Une affaire de famille
Île Discovery, (C.-B.) 1899
Edith et May faisaient semblant de ne pas entendre leur mère qui les appelait, debout sur les rochers du rivage. Elles savaient que leur mère voulait simplement qu’elles aillent l’aider à peindre le phare, mais c’était bien plus amusant de construire un fort avec du bois de grève. May entra en rampant dans l’abri presque terminé.
— On pourrait peut-être apporter des couvertures et passer une nuit ici.
— Pas ce soir, soupira Edith en tournant les yeux vers l’océan. Il y a du brouillard qui s’en vient.
C’était pour ça que leur mère les appelait! Oubliant leur fort, les filles se mirent à courir vers la pointe Sea Bird.
— Désolées, maman! lança Edith, essoufflée, en entrant avec sa soeur dans la jolie maison blanche attenante au phare.
Leur grand-père était assis sur le divan de la cuisine. Depuis quelques semaines, il avait été trop malade pour se lever de son lit.
— J’aimerais bien donner un coup de main, dit-il.
— Ça va aller, grand-papa, dit May. Je peux te faire une tasse de thé?
— Je pense que vous devriez d’abord aller voir de quoi votre mère a besoin, dit-il en hochant la tête avec un sourire.
La porte s’ouvrit au même moment, et la mère d’Edith et de May entra en essuyant avec un torchon ses mains couvertes de peinture blanche.
— Je vais aller vérifier la mèche de la lampe dit-elle. Vous deux, vous allez courir jusqu’à l’autre bâtiment pour vous assurer que la corne de brume fonctionne. Les bateaux vont compter sur nous cette nuit, et on ne les laissera pas tomber.
— Prends ça, Mary Ann, dit son père en pointant le doigt vers son vieil imperméable. Si tu te fais mouiller, tu vas attraper un rhume.
— Et si tu es malade, ajouta-t-il avec un soupir, les filles et moi, on sera vraiment dans le pétrin.
— Sans parler des marins, répondit la mère d’un ton sec.
— Mais ne t’en fais pas, ajouta-t-elle d’une voix plus douce. J’ai eu un très bon professeur pour m’occuper de cette station. Je me souviens de tout ce que tu m’as appris.
— Allez-y, maintenant! dit-elle en se tournant vers ses filles pour les serrer contre elle quelques instants. Vous allez vous occuper de votre signal et je vais m’occuper du mien.
Edith et May enfilèrent leur imperméable. Aussitôt dehors, elles constatèrent que la grisaille humide était toute proche. Les vagues semblaient maintenant lointaines et presque silencieuses, et les deux soeurs ne voyaient qu’à quelques mètres devant elles. Heureusement qu’elles connaissaient tous les rochers et toutes les souches qui couvraient la pointe.
Elles s’engagèrent dans le sentier, presque au pas de course. Quand elles étaient toutes petites, le S.S. Premier avait attendu un signal pendant une nuit de brouillard et, pour une raison inconnue, la corne n’avait pas fonctionné. Le capitaine du Premier avait réussi à contourner les rochers pour amener son navire en lieu sûr, mais c’était une histoire que personne, sur l’île Discovery, ne voulait voir se répéter.
Allaient-elles arriver enfin au bout du sentier? Le brouillard assombrissait déjà tout le paysage, et la nuit allait tomber bientôt. Tout à coup, le bâtiment — qui ressemblait à une petite maison bien ordinaire, sauf qu’il en sortait une corne de brume en forme de trompette — se dessina devant elles. Elles montèrent en courant les marches de bois.
À l’intérieur, le feu de charbon chassa bientôt l’humidité. Il réchauffait l’eau jusqu’à ce qu’elle se transforme en vapeur pour émettre un long signal grave qui traversait le brouillard pour se rendre jusqu’aux rochers, puis jusqu’à la mer. Les soeurs se sourirent, soulagées.
Certaines personnes trouvaient le son des cornes de brume un peu triste, mais en ce moment, c’était la chose la plus merveilleuse qu’elles pouvaient imaginer.
Elles s’installèrent dans le bâtiment en attendant d’être sûres que le signal continuait de se faire entendre. Edith jeta un coup d’oeil dans le brouillard.
— Est-ce que ça t’arrive de rêver qu’on habite à Victoria ou à Vancouver? On pourrait aller dans une vraie école plutôt que de faire nos cours par la poste, dit-elle d’un air rêveur. Et puis, on aurait des petites voisines avec qui jouer, et on n’aurait pas besoin d’aider dans le jardin ou de nettoyer les vitres autour de la lampe.
— Je m’ennuierais des vagues et des oiseaux, répondit May en secouant la tête, et de nos promenades sur la plage pour voir ce qui s’y est échoué.
La porte s’ouvrit et leur mère entra dans la pièce, précédée de la lumière de sa lanterne.
— Je suis très fière de vous, les filles. Vous êtes vraiment des bonnes assistantes. Je ne sais pas ce que je ferais sans vous.
Elle ramassa leurs manteaux.
— La corne de brume va bien fonctionner maintenant, grâce à vous. Allons souper.
Quand elles se retrouvèrent à nouveau dans le brouillard, May se tourna vers Edith.
— Si tu déménages en ville, j’irai te rendre visite, murmura-t-elle. Mais moi, je vais être gardienne de phare, comme grandpapa et maman.
Tous les personnages mentionnés dans cette histoire ont vraiment existé. En 1886, Richard Brinn a été embauché comme premier gardien du phare de l’île Discovery. Cette île se trouve à quelques kilomètres à l’est de Victoria (C.-B.), dans ce qui s’appelle aujourd’hui la mer des Salish. Sa fille, Mary Ann Croft, et ses deux petites-filles, Edith et May, vivaient avec lui. Mme Croft aidait son père à garder le phare et, quand il est tombé malade, elle a pris la relève.
Après sa mort, en 1901, elle a été choisie pour le remplacer et elle est probablement devenue la première femme gardienne de phare au Canada. Au début, elle recevait un salaire de 960 $, plutôt que les 1 200 $ versés à l’homme qui faisait le même travail au phare des îles Trial, non loin de là. Elle a porté plainte en 1911, et le député de sa circonscription a augmenté son salaire au même montant. Elle faisait sûrement son travail tout aussi bien que cet homme. En 1908, un inspecteur a écrit que Mme Croft gardait la station très efficacement, dans d’excellentes conditions.
Les gardiens de phare faisaient un travail difficile. Ils ne devaient pas seulement s’assurer que les lampes et les cornes de brume étaient en bon état. Ils devaient souvent cultiver un jardin et chasser pour se nourrir, tout en surveillant la météo et la circulation des navires. Ils devaient être capables de passer beaucoup de temps sans voir personne, à part leur propre famille s’ils en avaient une sur place. Comme les écoles étaient généralement trop éloignées pour que les enfants puissent y aller, ils recevaient souvent leurs cours par la poste et renvoyaient leurs travaux de la même manière. Ils devaient aider leurs parents, mais ils étaient aussi libres d’explorer les environs.
Il n’y a plus de gardien sur l’île Discovery depuis l’automatisation du phare en 1996. La corne de brume a cessé de fonctionner en 2004. La partie sud de l’île est aujourd’hui un parc provincial. La partie nord est administrée par la Première Nation Songhees.
Thèmes associés à cet article
Publicité
Vous pourriez aussi aimer…
Les archives de la Société Histoire Canada conservent les versions anglaise et française de Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada.
Le magazine Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada est publié quatre fois par année en version numérique.