Une artiste au cœur pur
Près de Marshalltown, Nouvelle-Écosse, 1964
Barbara et Charlie pédalent le plus vite qu’ils peuvent. Les jumeaux Campbell n’ont jamais cessé de se lancer des défis dans tout ce qu’ils font, mais les victoires de l’un ne provoquent jamais l’ire de l’autre.
Cette fois, c’est Charlie qui remporte la course. Il arrive devant la petite maison blanche, dont le pourtour des fenêtres et de la porte est peint en vert. « T’as perdu, s’exclame-t-il. C’est toi qui es de corvée de vaisselle ce soir! »
À bout de souffle, Barbara répond « Pas forcément. J’ai juste que dit que si tu gagnais je faisais la vaisselle, mais je n’ai pas dit quand ».
Le pari déjà oublié, Charlie pointe du doigt la porte de la maison. « Regarde! Quelqu’un a peint des fleurs partout! »
Barbara jette un regard sur le côté de la maison. « Il y en a sur les fenêtres aussi. Je me demande qui a peint tout cela. »
Un vieil homme de grande taille, coiffé d’une casquette et portant une chemise à carreaux arrive de l’arrière de la maison. « C’est ma femme », répond l’homme.
Les jumeaux s’échangent un bref coup d’œil. Ils ont entendu dire qu’Everett Lewis pouvait être méchant, mais ce ne sont peut-être que des racontars des autres élèves. « Alors les enfants, vous savez manier un pinceau? » demande le vieil homme.
« Oui, m’sieur, répond Barbara, se rappelant soudainement de ses bonnes manières. On a aidé notre père à repeindre l’étable l’été dernier. »
« Alors, suivez-moi. » De l’autre côté de la maison, les jumeaux découvrent des piles de planches de bois pressé coupé en plus petits carrés et rectangles. « Je dois les peindre en blanc afin que Maud puisse s’en servir comme toile. Son visage anguleux se fend d’un large sourire. Ma femme, on peut dire qu’elle en peint des masses de tableaux. »
Les jumeaux se mettent à l’ouvrage pendant qu’Everett scie le bois et manie le pinceau. Le soleil brille et les voisins les saluent lorsqu’ils passent devant la maison. La besogne est vite terminée et les pièces de bois sont laissées à sécher.
M. Lewis installe la pancarte qu’il a fabriquée. « Est-ce qu’il y a des fautes? Je n’ai pas fréquenté l’école bien longtemps », dit-il, un peu gêné.
« Peintures à vendre, lit Charlie. Oui, c’est parfait. »
Everett sourit à nouveau. « Merci. Je vais l’installer devant la maison. Vous deux, entrez et allez faire connaissance avec Maud. »
« Est-ce qu’on va tous tenir là-dedans? chuchote Barbara à son frère. La maison a l’air plus petite que notre cuisine! »
« Oh, ne sois pas si snob, lui répond Charlie. Les gens s’arrêtent ici tout le temps pour acheter des peintures. Et puis moi j’ai bien envie d’entrer pour voir. Je n’ai jamais rencontré d’artiste. »
« J’ai entendu dire qu’elle ne peint que des arbres, des bateaux, des maisons et d’autres trucs du genre. Ce n’est pas vraiment de l’art, pas comme… , dit-elle en essayant de penser à un artiste fameux. Ce n’est pas comme peindre des bols de fruits et des rois sur un cheval. »
Charlie cogne à la porte et une petite voix lui répond : « Entrez, je suis sur le point de terminer ce chat. »
Étonnés, les jumeaux poussent la porte peinte de couleurs vives et restent bouche bée devant le spectacle qui s’offre à leurs yeux. La petite pièce contient un poêle à bois, quelques chaises et une table couverte de fournitures d’artistes et de journaux. Sur tous les murs, l’artiste a peint des fleurs, des papillons et des oiseaux de toutes les couleurs.
Une petite femme s’occupe à étaler de la peinture sur une petite pièce de bois, comme celles qu’ils viennent de terminer. Le menton appuyé contre la poitrine, un bras soutenant le poignet opposé, elle met la touche finale à un gros chat noir qui l’observe à travers un bouquet de tulipes. Maud Lewis, qui se déplace à la fois difficilement et avec fluidité, ajoute une touche de couleur juste au bon endroit.
