L’espion automatique

Un étrange dispositif allemand a servi de « chroniqueur météo » en sol nord-américain pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1980, ses reliques rongées de rouille furent retrouvées sur la côte du Labrador. 

Écrit par André Pelchat

Mis en ligne le 5 juin 2019
This is a gray scale image that shows a u-boat emerging from a dark body of water.

Deux des batailles les moins connues de la Seconde Guerre mondiale furent livrées en mai 1942 et en octobre 1944, alors qu’une armada d’U‑boats allemands menait des raids intensifs dans le golfe du Saint-Laurent et l’océan Atlantique, près des côtes canadiennes.

Les U-Boats réussirent à couler des navires et à causer des ravages dans le but de perturber les convois transportant des marchandises du Canada vers la Grande-Bretagne.

En 1942, un pêcheur près de Gaspé vit un U-boat rechargeant ses batteries en eaux canadiennes; en juillet de la même année, un convoi en route vers l’Angleterre fut attaqué et le Frederika Lensen fut coulé par une torpille. Le 14 octobre 1944, la frégate canadienne HMCS Magog fut torpillée à moins de 320 kilomètres de la ville de Québec.

En tout, vingt-quatre navires commerciaux et quatre navires de guerre canadiens furent coulés dans la région du golfe. Le fait que ces événements aient été passés sous silence dans l’histoire du Canada en guerre est certainement lié à la volonté du gouvernement d’empêcher la diffusion de renseignements aussi inquiétants – un silence qui s’est maintenu jusqu’à la fin de la guerre.

Les Allemands avaient besoin de cartes nautiques précises, de renseignements exacts sur le trafic maritime et de données météorologiques fiables pour exploiter le plein potentiel de leurs U-boats. Les observations météorologiques jouaient un rôle crucial dans la stratégie militaire allemande.  

Avant le déclenchement de la guerre, la majeure partie de l’information était obtenue grâce à des techniques d’espionnage traditionnelles.

Un homme connu sous le nom de Father Schultze, un missionnaire autoproclamé en territoire inuit, disparut soudainement au début du conflit. Même si on n’a jamais su comment Schultze avait quitté le pays, on découvrit qu’il avait tenu des relevés très précis des modèles météo et de la topographie locale.

Il s’agissait en fait d’un des nombreux espions allemands que l’on soupçonnait de recueillir de l’information en sol canadien.

En 1943, une mission inhabituelle fut déclenchée, représentant une véritable percée technologique dans l’histoire de l’espionnage : elle marquera le début de l’ère de l’espion automatisé, l’ancêtre des satellites d’espionnage actuels.   

En septembre 1943, le sous-marin U-537 quitta Kiel en route pour Bergen, en Norvège, sous le commandement du capitaine Peter Schrewe. À bord se trouvait un spécialiste des expériences météorologiques, le Dr Kurt Sommermeyer, du service météorologique allemand, accompagné de deux assistants.

Le navire transportait plusieurs bidons de métal, entreposés dans le compartiment à torpilles. L’équipage ne fut informé de la nature de la mission qu’une fois en mer.

De Bergen, ils firent route vers Lorient, en France, et traversèrent ensuite l’océan Atlantique, vers le Labrador. Leur mission faisait partie d’un vaste plan de l’amirauté allemande. Les bidons contenaient une station météo entièrement automatisée, fabriquée par la compagnie Siemens et conçue par les ingénieurs Ernest Ploetze et Edwin Schloebe.

En tout, 21 de ces stations devaient être installées un peu partout dans le monde : 14 en région Arctique, 5 en mer de Barents et 2 en Amérique du Nord.

Le WFL-26 (Wetterfunkgeraet-Land) –nom de code « Kurt » – comprenait un ensemble d’instruments météorologiques, un transmetteur à ondes courtes de 150 watts, un mât d’antenne et des batteries sèches et au nickel-cadmium. Il était assemblé dans une série de 10 cylindres d’environ 1,5 m de diamètre, chacun pesant près de 100 kg. Le cylindre contenant les instruments était équipé d’un mât d’antenne de 10 m, lui-même doté d’un anémomètre et d’une girouette.

