À jeter ou à manger?
Kensington (Î.-P.-É.) Avril, 2022
— Hé, papa? Ali était un peu étonnée. Il lui semblait pourtant que les légumes qu’elle voyait dans le tiroir du frigo n’étaient pas là depuis très longtemps. Mais ils ne paraissaient vraiment plus très frais. Les carottes commençaient à faner et les navets étaient tachés.
— Est-ce que je devrais tout simplement jeter ça? demanda-t-elle en brandissant un pied de céleri.
Son père leva la tête au-dessus de l’évier, où il lavait des champignons. Pour montrer ce qu’elle voulait dire, Ali plia une des tiges de céleri, qui ne se cassa pas.
— Mets ça dans le compost, dit son père. Mais arrange-toi pour que grand-maman ne te voie pas.
— Que grand-maman ne te voie pas faire quoi? fit une voix amusée dans le corridor.
Ali haussa les épaules et sourit à son père pendant que sa grand-mère entrait dans la cuisine en regardant autour d’elle pour trouver ce qu’elle ne devait pas voir. Le père d’Ali se hâta de refermer le seau à compost, mais les carottes et le céleri fanés dépassaient du couvercle.
— Que je ne te voie pas jeter des aliments en parfait état, Kevin, dit sa mère d’une voix ferme. Elle repoussa la main de son fils, sortit les vieux légumes du seau et les agita d’un air triomphant.
— Je ne peux pas croire que tu allais gaspiller ça!
— On ne les met pas dans la poubelle, grand-maman. On les met au compost. Ça va se transformer en quelque chose d’utile pour le jardin, répliqua Ali.
— On a un très bon programme de compostage dans l’île, maman, dit le père d’Ali. Ça ne va pas aller simplement au dépotoir.
— Ali, répondit la grand-mère en soupirant, je compostais déjà bien avant la naissance de ton père. Sauf que pour nous, c’était simplement une affaire de bon sens. Les poules mangeaient les pelures des pommes de terre et le pain rassis. Les pelures d’oignons et les trognons de choux allaient dans la marmite. Ali n’en croyait pas ses oreilles.
— Attends, quoi? Tu faisais de la soupe avec du compost?
— Pas de la soupe, ma chérie. Je faisais cuire les petits bouts qui restaient
— les pelures de carottes, les tiges de persil et tout ça
— pour faire du bouillon. Je filtrais le bouillon et je jetais les restes de légumes dans le compost. Et je me servais du bouillon pour faire de la soupe. Ali regarda son père, qui hocha la tête.
— Ta grand-mère s’assurait qu’on utilise tout ce qu’il y avait de bon dans ces légumes-là. Et quand les restes se retrouvaient dans le tas de déchets, ils finissaient par se transformer en compost, qu’on répandait dans le jardin pour aider à faire pousser des nouveaux légumes. Et la soupe était bonne, en plus!
— Ça demandait beaucoup de travail, il me semble, dit Ali. En voyant l’expression de sa grand-mère, elle se hâta d’ajouter :
— Mais c’était sûrement très bon pour l’environnement. Notre Club vert, à l’école, va installer un jardin de légumes cette année.
Sa grand-mère leva les yeux au ciel.
— Franchement! Quand on entend tous ces gens parler de sauver la planète, on a l’impression qu’ils ont inventé l’environnement. S’ils parlaient moins et jardinaient plus… ça, ça serait utile. Elle retira les carottes et les céleris du seau à compost, les rinça pour enlever le marc de café, et commença à les peler et à les trancher. Ali rouvrit le frigo.
— Alors, qu’estce qu’on mange pour le souper? Elle se dit aussitôt qu’elle n’aurait pas dû poser la question. Tout ce qu’elle avait en tête, c’était : « S’il vous plaît, ne me parlez pas de restes! Ne me parlez surtout pas de restes! »
— Je pensais à un assemblage reconstitué de vestiges de repas préalablement appréciés, dit son père en montrant quelques contenants.
— Des restes, fit Ali en poussant un grand soupir. Je le savais. La grand-mère passa un bras autour des épaules de sa petite-fille.
— Quand tu présentes ça comme ça, c’est sûr que ça n’est pas très appétissant. Mais je sais combien tu te préoccupes de l’environnement. Alors, tu devrais aussi te préoccuper de manger les restes. Ali semblait perplexe.
— Grand-maman a raison, dit son père. J’ai lu récemment que les Canadiens gaspillent plus de la moitié des aliments qu’ils achètent. Imagine les quantités d’eau, de pétrole et d’énergie qui ont servi à produire ces aliments. Les tracteurs pour les planter. L’eau pour les arroser. D’autres machines pour les récolter. Les usines pour les transformer et les camions pour les transporter jusqu’aux magasins. Tout ça pour qu’on puisse les pousser dans le fond du frigo et les oublier là!
— Ou pour qu’on laisse les magasins jeter les pommes qui ne sont pas tout à fait parfaites et les poissons que personne n’a achetés, ajouta la grand-mère d’Ali. C’est une honte. Autrefois, on utilisait toute la nourriture qu’on achetait parce qu’on ne pouvait pas se permettre d’en acheter d’autre. Et on ne laissait certainement jamais de la nourriture tout à fait mangeable dans nos assiettes à la fin des repas.
— Bien sûr, maman, dit le père d’Ali en haussant les épaules. Mais je t’ai déjà vue aussi manger quelque chose simplement pour éviter que ça se gâte. Manger des aliments dont on n’a pas le goût, ce n’est pas vraiment mieux que de les gaspiller. Sa mère haussa les épaules à son tour.
— Il y a tellement plus de choix maintenant — tellement de choses délicieuses à manger. Je pense simplement que les gens oublient d’être reconnaissants. Ils jettent de la nourriture simplement parce qu’ils n’ont pas envie de la manger et ils laissent des choses se gâter parce qu’ils en ont trop. Ali jeta un coup d’oeil sur les tablettes du frigo, pleines de fruits, de fromages et — oui — de restes, puis sur le garde-manger ouvert, rempli de pâtes, de céréales et de collations.
— Tu sais quoi? dit-elle en se tournant vers son père. Je pense qu’on pourrait se faire un excellent sauté avec ces restes de poulet et des légumes.
— On va se régaler sans gaspiller! Et on va pouvoir utiliser tous ces… dit sa grand-mère avec un grand sourire.
— … aliments parfaitement bons! lancèrent Ali et son père à l’unisson.
Le gaspillage alimentaire est un énorme problème partout au Canada.
Plus de 35 millions de tonnes d’aliments produits ici sont inutilisés ou gaspillés chaque année, ce qui coûte au ménage canadien moyen plus de 1 700 $. De plus, tous ces déchets organiques libèrent du gaz carbonique, du méthane et d’autres gaz qui contribuent aux changements climatiques.
Les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard, comme les personnages de notre histoire, sont ceux qui recyclent et qui compostent le plus au pays. Une étude menée en 2014 a montré que chacun d’eux gardait ainsi en moyenne 429 kg de déchets en dehors des dépotoirs (comparativement à 255 kg en moyenne pour chaque Canadien.)
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