La lionne d’Acadie

En mars 1640, une jeune femme quitte une vie confortable en France pour le Nouveau Monde, afin d’épouser un homme qu’elle n’aura rencontré qu’une seule fois. Emportée par l’aventure, elle deviendra une des plus grandes héroïnes du Canada.

Écrit par Susan Poizner

Mis en ligne le 1 février 2007

Françoise-Marie Jacquelin est née dans une famille de la haute bourgeoisie à Nogent-le-Rotrou en France, en 1621. Fille de médecin, elle évolue parmi les notables et porte des robes de soie et de taffetas. Sa vie était déjà toute tracée : se marier, élever une famille et tenir ménage, comme sa mère l’avait fait avant elle. Contrairement à sa mère, Françoise-Marie et sa sœur Gabrielle, apprennent à lire et à écrire au couvent.

L’alphabétisation des jeunes filles à l’époque leur accordait davantage de responsabilités dans la gestion de leur ménage. Elles pouvaient également lire des romans, qui racontaient les exploits de preux chevaliers luttant contre leurs ennemis dans des pays lointains.

À 18 ans, Françoise-Marie quittait La Rochelle pour vivre ses propres aventures romantiques dans le Nouveau Monde. Deux domestiques l’accompagnent, dont sa femme de chambre. Le navire transporte un lourd arsenal : neuf canons, trois mortiers, seize mousquets, deux douzaines de piques et des munitions. Françoise-Marie apprend rapidement que son nouveau mari est le personnage d’une rivalité qui se transformera rapidement en guerre civile.

À l’été 1606, Charles de Saint-Étienne de La Tour, alors âgé de 14 ans, quitte la France pour l’Acadie avec son père et un groupe d’aventuriers dirigés par un visionnaire, le Baron Jean de Biencourt de Poutrincourt.

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Bien déterminés à créer une colonie française florissante dans cette nouvelle terre riche en ressources, ils débarquent à Port-Royal, aujourd’hui en Nouvelle-Écosse, fondé l’année précédente par l’explorateur Samuel de Champlain. Des débuts tourmentés y attendent les commerçants de fourrure français.

Les conflits politiques entourant les droits sur cette ressource découragent de nombreux colons, qui dès 1613 commencent à revenir en France. Mais le fils de 22 ans de Biencourt, également nommé Charles, reste en Acadie, accompagnée par le jeune Charles La Tour et une poignée d’hommes à l’esprit d’aventure. Ils vivent parmi les Micmacs et apprennent leur langue. La Tour épouse une femme micmaque qui lui donnera trois filles avant de mourir dans la fleur de l’âge.

Les Français développent peu à peu leur commerce avec une entreprise basée à La Rochelle, en France : ils exportent des peaux et du poisson salé et importent des produits de base, comme du vin, du lard, des épices et du sel. À la mort de Charles Biencourt, en 1623, La Tour prend la relève de la petite compagnie qui prospère, malgré les attaques constantes des braconniers hollandais, anglais, basques et français. En 1631, La Tour avait réussi à construire un nouveau fort, le Fort La Tour, sur le fleuve Saint-Jean. La même année, La Tour est récompensé pour ses réalisations.

Une lettre du cardinal Richelieu, le premier ministre du roi de France, le nomme gouverneur de l’Acadie et lieutenant général de Louis XIII. C’est un immense honneur pour un homme d’origines modestes comme La Tour. À 38 ans, il est bien établi en Acadie. Mais il a un rival.

En raison de la confusion qui règne à Paris quant à la géographie de l’Acadie, la division territoriale de la colonie et de ses profits demeure nébuleuse. La Tour partage le poste de gouverneur avec l’officier de la marine Charles de Menou d’Aulnay, un aristocrate. Ambitieux impitoyable, d’Aulnay déteste La Tour, qu’il considère comme son inférieur. Il veut devenir l’unique dirigeant de l’Acadie et ne recule devant aucun moyen pour y parvenir.

En 1636, d’Aulnay épouse Jeanne Motin, une catholique française fort dévote. Après la naissance du premier des huit enfants de d’Aulnay, La Tour réalise qu’il a également besoin d’un héritier. Il demande à son ami et agent en France, Guilliame Desjardins, de lui procurer une épouse — Françoise-Marie Jacquelin. La Tour et Françoise-Marie s’étaient sans doute déjà rencontrés lors d’un des précédents voyages de La Tour en France, même si cette rencontre n’a jamais été relatée.