Pour éviter d’éveiller les soupçons, la machine était marquée au nom d’un service météorologique canadien qui, dans les faits, n’existait pas. Une fois installé, un tambour de contact à la fine pointe, appelé « diaphragme de Graw », transcrivait les valeurs observées sur la température, l’humidité, la pression atmosphérique, la vitesse et l’orientation du vent en code morse.

La machine recueillait ces données et les transmettait en Allemagne par impulsions d’ondes courtes de trois minutes, un intervalle retenu afin d’économiser les batteries et d’éviter la détection. Kurt diffusait le signal codé à la fréquence de 3940 kHz, toutes les trois heures, aux stations réceptrices en Europe.

La technologie était innovatrice et pourrait être considérée comme un précurseur des robots d’aujourd’hui, comme Mars Lander et Huygens, qui diffusent de l’information vers la terre à partir de planètes éloignées.

L’équipage du U-537 recevait l’ordre d’accoster à un endroit isolé le long de la côte du Labrador et d’installer la machine. Le capitaine Schrewe décidait du site, de concert avec le Dr Sommermeyer et ses assistants. Pour que Kurt demeure caché, le capitaine choisit le site le plus au nord possible.

Le 22 octobre 1942, l’U-537 jeta l’ancre à Martin Bay à l’extrémité nord du Labrador, et un groupe d’éclaireurs partit vers les berges à bord d’une embarcation gonflable. L’équipage retint le sommet d’une côte de 213 m, 366 m à l’intérieur des terres. Rapidement, les hommes se mirent à l’ouvrage pour transporter l’équipement, incluant les 220 bidons et un trépied, jusqu’au sommet. Ils assemblèrent le WFL-26 en une journée.

Des paquets de cigarettes et des cartons d’allumettes américains furent laissés sur les lieux, pour créer une fausse piste.

Une fois la mission terminée, l’équipage reprit la mer à bord du U-537, sans s’éloigner des côtes, pour s’assurer que le système était fonctionnel.

Les premières transmissions furent retardées de trois minutes, mais sinon, Kurt fonctionnait à merveille, sauf en de rares occasions où un intense brouillage fut rapporté. On découvrit plus tard que la source de ce brouillage était une station allemande.

Kurt demeura caché pendant près de 40 ans. Le 8 décembre 1942, l’U-537 revint à sa base de Lorient, en France. Mission accomplie… ou peut-être pas? Kurt, pour des raisons inconnues, cessa toute transmission quelques jours plus tard. En 1944, l’U-867 prit la mer afin de transporter une station météorologique automatisée similaire jusqu’au Canada, mais il fut coulé en route par les avions de la RAF.

La même année, le premier navire, l’U-537, fut coulé dans la mer de Java, près de Surabaya.

La station météorologique abandonnée de Martin Bay demeura un secret bien gardé. Vers la fin des années 1970, Franz Selinger, un ingénieur à la retraite, entreprit des recherches sur l’histoire du service météorologique allemand.

Il trouva de l’information sur Kurt dans les documents du Dr Sommermeyer. Avec l’aide du fils du Dr Sommermeyer, entre autres, il retraça l’une de ces stations jusqu’à la côte du Labrador.

En 1980, Selinger entra en contact avec W.A.B. Douglas, historien officiel des Forces armées canadiennes. Douglas n’avait jamais entendu parler de la station météorologique allemande, mais avec l’aide de la Garde côtière canadienne, les reliques de Kurt furent retrouvées à Martin Bay.

Certaines pièces manquaient, mais les bidons, le tripode et les batteries y étaient toujours. Aujourd’hui, les pièces de cette machine avant-gardiste sont exposées au Musée canadien de la guerre, à Ottawa.

André Pelchat est un auteur et travailleur communautaire résidant à L’Avenir, au Québec.

Cet article est paru dans le numéro de avril-mai 2006 du magazine The Beaver.

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