C'est mon droit!

Pendant une vente de garage, à Edmonton, des jeunes adultes découvrent à quel point le droit de vote était encore limité il n'y a pas très longtemps pour les femmes, les personnes d'origine asiatique, les Inuits et les membres des Premières Nations.
Texte d’Allyson Gulliver; illustrations de Diana Bolton Mis en ligne le 4 septembre 2024

Edmonton, 28 octobre 1972

Eric tenait une veste en jean décorée debonhommes sourires d’un jaune vif.

— Regarde! Juste un dollar!

— C’est pas mal cool, dit Marianne en levant un sourcil. Pas comme toi.

— Tu devrais être plus gentille avec ton petit frère, dit la dame debout derrière la table remplie de vêtements, de vaisselle et de jouets en essayant de ne pas rire. Même s’il est plus grand que toi.

— Et plus intelligent, madame Nakamura, dit Eric en lui tendant un billet d’un dollar avant d’enfiler la veste.

— Oh, s’il te plaît! dit Marianne. J’ai 21 ans. Et toi, tu es encore au secondaire.

— Mais je pourrai voter lundi, comme toi, répliqua Eric.

Marianne fouillait dans une boîte remplie de disques.

— Ouais, marmonna-t-elle avant debrandir, toute excitée, le disque qu’elle avait trouvé. Oh, wow! The Guess Who mon groupe rock préféré!

— Voyons, jeune fille, dit Mme Nakamura d’un air sérieux. Voter, c’est TRÈS important! Ma famille a eu le droit de voter au Canada juste un peu avant ta naissance.

Eric et Marianne la regardèrent d’un air ébahi, pendant qu’un homme aux longs cheveux noirs levait les yeux en hochant la tête.

— Les Inuits ont obtenu le droit de vote à peu près au même moment. Et il a fallu attendre encore plus longtemps pour que le Canada l’accorde aux Cris, comme moi. Je m’appelle Dan, en passant. Je viens de déménager ici, dit-il en tendant la main.

— C’est terrible! s’exclama Eric, l’airahuri. Pas votre arrivée ici, s’empressa-t-ild’ajouter, mais cette histoire de vote.

— Bien sûr, il y avait des gens parmi nous qui ne voulaient rien savoir des élections, ajouta Dan. Il y en a encore. Beaucoup d’entre nous veulent seulement que nous nous gouvernions nous-mêmes.

Dan prit un gros chien en céramique sur la table.

— Vous voulez combien pour ça? demanda-t-il à Mme Nakamura.

— Prenez-le, s’il vous plaît, il est à vous! dit-elle en riant. Je serai très contente dene plus avoir à l’épousseter!

— Merci! dit Dan. Ça m’a fait plaisir de vous rencontrer tous les trois. Et maintenant, c’est l’heure des tartelettes au beurre!

Il se dirigea vers la table de vente de pâtisseries, son bibelot sous le bras.

— Tu ne comprends pas quelle chance tu as, Marianne, dit Mme Nakamura en soupirant. Il y a beaucoup de gens au Canada qui ne peuvent vraiment pas voter depuis longtemps. C’est pour ça que je trouve ça tellement important.

— Ma famille vient du Japon, mais je suis née ici, dit-elle d’un air absent, en plaçant et en replaçant des vases en verre. Je suis Canadienne, mais ça ne comptait pas. Le gouvernement disait qu’on ne méritait pas d’avoir notre mot à dire dans les élections de notre propre pays.

Illustration of a green jacket with smiley faces dotted throughout and a Vote sticker on the left lapel.

— Et ça ne s’appliquait pas seulement à nous, ni aux gens comme Dan ou à ceux dont la famille venait de la Chine ou de l’Inde, ajouta-t-elle en secouant la tête. Votre grand-mère m’a déjà dit à quel point elle était fâchée parce que pendant très longtemps, votre grand-père pouvait voter, mais pas elle.