La Tour demande à Desjardins d’encourager la jeune Françoise-Marie à quitter la France pour vivre une vie incertaine en Acadie en lui proposant une entente fort avantageuse : de l’argent, un héritage conséquent et la moitié de ses biens. La veille du jour de l’An 1639, Desjardins rencontre Françoise‑Marie et sa famille pour signer le contrat de mariage.

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Trois mois plus tard, elle quitte le port de La Rochelle. Dans les premières semaines suivant son arrivée, en juin 1640, Françoise-Marie s’ajuste à la vie quotidienne à Fort La Tour. Des fenêtres du fort, elle peut voir les hommes de La Tour attraper le saumon au filet dans le fleuve Saint-Jean. Les trappeurs autochtones viennent y vendre leurs peaux. À l’intérieur du fort, on trouve une cuisine, une boulangerie, une forge, une chapelle, un poste de traite, un potager et du bétail. Bientôt, Françoise-Marie est apte à assumer certaines responsabilités dans les affaires quotidiennes du fort.

En juillet 1640, Françoise-Marie accompagne son mari de l’autre côté de la baie de Fundy pour rendre visite à d’Aulnay, dans son quartier général de Port-Royal, sous le prétexte de se présenter à la femme d’Aulnay. Dans les faits, La Tour veut surtout s’assurer que d’Aulnay ne prend pas plus que sa juste part du commerce de la fourrure. La Tour envoie un de ses hommes en chaloupe pour demander la permission d’accoster. D’Aulnay lui répond qu’il n’est pas le bienvenu. Peu après, les navires de d’Aulnay s’approchent du bateau de La Tour; quelques coups de canon sont tirés, tuant un des gardes de

Françoise-Marie. Dans le seul récit qui existe de cette escarmouche, d’Aulnay accuse La Tour d’avoir tiré le premier coup.

Les hommes de d’Aulnay amènent le bateau de La Tour à quai, regroupent son équipage et jettent tout le monde au cachot. Françoise-Marie et La Tour sont également faits prisonniers. Tous sont gardés en captivité jusqu’à ce que La Tour accepte de signer une proposition pour porter leur différend devant la cour du Roi, où d’Aulnay est convaincu que ses puissants contacts lui garantiront la victoire. La Tour est humilié et Françoise-Marie est le témoin direct de la soif de domination de d’Aulnay.

Dès que La Tour signe la proposition, d’Aulnay s’emploie à discréditer son rival auprès de la cour de France. Il écrit des lettres où il accuse La Tour de vilenie, de violence et de cupidité. Parmi ceux qui prennent connaissance de ces rapports et qui influencent les décisions du roi se trouvent les contacts et amis de d’Aulnay. En même temps, d’Aulnay s’en prend résolument aux régions officiellement sous la gouverne de La Tour.

En 1642, l’assassinat politique de La Tour par d’Aulnay finit par porter fruit. Une série de décrets provenant de France lui retire tous ses pouvoirs, l’empêche d’importer de France des fournitures essentielles et des armes et le menace d’arrestation s’il ne vient pas immédiatement à Paris pour s’expliquer devant le Roi. La Tour savait qu’en France, il serait emprisonné, et peut-être même accusé de trahison. Françoise-Marie fait donc le voyage à sa place pour plaider en faveur de son mari devant le Grand Prieur.

Elle accomplit son devoir avec grâce, présentant au Roi des documents importants attestant de l’innocence de son mari et lui procurant une victoire partielle. Le Grand Prieur lui permet de retourner en Acadie à bord d’un navire de guerre pour participer à la défense de son mari. Le différend n’est pas réglé, mais au moins, La Tour a une chance de s’en tirer. À son retour, Françoise-Marie est bloquée sur la baie de Fundy par les hommes de d’Aulnay. La Tour parvient à rejoindre son navire pendant la nuit et les deux rebroussent chemin jusqu’à Boston. Ils y achètent suffisamment de navires et de fournitures pour briser le blocus et revenir, ensemble, à Fort La Tour.

