Ça roule à Rustico
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C’est par une soirée glauque et humide du printemps 1866 qu’un grand cargo glisse lentement dans le port de Charlottetown, la capitale de la colonie britannique de l’Île-du-Prince-Édouard. De gros nuages menaçants cachent la lune qui surplombe le détroit de Northumberland. La cale du navire abrite une énorme boîte de bois.
Sur le côté de la boîte est inscrit le nom de Georges-Antoine Belcourt, le prêtre avant-gardiste d’un petit village acadien, Rustico, et de sa campagne environnante.
Une fois le navire bien amarré, les débardeurs s’attaquent à son déchargement. Alors qu’ils soulèvent l’énorme boîte de bois du père Belcourt, ils ne se doutent pas que l’objet qu’elle contient sera vilipendé, dénoncé par ses paroissiens comme une invention du démon.
La boîte contient une voiture, la première importée en Amérique du Nord britannique.
Comme Belcourt ne peut assister à son arrivée, il demande à un paysan du coin, Moses Peters, de s’occuper du chargement et de transporter la boîte, qui sera tirée par des chevaux. La voiture parcourt ainsi 27 kilomètres à partir des quais de Charlottetown jusqu’au presbytère de Rustico, dans la région nord du comté de Queen. Une fois assemblé, l’engin n’attire qu’un journaliste peu impressionné du Charlottetown Herald, qui en fait une description anémique : la machine automotrice ne comporte qu’un seul siège, son moteur est alimenté par deux cylindres en V et la chaudière, installée en position debout, mesure quatre pieds de hauteur.
Les premiers commentaires sont cependant positifs. Belcourt dévoile la voiture le 24 juin 1866, lors d’un pique-nique organisé pour souligner la Saint-Jean Baptiste. Un journaliste du Charlottetown Examiner est sur place pour rendre compte de l’événement. Répondant à la commande de son chauffeur, le véhicule avance « à bonne vitesse » pendant près d’un kilomètre et revient ensuite à son point de départ sans incident, « après quoi les paroissiens se dispersèrent de façon ordonnée, semblant tous heureux de leur journée ». La seconde démonstration sera moins convaincante.
Dans le livre The Catholic Church in Prince Edward Island, le révérend John C. MacMillan décrit ce qui s’est produit : « Le point de départ se trouve près de l’église et pendant une courte distance, la machine avance normalement, sans anicroche, mais manifeste peu après une indépendance que l’on voit rarement en mécanique, et se met à accélérer sans que le chauffeur ne l’ait souhaité. La voiture devient alors incontrôlable, quitte la route et finit par s’écraser dans une clôture longeant le chemin pour finalement s’arrêter piteusement ».
La voiture termine sa course folle dans un amas de tôle froissée. De la vapeur s’échappe de ce qui paraît un corps à l’article de la mort. C’est ainsi que l’on décrit le premier accident de voiture au Canada. L’année suivante, un incident similaire se produit.
Chariot à vapeur Taylor
Moteur : vapeur, deux cylindres à double action
Vitesse : 24 km/h
Poids : 227 kg
Carburant : charbon
Date : 1867
Belcourt avait commandé son véhicule à vapeur d’Elijah Ware, un inventeur américain de Bayonne, au New Jersey. Sa machine, une automobile rudimentaire, combine les caractéristiques d’un chariot traditionnel équipé d’un moteur à vapeur. Ware fabriquera plusieurs de ces véhicules autopropulsés entre 1861 et 1867.
Cet engin est justement le genre d’objet qui interpelle Belcourt, un véritable visionnaire. Il cherche toujours des façons d’élever ses ouailles, des paysans pauvres et sans éducation pour la plupart.
Certaines de ses initiatives connaissent un grand succès. Il crée une école secondaire, et offre des cours aux adultes – mais seulement à ceux qui ne touchent pas une goutte d’alcool. Pour que l’argent ne quitte pas la paroisse, il fonde la Farmer’s Bank of Rustico — la première banque communautaire du Canada – une décision qui inspirera Alphonse Desjardins et son mouvement de caisses populaires.
Par contre, la voiture à vapeur ne sera pas une de ses plus grandes réalisations.
« La mesure dans laquelle le père Belcourt utilisera sa machine reste inconnue, écrit Austin L. Bowman, historien de l’automobile à l’Î.-P.-É. On raconte qu’il demanda à sa femme de ménage d’allumer un feu sous la chaudière, mais cette dernière allumera plutôt le feu sous la machine, qui sera presque totalement détruite ».
