la musique javanaise, Eva passe un mois à la cour du roi de Siam, où elle rencontre Anna Leonowens, qui sera l’inspiration pour Anna et le roi de Siam et Le Roi et moi. (Anna Leonowens déménagera plus tard à Halifax, où elle fondera le Victoria College of Art and Design, aujourd’hui l’Université NSCAD). Bien consciente de la valeur de la notoriété, Eva intitule un article pour le Baltimore American sur son passage à la cour « Experiences in a Harem » (Ma vie au harem).
La musique jouée au gamelan est créée avec quelque 75 instruments dans deux tonalités distinctes, l’une exprimant la tristesse ou la joie, alors que l’autre, selon la musicologue Jennifer Lindsey, traduit une impression de noblesse, de majesté et de calme. Cette musique, étrange aux oreilles occidentales d’Eva, lui procure un répertoire unique et garantit à son public des frissons d’érotisme exotique, notamment en raison du caractère singulier de cette musique et des tenues diaphanes que portait Eva lors de ses concerts.
La Première Guerre mondiale met fin brutalement aux plans de tournée d’Eva en Europe et la réoriente vers New York, où elle donne son premier récital en décembre 1914, chez Frank Damrosch, le maître de chœur du Metropolitan Opera.
La place d’Eva dans le firmament musical américain demeure trouble, encore aujourd’hui. Personne parmi les membres du public ou les critiques ne sait comment décrire une cantatrice qui chante des airs d’opéra, de la musique folklorique javanaise et du jazz d’avant-garde. Et pour confondre encore un peu plus son public, Eva intègre rapidement à ses spectacles les danses lascives d’une artiste nommée Nila Devi (la « déesse bleue » en sanskrit, mais il s’agit en fait d’une danseuse exotique américaine appelée Regina Llewellyn Jones). Le spectacle, qu’Eva nomme Songmotion, est en grande partie décrit comme un vaudeville, avec un petit côté grivois pleinement assumé.
Les réactions sont très variables, et parfois négatives. Une décennie après la première scandaleuse du Sacre du printemps de Stravinsky à Paris, en 1913, où la sexualité est clairement évoquée, le Variety émet des commentaires hautains sur Eva, qui chante dans une « langue étrangère », et sur les « mouvements serpentins de Devi ». En réponse au spectacle « The Adoration of the Elephant », le critique du Los Angeles Times admet que les « spectateurs cultivés applaudiront les artistes et adopteront un air entendu ». Il n’a peut-être pas aimé la performance, mais sa réponse montre qu’il reconnaît qu’Eva présente quelque chose de nouveau et d’audacieux, et peut-être même de très important. Un auteur de Winnipeg complimente indirectement Eva en la félicitant pour avoir chanté des airs du Barbier de Séville sans trop pousser la note exotique.
La remplaçante de Devi, une danseuse anglaise qui se fait appeler Roshanara, présente Eva à la scène musicale d’avant-garde à New York. Vers la fin de 1917, Eva chante des airs de Ravel, Stravinsky et Rimsky-Korsakov au Aeolian Hall de New York, qui est pratiquement aussi prestigieux que le Carnegie Hall. Sa sœur Juliette entame pour sa part un travail anthropologique pour faire revivre des airs du folklore canadien-français. Influencée par le travail de Juliette, Eva intègre quelques-unes de ces pièces, des œuvres plus récentes et des airs javanais à ses concerts.
Immortalisé entre autres par des auteurs tels qu’Ernest Hemingway et les auteurs canadiens Morley Callaghan et John Glasgow, le Paris où revient Eva en 1920 n’a plus rien à voir avec le Paris que découvre la jeune ingénue plus tôt dans sa carrière. Elle n’est plus la petite provinciale qui attend avec impatience qu’on lui envoie de la tire d’érable, qui lit le Ladies’ Home Journal, et qui trouve le Moulin Rouge bien étrange. Elle troque maintenant ses chastes visites au Louvre pour de vives discussions avec les compositeurs Erik Satie et Maurice Ravel, ce dernier étant alors reconnu pour son sensuel Boléro.
Sa vie personnelle reflète sa vie professionnelle peu conventionnelle. Non seulement Eva est-elle divorcée, mais elle vient d’avoir un enfant hors mariage. Le garçon est envoyé aux États-Unis, mais on ne sait pas très bien qui en a la charge. À la mort d’Eva, un tribunal américain le reconnaît comme son héritier.
La proximité d’Eva avec Wilfrid Laurier et, plus tard, avec le premier ministre William Lyon Mackenzie King — qui refuse les demandes d’aide financière d’Eva et de Juliette, affirmant qu’il serait inapproprié pour un célibataire de leur faire un chèque – témoigne des allégeances libérales de la famille. Cette philosophie se reflète également dans la façon dont son père a toujours reconnu et respecté l’engagement de sa fille envers sa carrière. Même si la famille est catholique, ses parents acceptent le divorce d'Eva, note la musicologue québécoise Nadia Turbide, dont la thèse de doctorat porte sur la chanteuse.
Bien entendu, il y a des limites à ne pas franchir. La famille d’Eva ne sait pas qu’elle a un fils qu’elle fait élever secrètement à Chicago. Si Lord Chamberlain, à Londres, avait été informé de l’existence de ce garçon, il est évident qu’Eva n’aurait jamais reçu une somptueuse carte d’invitation pour se produire à Buckingham Palace, le mardi 12 juin 1928, à 21 h 30.