Pendant les trois années suivantes, d’Aulnay tient son rival à la gorge, en maintenant son blocus sur la baie de Fundy et en gardant les La Tour confinés dans le fort. Vers 1643, Françoise-Marie donne naissance à un fils, il sera leur unique enfant.

Au début de 1644, Françoise-Marie fait un deuxième voyage à Paris pour plaider la cause de son mari devant les tribunaux français. Cependant, les tribunaux donnent cette fois raison à d’Aulnay et ordonnent à Françoise-Marie de demeurer en France sous peine d’être mise à mort. Elle défie cet ordre et prend la fuite, déguisée, vers l’Angleterre, où elle s’entend avec le capitaine Bailly du Gillyflower pour revenir à Fort La Tour.

Bailly ne respecte pas sa part du contrat, et prolonge le voyage de retour de six mois pour pêcher dans les Grands Bancs. Lorsqu’ils approchent finalement de Cape Sable, le navire est intercepté par d’Aulnay à bord de son navire de guerre, le Grand Cardinal.

Françoise-Marie demeure cachée sous le pont pendant que d’Aulnay fait fuir le Gillyflower hors d’Acadie et vers la Nouvelle-Angleterre. Cependant, Françoise-Marie ignore que La Tour s’est rendu à Boston pour négocier de l’aide en vue de sa bataille contre d’Aulnay.

Le Gillyflower arrive à Boston huit jours après le départ de La Tour, qui retourne en Acadie. Mais les alliances commerciales de son mari se révèlent bénéfiques; Françoise-Marie doit cependant rester à Boston jusqu’à ce qu’elle trouve un moyen de contourner le blocus. Elle conclut également ses propres alliances avec la population de Boston, notamment grâce à ses études sur la réforme de l’anglicanisme, religion que pratiquent les colons de l’endroit.

Françoise-Marie consacre plusieurs mois à sa bataille juridique contre Bailly pour rupture de contrat. Elle passe de l’espoir au désespoir à plusieurs reprises. Les tribunaux finissent par lui accorder une indemnité de 2 000 £. Avant de pouvoir recueillir la totalité de la somme, Bailly prend la fuite, mais Françoise-Marie touche suffisamment d’argent pour affréter trois navires qui lui permettront de contourner le blocus de d’Aulnay pendant le rigoureux hiver. Elle revient saine et sauve, mais épuisée, à Fort La Tour. Après près d’un an de séparation, le couple est à nouveau réuni.

Le blocus et la poursuite des hostilités ont de lourdes conséquences. Les La Tour sont à court de ressources. Les hommes ont faim; certains ont abandonné le fort. La Tour n’a plus de fourrures à vendre et accuse une lourde dette contractée pour l’achat d’armes et de navires de guerre. Au printemps 1645, il apparaît clairement que si d’Aulnay n’est pas rapidement défait, La Tour sera obligé de se rendre. Sa seule option est de retourner à Boston pour voir si ses amis peuvent lui prêter de l’argent et suffisamment de navires et de soldats pour défaire le blocus. La Tour laisse Françoise-Marie en charge du fort, avec seulement 45 hommes.

Peu après le départ de La Tour, un conflit éclate entre Françoise-Marie et les pères Récollets sur l’intérêt accru qu’elle manifeste envers le Protestantisme. Exacerbée par le froid et le manque de nourriture, la dispute s’envenime et devient hors de contrôle. Les Récollets et plusieurs hommes quittent Fort La Tour pour chercher refuge à Port-Royal. Une fois arrivés, ils racontent à d’Aulnay que La Tour et plusieurs de ses hommes sont partis pour Boston.

D’Aulnay forme une petite armée et prend la mer à bord du Grand Cardinal, accompagné d’une petite flotte, en direction de Fort La Tour. Il s’attend sans doute à ce que Françoise-Marie se rende. Mais elle convainc ses hommes de livrer bataille, même s’ils n’ont que leur mousquet et bien du courage. D’Aulnay de son côté a seize canons et des centaines de soldats. Malgré leur désavantage, tant numérique que matériel, Françoise-Marie et sa bande résistent contre les forces de d’Aulnay pendant trois jours.

