Une photographie qui passe à l'histoire
L’astronome Art Griffin est debout, au milieu du parterre enneigé, près de l’observatoire. Il regarde vers le ciel à travers ses lunettes à la Buddy Holly, mains sur les hanches, jumelles au cou. La lune est pleine et il fait un peu moins de zéro degré Celsius.
En temps normal, il n’essaierait pas de prendre une photo par ce temps, mais en cette soirée d’octobre 1957, il n’a pas l’intention de laisser ce clair de lune contrecarrer ses projets. Partout autour de lui, des appareils photo, pointés vers le ciel et fixés à des trépieds de diverses hauteurs. Le toit de l’observatoire est ouvert, laissant entrevoir un énorme appareil photo télescopique.
Art Griffin fait la navette entre les petits appareils extérieurs, vérifiant et revérifiant leur angle. Soudainement, une lumière vive apparaît, traversant le ciel à grande vitesse en direction nord-ouest.
Le cœur battant la chamade, Art se précipite à l’intérieur pour avertir, par radio, ses collègues d’un observatoire affilié, situé à 42 kilomètres de là. « Le satellite arrive. Il est au nord, s’écrie-t-il. Je ne pourrai pas revenir au poste radio, il se déplace rapidement ». Raccrochant le micro, Art court à l’extérieur.
En moins d’une minute, tout est terminé. Art Griffin dirige son appareil vers une traînée orangée et actionne l’obturateur, immortalisant ainsi un moment décisif dans l’histoire de l’espace.
Art Griffin est né en 1923 à Belleville, une petite communauté rurale du sud de l’Ontario, le quatrième d’une famille de huit enfants. Il a grandi pendant la grande dépression, mais heureusement, son père travaillait pour la compagnie de chemin de fer et gagnait suffisamment d’argent pour faire vivre sa famille.
Art était un enfant curieux qui aimait fabriquer des objets à partir de pièces trouvées à droite et à gauche. Pendant l’été, il se rendait au vieux champ de tir désaffecté de la Première Guerre mondiale, au bout de la ville, pour tirer du canon, une arme de sa confection faite de vieux tuyaux, de feux d’artifice, de blocs de bois et de rivets de métal.
Au secondaire, ses matières préférées étaient la physique et les mathématiques, dans lesquelles d’ailleurs il excellait.
Cependant, ses parents n’avaient pas les moyens de l’envoyer à l’université. Alors que le jeune Art, âgé de 19 ans, réfléchissait à son avenir, le directeur de l’école lui proposa de s’enrôler dans l’armée. La Seconde Guerre mondiale faisait rage et l’armée avait cruellement besoin de soldats.
Art Griffin devint radiotélégraphiste et se retrouva en France, quatre jours après le débarquement de l’infanterie canadienne en Normandie, en 1944.
Lorsqu’il atteignit les plages, le pire du carnage était terminé. Art et ses camarades creusèrent une tranchée qui leur servit de domicile et de bureau pendant leurs premières semaines en France.
« Notre travail était d’assurer les communications pour le groupe qui distribuait les munitions, la nourriture et les vêtements aux soldats de l’infanterie qui étaient au combat », se souvient Art, aujourd’hui à la retraite et résidant à Vancouver.
Art comprit rapidement qu’il n’aimait pas la vie dans l’armée. « J’étais de caractère plutôt indépendant et je j’appréciais pas que l’on me donne des ordres. Je voulais faire quelque chose de plus intéressant avec ma vie », explique-t-il.
Cependant, il était encore passionné de sciences et lorsque la guerre prit fin, il profita de la formation universitaire que le gouvernement offrait gratuitement aux anciens soldats. Il voulait étudier les mathématiques et la physique.
Art débuta ses études à l’université de Toronto aux débuts de la guerre froide. L’Alliance est-ouest, fruit de la Seconde Guerre mondiale, n’existait plus. Les nations occidentales, y compris le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis, craignaient que l’Union des républiques socialistes soviétiques ne veuille étendre son idéologie communiste à l’est de l’Europe.
Les superpuissances naissantes qu’étaient à cette époque les États-Unis et l’Union soviétique commencèrent à produire en masse des missiles de longue portée de plus en plus puissants.
Au fur et à mesure que se développait la technologie des fusées et des missiles, les deux nations comprirent rapidement l’immense potentiel stratégique de l’exploration et du contrôle de l’espace.
Aux É.-U., les officiers de l’armée craignaient les dangers que posaient les météorites pour toute exploration dans l’espace. « L’armée voulait envoyer des engins dans l’espace et devait donc recueillir plus d’information sur la haute atmosphère entourant la terre; les militaires ne savaient pas combien de météorites traversaient cette zone, explique Art Griffin.
Les météorites peuvent voyager jusqu’à 100 km par seconde, il y a des particules de matière qui peuvent découper le métal. L’armée voulait savoir combien de météorites il y avait dans la haute atmosphère et quelle était leur taille. »
Selon les scientifiques américains, il était plus efficace d’observer les météorites aux extrémités nord et sud de la planète. Ils consultèrent donc leurs collègues du nord pour obtenir leur appui, et c’est ainsi que le Canada entra dans la course à l’espace.
