Une union réticente
L’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération a bien failli être marquée par un échec. Une très faible majorité accordée lors d’un second référendum aux forces dirigées par Joseph R. Smallwood (diffuseur, producteur de porcs, auteur) a mené ce dernier à une victoire plutôt ténue. Si l’on évoque cette union avec le Canada comme un adieu ou un abandon de l’identité de Terre-Neuve en tant que nation, un néophyte pourrait croire qu’une si faible victoire donnerait nécessairement lieu à une période d’acrimonie et de rancœur.
Mais ce ne fut pas le cas. Les Terre-Neuviens étaient peut-être fatigués de l’agitation qui entoura les deux campagnes référendaires menant au vote. Ou peut-être que la politique de l’époque était plus conciliante qu’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, l’union de Terre-Neuve avec le Canada ne suscita pas de grands bouleversements ni d’émois particuliers, ce qui est en soi remarquable, d’autant que l’enjeu était d’une grande importance pour la population de la province, et l’issue du vote plutôt fragile.
C’est donc à partir de cet événement marquant, survenu il y a soixante ans, que j’ai décidé de me pencher sur l’histoire de Terre-Neuve et Labrador. La Confédération fut acceptée avec une étonnante facilité. Bien sûr, certains résistèrent. Quelques héros du mouvement anticonfédération continuèrent d’alimenter leur immense déception. Et comme la campagne avait été très émotive et ses résultats serrés, on a évidemment évoqué la possibilité que les résultats aient pu être « manipulés » et que les dés avaient été pipés par les forces écrasantes de la Grande-Bretagne et du gouvernement du Canada. Quelques mauvais romans et un navet tentèrent de creuser cette théorie. Mais en général, la Confédération, une fois instaurée, fut acceptée (n’en déplaise aux Oliver Stone locaux) et célébrée avec un relatif enthousiasme.
Cet accueil est attribuable à l’infatigable capacité de persuasion de Smallwood. Chaque homme est le héros de sa propre œuvre, et en matière d’ego, Smallwood ne donnait sa place à personne.
Smallwood vendit la Confédération aux Terre-Neuviens, après les faits, avec plus de passion et d’enthousiasme qu’il n’avait tenté de le faire avant. Selon ses propres mots, d’une grandeur difficile à surpasser « la Confédération est, après la vie même, le plus beau cadeau que Dieu ait fait aux Terre-Neuviens ». Grâce à son talent oratoire, Smallwood trouva les mots pour relier la Confédération à la longue histoire de Terre-Neuve, marquée par l’isolement, la précarité, mais aussi la fierté, et d’en faire le point culminant de cette histoire. Le peuple n’avait pas été trompé, le peuple avait été libéré.
Mais au-delà du désir de Smallwood de passer à l’histoire, d’autres motifs contribuèrent à cette acceptation tacite de la Confédération. Et ces motifs sont en fait bien ancrés dans l’histoire.
Terre-Neuve était pauvre, très pauvre, avant la Confédération. Peu importe l’indice ou la norme retenue, on peut affirmer sans se tromper que la vie était particulièrement difficile pour les Terre-Neuviens. Les histoires racontées par les résidents de la province à partir de 1900 sont horrifiantes. Lisez les récits de Wilfred Grenfell en mission au Labrador. Ou lisez la fascinante correspondance d’un administrateur colonial dans les années 1930, publiée par Peter Neary, White Tie and Decorations. Chaque enfant né dans les années 1950 à Terre-Neuve a grandi en entendant des histoires de pauvreté, voire d’indigence, d’isolement, de santé précaire et même de mortalité.
Mais les difficultés forment le caractère, c’est indéniable. Et ces difficultés, auxquelles s’ajoute l’isolement, ont formé le caractère des Terre-Neuviens : stoïques, drôles, généreux, inventifs, tant en parole qu’en chanson. Mais à quel prix? Combien de possibilités manquées ou de talents perdus?
Le cœur de l’identité de Terre-Neuve et des Terre-Neuviens repose sur l’instinct de survie face aux conditions éprouvantes qui ont marqué l’histoire du pays. Mais même si chantons avec la même rage We’ll Rant and We’ll Roar Like True Newfoundlanders et même si nous sommes bercés par les mélodies harmonieuses qui contrastent avec la dureté de la vie des pêcheurs dans Let Me Fish Off Cape St. Mary’s, toutes ces œuvres musicales sous-tendent le même message sur l’expérience terre-neuvienne, c’est-à-dire le prix beaucoup trop élevé qui a été payé pour acquérir les qualités à la base de ce caractère national.
Qui d’autre aurait pu survivre ici? Qui d’autre aurait pu tirer de cette lutte implacable contre la calamité et les privations (les désastres en mer et les massacres en temps de guerre sont les terribles « réalisations » de l’expérience collective terre-neuvienne) un mode de vie aussi riche et empreint de chaleur et d’humanité?
L’essentiel de Terre-Neuve se trouve dans ces questions mêmes. Nous avons appris à apprécier nos liens avec la rigueur des lieux et réussi à transformer cette histoire de survie en triomphe de la collectivité, ce que peu de peuples sont parvenus à faire. En effet, cette vision est profonde et repose sur un grand paradoxe de l’histoire de Terre-Neuve : plus la vie était difficile, plus nous aimions Terre-Neuve. Cette vision est d’ailleurs reflétée dans cette description presque proverbiale de la province, ce « lieu terriblement merveilleux ».