Des douzaines de peintures sont empilées partout : un chevreuil qui admire l’océan, un homme qui rame dans sa chaloupe, deux bœufs décorés d’un harnais, un cheval qui tire un traîneau dans la neige. Et partout des fleurs. « Vos peintures sont formidables! s’exclame Barbara. Elles me donnent envie de sourire! »
« Je ne suis jamais allée bien loin et je n’ai jamais suivi de cours, mentionne Mme Lewis doucement. Je peins ce que je vois, tout simplement. »
« Hey! C’est l’étable des MacCaskills!, s’étonne Charlie, en pointant du doigt une peinture. Et regarde Barbie, c’est notre école! »
Sur ces paroles, M. Lewis entre dans la maison et suspend sa veste. « Heureusement que vous m’avez donné un coup de main les enfants, dit-il aux jumeaux. Maud, tu aurais une peinture à leur donner? »
Maud Lewis est ravie. « Bien sûr! Généralement, je demande quatre dollars et cinquante cents. Je pense que je pourrais augmenter le prix à cinq dollars car les peintures et les pinceaux sont de plus en plus chers. »
Barbara en a le souffle coupé. « Vous voulez dire que vous nous donneriez l’une de vos peintures, à nous? »
Les jumeaux examinent les œuvres et portent leur choix sur une anse se trouvant près de chez eux. Des arbres aux couleurs d’automne, orange et jaune, contrastent avec les collines vertes et les maisons rouges et blanches sur la berge.
« Merci! », crie Charlie en quittant la maison. À l’extérieur, il se tourne vers sa sœur et lui dit, en se moquant : « Alors, tu disais que les peintures de Mme Lewis ne sont pas de véritables œuvres d’art? »
Barbara hoche la tête. « Je ne sais pas si c’est vraiment de l’art, mais je sais que ses peintures me rendent joyeuse. »
Calgary (Alberta) 2018
Le téléphone cellulaire de Charlie sonne. « Salut Barbie! Merci d’avoir rappelé. Je me demandais si tu avais entendu parler de la peinture. »
À l’autre bout du pays, à Halifax, Barbara soupire. « Si c’est ton idée pour fêter notre 65e anniversaire, je… »
Charlie l’interrompt. « Non – la peinture! Celle qu’on a trouvée dans le sous-sol de notre ancienne école à Marshalltown. Elle devait être vendue dans une vente de garage, mais quelqu’un a remarqué que c’était une œuvre de Maud Lewis. Elle vient d’être vendue pour 45 000 $ »
« Épatant », répond Barbara en secouant la tête.
« Alors, tu vas vendre la tienne?, interroge Charlie. As-tu encore cette peinture de l’anse près de chez nous? »
Barbara regarde le mur de son salon, où est installée la peinture aux maisonnettes de couleurs vives. « Mais oui, c’est certain. Et elle n’ira nulle part. Charlie entend pratiquement le sourire sans sa voix. Elle me rend toujours aussi heureuse. »
Maud Lewis est née en 1903. C’est une femme de très petite taille dont le mouvement des bras et des mains est entravé. Elle est très embarrassée par ses épaules voûtées et son très petit menton.
Mais lorsqu’elle peint, son monde se remplit de joie et de couleurs. Elle commence à peindre avec sa mère; les deux femmes créent des cartes de Noël qu’elles vendent 5 sous chacune.
Maud épouse Everett en 1938 et les deux s’installent dans cette minuscule maison près de Digby, en Nouvelle-Écosse, à quelques kilomètres de la maison de son enfance, à Yarmouth. Le couple est très pauvre, les deux vivent de l’argent des peintures, que Maud vend pour une poignée de dollars.
Lorsqu’elle ne peint pas des œuvres à vendre, Maud peint les murs, les fenêtres et les portes de la maison. La maison, qui mesure seulement 4,1 m par 3,8 m et qui n’a jamais été reliée au réseau d’aqueduc ou d’électricité, est maintenant exposée au Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, à Halifax.
Maud n’a jamais été prise au sérieux comme artiste de son vivant, même si certaines personnes du milieu des arts reconnaissaient son talent. Elle n’a connu la célébrité qu’après son décès, en 1970. Au tout début, on la qualifiait d’artiste folklorique, pour finalement la considérer comme une véritable artiste à part entière.
En 2016, un film a été produit sur sa vie, intitulé Maudie.
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