Libre d'explorer

Quand une femme de Victoria et sa nièce vont pédaler au parc, elles ne sont pas approuvées par tout le monde.
Texte par Allyson Gulliver; illustrations par Arden Taylor Mis en ligne le 30 mars 2025

Victoria (C.-B), mai 1908

L’air tiède du printemps était tellement agréable! Eliza ferma les yeux, juste un instant, pour s’imprégner de l’odeur de l’eau salée mêlée à celle des fleurs de cerisiers.

Mais un instant, c’était déjà trop long. En sentant sa bicyclette osciller, elle ouvrit grand les yeux. Il y avait une flaque de boue droit devant elle! Elle changea de direction trop tard, et sa jupe et ses bas furent éclaboussés d’eau sale.

— Attention, Liza-Lou! cria derrière elle sa tante Catherine, qui contourna habilement la flaque de boue. Ton père trouve déjà qu’on ne se comporte pas comme des dames, et ta mère ne sera pas contente quand elle va te voir arriver couverte de boue.

Mais tante Catherine n’était pas fâchée. La journée était trop belle et la promenade à bicyclette était trop agréable.

En prenant une courbe, elles firent sursauter un couple plus âgé qui se promenait sur le sentier. L’homme passa vite son bras autour de sa femme, comme pour la protéger, et ils jetèrent tous les deux un regard mécontent à Eliza et Catherine.

— C’est une menace pour les gens bien! maugréa la dame en les voyant passer à côté d’elle.

— Et qui sait quelles tâches elles négligent? ajouta son mari. Elles devraient être chez elles, comme des jeunes femmes bien élevées.

Mais Eliza et sa tante étaient déjà loin, sans s’occuper du couple qui bougonnait. Après tout, la plupart des gens étaient gentils avec elles, comme la nounou derrière la poussette d’un bébé, qui leur envoya la main et qui leur cria « Hourra! » quand elles passèrent à côté d’elle. Une petite fille vêtue d’une robe rapiécée les regarda d’un air rêveur, et un homme vêtudu complet noir et du col blanc propres aux ministres méthodistes leur leva son chapeau.

Tout allait très bien... jusqu’à ce que les choses se gâtent brusquement pour Catherine. Un pan de sa jupe, qui ondulait doucement dans la brise, se coinça brusquement dans les pédales de sa bicyclette. Pour éviter de se faire mal en tombant, elle vira vers les buissons de rhododendron et se laissa tomber en sautant de sa bicyclette.

Eliza s’arrêta, laissa de côté sa bicyclette et courut vers sa tante, qui n’était pas blessée, mais furieuse.

— Ces jupes ridicules! Pourquoi est-ce qu’on doit risquer de se casser le cou chaque fois qu’on va se promener à bicyclette? dit-elle avec amertume, en regardant sa jupe déchirée et tachée de vert.

— J’aimerais bien qu’on puisse porter un pantalon comme les hommes, dit Eliza. Sa tante reprit sa bonne humeur.

— Ça serait choquant, hein? demanda-t-elle en riant. Mais imagine combien on se sentirait plus libres si on avait des vêtements bien adaptés, pour faire changement!

— Je ne suis pas tout à fait prête à remonter sur ma bicyclette, ajouta-t-elle en pointant le doigt devant elle. On pourrait marcher jusqu’à l’Empress.

Eliza était ravie. Elle avait eu peur que la chute de sa tante les empêche de prendre le thé dans ce nouvel hôtel magnifique qui ressemblait à un château, dans le port, mais il semblait bien qu’elles allaient s’y rendre malgré tout.

Elles appuyèrent leurs bicyclettes contre la clôture et entrèrent à l’hôtel. Catherine ne paraissait pas préoccupée par les regards de travers et les murmures des gens qui les entouraient, mais Eliza se sentit rougir en se disant que c’était sûrement à cause de leur apparence.

Elles s’installèrent à leur table dans un coin, derrière une haute fougère — le serveur avait-il voulu les cacher? Eliza prit son courage à deux mains pour demander à sa tante ce que voulait dire un des commentaires qu’elle avait entendus en passant devant deux dames bien habillées.