La Confédération fut l’événement qui brisa ce cycle de misère. Nous faisions maintenant pleinement partie du continent, nous devenions une nation du 20e siècle et en l’espace d’une décennie, nous nous sommes dotés des systèmes et institutions à la base de toute société occidentale moderne.
« Plus jamais seuls » fut une phrase qui marqua la période postconfédération à Terre-Neuve. Mais chaque Terre-Neuvien ne peut s’empêcher de s’interroger, même soixante ans après les faits : le jeu en valait-il la chandelle? Avons-nous troqué notre caractère distinctif pour la vie meilleure que procure l’apport en biens et services? Mais cette réflexion était en fait plus vaste que cela… Les Terre-Neuviens avaient-ils acquis cette vie au détriment d’une certaine grandeur d’être? Évidemment, une telle réflexion fera sourciller le lecteur.
En effet, où est la grandeur dans la pauvreté ou la mortalité infantile, dans l’ignorance ou l’isolement? Mais pour ceux qui sont profondément attachés à cette terre et qui affectionnent ce lieu, caractéristique étrange de chaque âme terre-neuvienne, la question de ce qui a « disparu » avec la Confédération renvoie toujours à des éléments trop subtils ou trop difficiles à comptabiliser.
Sur le plan purement comptable, la Confédération n’a eu que du bon, c’est indéniable. La génération née depuis la Confédération est la première dans toute l’histoire de Terre-Neuve à avoir les moyens de réaliser son plein potentiel, et par moyens nous entendons des écoles, des hôpitaux, des moyens de communication et un niveau de vie qui ne se résume pas à la simple subsistance. La première génération pour qui le choix remplace la nécessité en tant que principale dynamique de vie, et ce, pour une majorité de Terre-Neuviens.
C’est là une des grandes valeurs de la Confédération, encore d’actualité. Mais ces choix décisifs marquent également une scission : l’accueil de la Confédération en 1949 était également un adieu. Adieu à un caractère et une identité uniques et profondément marqués par l’environnement. La vie à Terre-Neuve, caractérisée par les privations et les revers de l’histoire, est également une vie d’intensité, une vie diversifiée et une vie ancrée dans l’amour du territoire. La vigueur, l’inventivité, l’humour et la force de la culture terre-neuvienne sont sans doute un des étonnants miracles dont ce continent a été témoin.
La Confédération a été un abri contre le vent, mais pour certains Terre-Neuviens (et j’en fais partie, je crois), elle aura toujours un goût de renoncement, cependant sans amertume : elle marque la fin de notre épopée tortueuse, ardue, précaire, difficile et étrange qui a débuté par l’arrivée de Cabot. Comme je l’ai souligné au début de ce texte, la Confédération n’a pas provoqué de grandes vagues après son entrée en vigueur. Les Terre-Neuviens sont « devenus » Canadiens, une transition assez remarquable quand on s’arrête pour y penser, du jour au lendemain.
Même même soixante ans après les faits, on se demande toujours si cette fusion, rendue nécessaire par l’histoire et justifiée par les bienfaits que nous en tirerions, n’aura pas laissé échapper la gloire insaisissable née du paradoxe de ce « lieu terriblement merveilleux ».
Une brève histoire du gouvernement de Terre-Neuve
La loi et l’ordre, enfin : Quelque deux mille résidents de Terre-Neuve ont été soumis aux règles arbitraires des amiraux de la pêche jusqu’en 1729, année où le capitaine de la marine britannique, Henry Osborne, a créé des postes de constables et de juges de paix.
Statut colonial : Après avoir été longtemps considérée par la Grande-Bretagne comme un poste de pêche, et non une colonie, Terre-Neuve a obtenu en 1824 un gouverneur civil et un conseil législatif formé de membres nommés. En 1832, un conseil élu a commencé à siéger avec le conseil nommé.
Démocratie : Le vote en faveur du gouvernement responsable a mené à la nomination de Philip Francis Little au poste de « premier » premier ministre de Terre-Neuve, en 1855. La colonie est devenue un dominion en 1907.
Premières tentatives d’union avec le Canada : L’union avec le Canada fut envisagée dès 1860, mais le public rejeta cette idée lors de l’élection de 1869. Elle revient sur la table en 1895 après une série de catastrophes qui laisseront la province exsangue, mais les discussions n’aboutiront pas.
Gouvernement par commission : La Grande dépression place Terre-Neuve en situation de faillite et accule sa population à la famine. Confronté à une forte instabilité sociale, le gouvernement de Terre-Neuve demande l’aide de la Grande-Bretagne. Le gouvernement élu sera alors remplacé par une commission formée de membres nommés et qui dirigera la province de 1934 à 1949.
La dixième province : Avec le retour de la stabilité économique, les électeurs de 1948 sont appelés à faire un choix entre un gouvernement par commission, l’autonomie gouvernementale ou l’union avec le Canada. L’union l’emporte avec un suffrage de 52 %25 lors d’un deuxième référendum, et Joseph Smallwood devient le « premier » premier ministre en 1949.
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