— Je... je n’en avais aucune idée, répondit Marianne en rougissant avant de blêmir. J’ai toujours pensé que c’était tellement ennuyant de parler des élections. Mais je ne peux pas imaginer qu’Eric pourrait avoir le droit de vote, et pas moi.

Elle vit son père s’approcher.

— Je me suis fait dire qu’on n’a absolument pas le droit d’acheter d’autres bébelles avant qu’on ait vendu toutes les nôtres, dit-il en agitant la main vers sa femme derrière lui.

— Hé, papa! demanda Eric. Est-ce que tu votes tout le temps?

— Bien sûr que oui! répliqua vivement son père. Ton grand-père m’a toujours dit que, dans le pays où il a grandi, des gens sont morts en se battant pour avoir ce droit-là.

— Y compris bien des Canadiens d’origine chinoise et japonaise, ajouta-t-il en hochant la tête vers sa voisine. Il y a bien des gens dans le monde qui n’ont absolument pas leur mot à dire sur la composition de leur gouvernement ou sur ce qu’il fait. Mais nous, oui. Mme Nakamura sourit en voyant qu’Eric et Marianne se regardaient.

— Alors...?

— Je ne vois toujours pas comment mon vote pourrait faire une différence à lui seul, dit Marianne, l’air incertaine.

— Eh bien, qu’estce que tu trouves important? demanda son père. Qu’est-ce qui se passerait si tous les autres gens qui trouvent importantes les mêmes choses que toi ne se donnaient pas la peine d’aller voter lundi parce qu’ils pensent eux aussi que ça ne sert à rien?

— D’accord, d’accord! fit Marianne en levant les mains. Voter, c’est important. J’ai compris!

— C’est aussi une grosse responsabilité, ajouta Mme Nakamura. À mon avis, si tu ne votes pas, tu fais mieux de ne pas te plaindre du résultat des élections.

— Je vais aller voter! s’exclama Eric en bombant le torse. C’est mon droit, après tout!

— Et c’est mon droit à moi aussi! déclara Marianne.


Les personnages de cette histoire ont été inventés, mais les élections de 1972 ont effectivement été les premières au Canada pour lesquelles l’âge minimum pour voter était passé de 21 à 18 ans. Le droit de vote a connu de nombreux changements au cours de l’histoire du Canada. Au début, seuls les hommes assez riches pouvaient voter aux élections fédérales.

Avant la Confédération, certaines femmes qui possédaient des propriétés pouvaient aussi voter. Le vote n’était pas interdit aux hommes noirs ou métis, mais ils étaient rarement assez riches pour être admissibles. Et pour les hommes des Premières Nations, le seul moyen de pouvoir voter était de renoncer à leurs droits issus de traités. En 1918, après des décennies à se battre pour leurs droits, les Canadiennes ont finalement été autorisées à voter aux élections nationales. La Loi du cens électoral fédéral adoptée en 1934 a établi des règles de niveau national, mais il y avait encore de nombreux groupes qui ne pouvaient pas voter.

Des Canadiens d’origine japonaise se sont rendus à Ottawa en 1936 pour expliquer à un comité de la Chambre des communes pourquoi ils devraient avoir le droit de vote. Leurs demandes ont été rejetées. Les Canadiens d’origine chinoise, japonaise ou indienne ont pu voter seulement à partirde 1948. Les membres des groupes religieux comme les Mennonites, les Doukhobors et les Huttérites qui refusaient de servir dans les forces armées ont perdu leur droit de vote pendant les deux guerres mondiales. Et il a fallu attendre 1950 pour que les Inuits puissent voter, mais il arrivait souvent qu’aucune urne ne leur soit expédiée. En 1960, les membres des Premières Nations du Canada ont enfin pu voter au niveau national sans avoir àrenoncer à leurs droits issus de traités.

Parmi les groupes les plus récents à avoir obtenule droit de vote aux élections fédérales, on compte les personnes ayant une déficience intellectuelle (1993) et les détenus (2004).

Cet article est paru dans le numéro de septembre 2024 du magazine Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada.

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