On ne sait pas si cette histoire est vraie. Mais il semblerait que l’expérience de Belcourt avec l’automobile prend fin après ce funeste pique-nique. Les récits historiques indiquent que le véhicule à moteur a été envoyé à Pictou, en Nouvelle-Écosse, afin d’équiper un bateau-remorqueur. Lorsqu’on se rend compte que le moteur n’est pas assez puissant, on s’en sert pour faire fonctionner une batteuse.
Selon Cars of Canada de Hugh Durnford et Glenn Baechler, le moteur sera par la suite vendu pour financer l’effort de guerre. Il est possible que le métal ait servi à fabriquer des armes – ce qui n’est sans doute pas l’issue qu’avait imaginé le père Belcourt.
Un rebelle en soutane
Georges-Antoine Belcourt est né à Baie du Febvre, au Québec, en 1803, et il est l’aîné d’une famille de onze enfants. Même s’il possède un don pour l’agriculture et est un charpentier fort habile, il choisit la vie de prêtre et de missionnaire auprès des Autochtones.
Linguiste chevronné, il maîtrise rapidement l’anglais et la langue chippewan, ce qui lui donne un avantage certain sur ses autres collègues lorsqu’il arrive dans l’Ouest du Canada, en 1831. Il n’a pas besoin d’interprète pour communiquer avec les Chippewa et les Métis de la colonie de la rivière Rouge, au Manitoba.
Pendant 17 ans, Belcourt se consacre à améliorer les conditions de vie des Autochtones et des Métis. Il favorise leur éducation, en éditant la première grammaire et un dictionnaire chippewan, et leur enseigne l’agriculture, tout en les convertissant à la foi chrétienne.
Il est également connu comme le prêtre qui a baptisé Louis Riel. Il a combattu pour que ses paroissiens soient traités équitablement par les puissants britanniques, dont l’expansion coloniale se dirige vers l’Ouest, entraînant le déplacement des Métis et des Autochtones. Belcourt se rend même jusqu’à Londres, en Angleterre, en 1847, pour faire reconnaître les revendications territoriales des Métis et demander à ce qu’ils soient entendus au sein du gouvernement et soient autorisés à vendre leurs fourrures librement. Cela le met en conflit direct avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui exerce un monopole sur le commerce de la fourrure.
Même si sa pétition est officiellement reçue par le Parlement britannique, et même poliment examinée, le prêtre est harcelé par ses ennemis. On lui fera subir l’humiliation de voir ses bagages fouillés – à la recherche de fourrures illégales – avant d’être autorisé à reprendre le bateau qui le ramène au Canada.
À son retour, il travaille avec la tribu Dakota, au sud, qui se trouve hors de la zone d’influence de la CBH. Mais il continue de défendre les droits des Métis. Belcourt quitte le Nord-Ouest en 1859 pour prendre des vacances, mais ne sera jamais autorisé à revenir.
Chronologie
1866
Le père Georges-Antoine Belcourt importe sa voiture à vapeur des É.-U. jusqu’à l’Î.-P.-É. Il s’agit sans doute de la première voiture importée dans le Dominion.
1867
Henry Seth Taylor de Stanstead, au Québec, termine la construction de la première voiture faite au Canada et dévoile sa création lors d’une foire locale, où elle tombe rapidement en panne.
1907
McLaughlin, une entreprise fabriquant des chariots en Ontario, commence à produire une série d’automobiles appelée McLaughlin, ensuite McLaughlin-Buick.
1915
Gray-Dort Motors commence à fabriquer des voitures à Chatham, en Ontario. Avant de cesser ses opérations, 1925, l’entreprise aura fabriqué quelque 26 000 voitures.
1918
La famille McLaughlin vend ses intérêts à General Motors. Sam McLaughlin continue de diriger l’entreprise à titre de président de GM du Canada.
1930
La dernière des voitures à vapeur – qui étaient très lourdes en raison de leur chaudière – disparaît des routes, remplacée par les voitures à combustion interne, avec moteur à essence.
1962
La Acadian sort des chaînes de montage de GM du Canada et devient rapidement la voiture compacte la plus populaire fabriquée au Canada.
1974
La production de la Bricklin SV-1 commence, une voiture sport à portes papillon, construite à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick. La production se poursuit jusqu’en 1976; en tout 2 854 voitures seront construites.