En mai 1946, le vice-amiral G.F. Hussey Jr., de la marine américaine, demanda au Canada de participer à une étude sur la haute atmosphère en prenant des photographies de météorites. L’Observatoire fédéral d’Ottawa accepta de créer deux postes d’observation des météorites dans le nord. Mais où?
Le gouvernement exploitait déjà un petit observatoire sur un terrain d’un peu plus de quatre hectares, dans le village de Meanook, à environ 96 kilomètres au nord d’Edmonton. On décida d’y construire une station, et une autre dans la ville de Newbrook, 42 kilomètres plus loin.
Il faudra quelques années pour terminer la construction des deux observatoires. Les appareils photo à grande puissance nécessaires pour photographier les météorites étaient en développement, et il était difficile d’obtenir les lentilles requises. Les appareils devaient également être dotés d’un dispositif de chauffage interne pour contrer les températures glaciales du nord de l’Alberta pendant l’hiver.
Le premier prototype, « l’appareil photo Super-Schmidt » fut complété en 1951.
Alors que la course à l’espace s’accélérait, Art Griffin passa plusieurs étés à l’observatoire David Dunlap de Richmond Hill, au nord de Toronto. Peu après avoir obtenu son diplôme, il vit une annonce pour un poste d’astronome dans le nord de l’Alberta. « L’emploi à Newbrook semblait tellement passionnant que je ne me suis même pas renseigné sur le salaire », dit-il.
Quelques années plus tôt, il avait épousé Evelyn Treleaven, une petite brune toute menue de Toronto. Heureusement, elle partageait son enthousiasme pour cet emploi.
Ils arrivèrent à Newbrook en septembre 1951. En sortant de leur Chevrolet verte, ils sentirent leurs jambes fléchir. Newbrook était un petit poste isolé entouré de terres agricoles. Il y avait trois magasins généraux, douze maisons, quatre commerces vendant de la machinerie lourde et un hôtel de douze chambres avec une seule salle de bain.
Lorsqu’ils frappèrent à la porte de la maison qui leur avait été assignée par le gouvernement, ils découvrirent que les propriétaires avaient changé d’idée.
Pendant les trois mois suivants, ils habitèrent à l’hôtel de Newbrook : ils prenaient leurs repas au restaurant et payaient 50 cents chaque fois qu’ils voulaient prendre un bain.
En janvier, ils déménagèrent dans une minuscule maison non isolée dont la seule source de chauffage était un petit poêle pansu du Québec, qu’Evelyn passa le reste de l’hiver à alimenter.
De son côté, Art avait aussi beaucoup de pain sur la planche. L’appareil photo Super-Schmidt ne devait pas lui être livré avant le prochain été, mais Art devait préparer l’observatoire. L’édifice recouvert de clin blanc se trouvait au centre d’un terrain de 1,2 hectare, entouré d’une clôture à mailles. Il ressemblait à une remise, en plus grand, avec un petit rajout à une extrémité.
Dans ce rajout se trouvaient le bureau et la chambre noire. Un dôme de verre de forme carrée dépassait du toit. L’observatoire formait la section principale de l’édifice.
Des rails de métal parcouraient le devant et l’arrière du toit en pente. Un cadre de bois, qui ressemblait à l’échafaudage d’un peintre, supportait les rails. Un ingénieux système de poulies permettait aux côtés du toit de se séparer et de glisser le long des rails.
En attendant le Super-Schmidt, Art construisait des bureaux, des armoires et une table pour y fixer ses cartes. Il érigea des pôles auxquels il avait l’intention de fixer dix petits appareils photo extérieurs et fit le câblage à l’intérieur de l’observatoire.
Le téléphone n’était pas fiable (et le standard local fermait ses portes à 20 h de toute façon), alors Art construisit un pylône radio de quinze mètres de hauteur afin de communiquer avec George Brealey et Jack Grant, les astronomes de Meanook.
Les essais du Super-Schmidt furent complétés à New York le 8 mai 1952; on envoya immédiatement les appareils à Edmonton, à bord d’un avion de l’Aviation royale canadienne, ensuite par convoi spécial jusqu’à Newbrook, où ils arrivèrent le 18 août.
Il fallut une grue spéciale pour la soulever au-dessus du toit ouvert et la descendre jusqu’à son socle de béton. (Un appareil identique avait été installé à Meanook.) Pendant les six années suivantes, Art Griffin consacra la majeure partie de ses jours et de ses nuits à l’observatoire.
« Tout dépendant du moment de l’année, explique-t-il, je travaillais cinq heures (chaque nuit). Je passais continuellement d’un appareil photo à une autre. Je dormais le matin. Ensuite, je mettais de l’ordre dans le dossier de mes observations de la nuit. Dans le bureau, il y avait une plateforme spéciale, directement sous le dôme, sur laquelle se trouvait une chaise pivotante appelée le « cercueil ». Entre les photographies, Art venait s’étendre dans la chaise pour observer les étoiles et repérer les météorites.