— C’est quoi, un « visage de bicyclette » ? Catherine leva les yeux du menu et se mit à rire.

— C’est une invention, Eliza. Ça n’existe pas, dit-elle avec un sourire en coin. Il y a des gens qui vont dire à peu près n’importe quoi pour empêcher les femmes de faire de la bicyclette. Supposément, si on en fait trop, notre visage va geler comme... ça!

Elle ouvrit grand les yeux et se tordit la bouche, comme si elle essayait d’avancer dans une terrible tempête de vent. Eliza éclata de rire, et les conversations à voix basse autour d’elles s’interrompirent brusquement. Elle posa une main sur sa bouche pour étouffer son rire.

— C’est la seule réponse sensée à une idée aussi stupide, dit Catherine. Les femmes ne risquent pas plus de se blesser en faisant de la bicyclette qu’en marchant ou en faisant des travaux ménagers, en fait.

— Je ne peux pas imaginer que je devrais arrêter, dit Eliza. Je me sens tellement libre quand je roule avec toi. Même si papa me dit de faire attention de ne pas trop développer mes muscles.

Catherine allait dire quelque chose, mais elle s’arrêta bien vite.

— Tu dois écouter tes parents, dit-elle en faisant un clin d’oeil. Jusqu’à ce que tu grandisses et que tu gagnes ton propre argent, comme moi. Et ensuite, qui sait?

— Tu pourrais monter simplement sur ta bicyclette pour voir des choses nouvelles et rencontrer des gens, ajouta-t-elle en agitant la main avant de baisser la voix.

Et peut-être même que, comme une de tes tantes, tu pourrais aller à bicyclette à une rencontre sur le droit pour les femmes d’être propriétaires et de voter.

Eliza ouvrit de grands yeux. Il y avait tellement choses qu’elle ne savait pas sur sa tante Catherine...

L’arrivée de la bicyclette de sécurité a donné une liberté nouvelle à certaines femmes. Elles n’avaient plus besoin d’un cheval si elles voulaient aller plus loin et plus vite qu’à pied.

À partir des années 1890, il était courant de voir des femmes à bicyclette dans les rues et sur les routes du Canada. Mais bien sûr, cela ne voulait pas dire que tout le monde les acceptait. Des journaux et des magazines publiaient des articles pour critiquer ces « femmes sur roues » qui faisaient de la bicyclette plutôt que de s’occuper de leurs tâches à la maison. Sans aucune preuve, certains critiques insistaient pour dire que ces femmes risquaient de devenir trop masculines ou de limiter leur capacité d’avoir des enfants. Et, en effet, certaines personnes disaient que les femmes risquaient de développer un « visage de bicyclette » pas très joli si elles faisaient trop de vélo.

Comme Catherine, les femmes cyclistes profitaient de leur nouvelle indépendance sans s’occuper des insultes et des avertissements des autres. Elles ont commencé à réclamer des vêtements mieux adaptés, comme des jupes plus courtes qui ne s’accrocheraient pas dans les pédales, les chaînes ou les roues de leur bicyclette. (Des plus grands changements comme les culottes bouffantes jusqu’aux genoux n’ont pas eu de succès.)

Mais la liberté excitante du cyclisme était possible seulement pour les femmes qui pouvaient se permettre une bicyclette. Les femmes riches pouvaient donc former des clubs de cyclisme et aller visiter des amies à bicyclette, mais les plus pauvres devaient se contenter de marcher.

Plus tard, quand les gens plus fortunés ont adopté les automobiles et que la société a cessé de se préoccuper autant des comportements bien féminins, les femmes ordinaires ont commencé à se servir de bicyclettes pour aller travailler et, plus tard, simplement pour s’amuser. L’hôtel Empress, à Victoria, a été ouvert en janvier 1908 et est devenu un lieu historique national en 1981. On y sert encore le thé en après-midi.

Cet article est paru dans le numéro d'avril du Kayak : Navigue dans l’histoire du Canada.

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