La chanteuse a un autre secret, camouflé derrière son identité de canadienne-française catholique, et qu’elle dévoile en partie lors d’un concert en 1923. Elle chante le kaddish, la prière des morts dans la religion juive, dont les paroles et la musique sont sacrées pour une partie de la famille de son père, de confession juive.
Eva n’hésite pas à contester les opinions sociales et politiques de l’époque. En plein cœur de la première « menace rouge » à laquelle l’Amérique est confrontée, en 1923, elle chante en public l’hymne pour la Russie libre, qui est l’hymne national de la Russie soviétique. En 1925, une année où 17 hommes afro-américains seront lynchés, Eva écrit une lettre au New York Times louangeant les African-American Fisk Jubilee Singers pour la « perfection de leurs chants, faisant preuve d’une grande authenticité, et pour la spontanéité qui donne vie à toute forme d’art ».
Treize ans plus tard, à l’aube d’une nouvelle guerre et au début de son déclin professionnel, Eva prend les ondes d’assaut pour critiquer l’organisation Daughters of the American Revolution, qui empêche la grande contralto afro-américaine, Marian Anderson, de se produire au Constitution Hall de Washington. Dans une lettre à l’organisation, elle souligne les contributions inestimables de grands artistes noirs. Cet avis est partagé par Eleanor Roosevelt, dont le mari, le président Franklin D. Roosevelt, permet à Marian Anderson de chanter sur les marches du Lincoln Memorial.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Eva continue de chanter et prête son talent à la promotion des obligations de guerre au Canada et aux États-Unis. Après la guerre, sa carrière sur scène étant terminée, Eva donne des classes de maître à New York. Malgré sa carrière prestigieuse, elle n’a jamais été riche et éprouve des difficultés financières. Avant la création du Conseil des arts du Canada, il y a peu d’aide gouvernementale offerte aux artistes. Elle échoue à obtenir une bourse du gouvernement canadien et de plusieurs fondations américaines; une bourse de la Fondation Rockefeller, au début de 1958, lui permet de verser 500 $ à deux auteurs chargés d’écrire ses mémoires, qui ne seront jamais terminées.
Même si elle vit dans le même état de pauvreté qu’elle a connu, étudiante, à Paris et même si le public commence à l’oublier, Eva demeure une autorité dans son milieu. Un amateur de musique de New York évoque que « tout le monde convenait que le spectacle n’était pas complet tant qu’Eva ne montait pas sur scène; elle en imposait par ses tenues très distinctives et son port de reine. »
Eva Gauthier meurt le 26 décembre 1958 à New York. Même si son décès est annoncé dans le New York Times, elle est largement oubliée au Canada et même dans sa ville natale. Il n’y a pas d’article nécrologique dans les journaux d’Ottawa pour rappeler la femme qui, deux générations plus tôt, avait été appelée « la grande prêtresse du chant moderne ».
À l’avant-plan de la scène musicale
Après un concert donné en 1923 par Eva Gauthier à New York, le musicien populaire, Paul Whiteman, veut parler à son accompagnateur. Whiteman demande au pianiste, George Gershwin, d’écrire une pièce pour un concert à venir intitulé « An Experiment in Modern Music » (une expérience en musique moderne).
Selon Eva Gauthier, Rhapsody in Blue (et peut-être aussi la version hollywoodienne de la vie de Gershwin, An American in Paris) sera présenté pour la première fois en public quelques semaines plus tard, après une répétition d’un spectacle d’Eva – que les critiques n’ont pas aimé. En 1982, cependant, John Rockwell du New York Times écrit que le concert a éveillé le désir de Gershwin « d’explorer de nouveaux horizons artistiques et d’être pris au sérieux ».
Gershwin et Eva Gauthier restent en contact. En 1935, il l’invite à une fête soulignant la création de son opéra, Porgy and Bess.
Approprié ou appropriation?
Est-ce qu’Eva Gauthier faisait preuve d’appropriation culturelle lorsqu’elle a présenté des versions occidentalisées d’airs javanais en s’entourant d’un décor exotique et en changeant plusieurs fois de costumes inspirés des tenues traditionnelles javanaises? C’est une question qui a été récemment soulevée par des musicologues, comme Anita Slominksa, qui a rédigé sa thèse de doctorat sur Eva et sa sœur Juliette.
Même si Eva évoque les troubles en Indonésie causés par les autorités coloniales hollandaises, sa description des Javanais comme des « autochtones habitant un pays enchanteur » et son acceptation (même si elle n’est qu’une observatrice consciente des mœurs sociales javanaises) de la pratique consistant à marier de force des fillettes de 12 ans, ne jouent pas en sa faveur. Cependant, dans un autre article, elle évoque le rôle des femmes qui agissent comme intermédiaires entre le premier ministre et le sultan, ce qui leur donne le pouvoir d’influencer certains dossiers.
Eva Gauthier considère ses performances comme un pont culturel, encadré par les propos qu’elle tient lors d’une conférence où elle aborde certains faits intéressants sur les coutumes javanaises. Après tout, elle passe d’une famille de la bourgeoisie canadienne-française à Ottawa, dans le quartier de Sandy Hill, à un environnement où, tel que décrit dans un article du journal, « il faut regarder sous ses pieds pour éviter les serpents et supporter les cris et feulements des singes, des tigres et des léopards ».