Sa tâche principale était de tester la théorie selon laquelle les météorites pouvaient nuire au retour des satellites dans l’atmosphère de la terre.
Mais ce n’est pas à ces recherches qu’Art Griffin doit sa réputation de scientifique. Il connut la renommée six ans après avoir commencé à travailler à l’observatoire.
À cette époque, il était père d’un garçon, Jamie, cinq ans, et de Lynne, deux ans. Une douillette petite maison de trois chambres avait remplacé la cabane dans laquelle il avait passé son premier hiver avec Evelyn.
En août 1953, les Soviétiques testèrent leur première bombe à hydrogène. La même année, les États-Unis développaient leur propre engin thermonucléaire léger à grande puissance.
Les deux nations construisaient des missiles balistiques intercontinentaux pouvant transporter ces terribles armes de l’autre côté de l’océan.
La course à l’espace est née de cette lutte pour la domination nucléaire. Les deux nations ne voulaient pas être en reste et continuaient de fabriquer et d’accumuler ces armes de destruction. Le 29 juillet 1955, l’attaché de presse de la Maison-Blanche, James Hagerty, annonça que les États-Unis lanceraient de petits satellites terrestres sans équipage qui feraient le tour de la terre et transmettraient de l’information sur le développement de l’armement.
Les Soviétiques annoncèrent peu de temps après qu’eux aussi devaient lancer un satellite. Aucun des deux pays n’avait véritablement de satellite à lancer, ainsi, pendant les deux années suivantes, ils mirent les bouchées doubles pour construire un prototype qu’ils pourraient envoyer en orbite. Et ce sont les Soviétiques qui remportèrent cette course.
Le 4 octobre 1957, Radio Moscou annonça que l’Union des républiques socialistes soviétiques avait lancé un satellite en orbite autour de la terre. Le Spoutnik pesait 83 kg et avait la forme d’un ballon de soccer.
La terre entière leva les yeux vers le ciel. Pendant les 92 jours où le Spoutnik a fait le tour de la terre, les gens scrutaient le ciel avec leurs jumelles et leurs télescopes pour apercevoir le satellite soviétique.
Son signal était diffusé à la radio et à la télévision. Les journaux présentaient en première page des cartes et des diagrammes pour illustrer sa trajectoire. Et en Alberta, Art Griffin s’apprêtait à jouer un rôle clé dans un événement historique en plein dénouement.
Peu après le lancement du Spoutnik, Art Griffin reçut un coup de téléphone d’un représentant du gouvernement américain pour lui demander d’observer le satellite et de l’informer dès qu’il serait en orbite au-dessus de l’observatoire.
« Il n’était pas très précis quant au moment de son apparition », se souvient Art Griffin. Il décida non pas de simplement l’observer, mais de prendre sa photographie.
Le Super-Schmidt était trop lent et trop peu maniable pour ce type de photographie, alors il prépara un appareil photo extérieur qu’il pouvait déplacer rapidement.
Pour faire un viseur, il fixa l’anneau de métal d’un des pots de conserve d’Evelyn à un grand bâton de bois étroit. À l’autre extrémité, il attacha une fine pièce de métal dans laquelle il avait percé un trou. Il installa alors son dispositif sur le dessus de la caméra.
Tôt le matin du 9 octobre, cinq jours après le lancement du Spoutnik, Art Griffin dirigea son appareil vers un point dans le ciel qu’il croyait que le satellite traverserait. À 4 h 50, heure locale, il vit ce qui semblait être la lumière d’une petite lampe de poche.
Art Griffin courut vers l’observatoire pour alerter Jack Grant à Meanook, ensuite il sortit à nouveau, s’installa à son viseur et à 4 h 52, heure locale, il prit la photographie que tout le monde attendait. La photographie d’Art Griffin fut la première jamais prise d’un satellite. Elle fut immédiatement envoyée au gouvernement canadien pour être étudiée... et se retrouva sans doute sur une étagère poussiéreuse d’un bureau de fonctionnaire.
Sa photographie fut brièvement commentée dans les médias, mais jamais publiée. L’histoire du photographe du Spoutnik fit l’objet d’articles dans les journaux du Canada et du monde.
L’enthousiasme fut cependant de courte durée, et Griffin retourna à sa recherche sur les météorites.
En 1959, Art Griffin quitta Newbrook pour accepter un poste à l’Observatoire fédéral d’Ottawa. Au cours des 23 années suivantes, il étudia un lac de cratère du Manitoba et contribua à créer 12 stations scientifiques dans les Prairies, toutes dédiées à l’observation et à la recherche de météorites.
Aujourd’hui, Art Griffin se remémore avec philosophie de sa photographie historique. « Certains de mes collaborateurs n’ont pas jugé cette photographie très importante, mais beaucoup étaient fascinés. C’était un moment de grande effervescence. »
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