Le dimanche de Pâques, 16 avril 1645, d’Aulnay, frustré, retire ses navires de la ligne de feu afin de planifier une nouvelle stratégie. Françoise-Marie encourage ses hommes à se reposer pendant qu’Hans Vandre, un Suisse de 47 ans, assure la garde du fort. Mais lorsque Vandre voit les forces de d’Aulnay monter une attaque terrestre, il sait que la bataille est perdue et trahit Françoise-Marie, laissant les hommes de d’Aulnay entrer dans le fort. Françoise-Marie et ses hommes comprennent trop tard ce qui se passe.

Après un sanglant combat au corps à corps, Françoise-Marie accepte de se rendre si d’Aulnay épargne ses hommes. Il accepte, mais revient sur sa parole. Seuls deux hommes sont épargnés : Vandre le traître et un autre qui « voit sa vie sauvée à condition qu’il serve de bourreau », selon le récit qu’en fait Nicolas Denys, membre de la Compagnie de la Nouvelle-France et allié de La Tour. La corde au cou, Françoise-Marie regarde impuissante ses hommes qui seront pendus l’un après l’autre. Françoise-Marie, son jeune fils et sa femme de chambre sont épargnés. Mais lorsqu’on la surprend en train de faire passer un message à son mari par des commerçants autochtones qui reviennent au fort pour le printemps, d’Aulnay la fera emprisonner. Elle meurt trois semaines plus tard, à l’âge de 24 ans, d’un empoisonnement selon certains, d’un cœur brisé selon d’autres.

Après la guerre

Charles La Tour n’apprendra le sort de son fort et de sa vaillante femme que des mois plus tard. Après avoir tout perdu, il s’installe à Québec pour refaire sa vie. Cinq ans plus tard, en mai 1650, il apprend que Charles de Menou d’Aulnay s’est noyé dans un accident de canotage. Certains affirment qu’un jeune guerrier micmac, que d’Aulnay avait déjà giflé lors d’une petite dispute, a regardé d’Aulnay se débattre pendant des heures dans l’eau glaciale sans intervenir.

La Tour revient en Acadie et propose une union avec la veuve de d’Aulnay, Jeanne Motin, ce qui lui permettrait de reprendre son rôle de gouverneur. Elle-même fort endettée après les années de guerre de d’Aulnay, Jeanne Motin accepte d’épouser La Tour en 1653. La Tour a soixante ans, Motin la mi‑trentaine. Ils auront cinq enfants.

La Tour compte de nombreux descendants directs dans la région issus de cette union. Mais jusqu’à tout récemment, on savait peu de choses sur le sort du jeune fils de Françoise-Marie et de Charles La Tour, à l’exception du fait qu’après la mort de sa mère, d’Aulnay renvoie le garçon et la femme de chambre en France. Le chercheur français Jean-Marie Germe a récemment découvert le baptistaire de l’enfant à Nogent-le-Rotrou, daté du 26 décembre 1645. Le garçon avait alors deux ans et a été adopté par la sœur de Françoise-Marie, Gabrielle, et son mari. On le nommera Charles-Françoise-Marie, en l’honneur de sa mère et de son père.

C’est également là que M. Germe retrace l’inscription du baptême de Françoise-Marie, le 18 juillet 1621. Un roman publié dans les années 1920 sur la vie de Françoise-Marie précise qu’elle est née en 1602 et la décrit comme une actrice à la retraite dans la trentaine lorsqu’elle rejoint La Tour en Acadie. Cet ouvrage de fiction s’inspire de plusieurs récits historiques, dont bon nombre indiquent qu’elle est née en 1602. On sait maintenant qu’elle était bien plus jeune qu’on ne le croyait.

Dans les années 1970, la journaliste M.A. MacDonald tombe sur l’histoire de Françoise-Marie et écrit un article sur elle dans Chatelaine. Après avoir obtenu une bourse du Conseil du Canada, Mme MacDonald passe trois mois aux archives de Paris et de Nogent-de-Rotrou. Elle y découvre des édits de cour et des documents commerciaux, ainsi que le contrat de mariage de Françoise-Marie. Les archives de l’État du Massachusetts sont une mine d’information et elle y trouve des documents sur une poursuite lancée par Françoise-Marie à Boston, en 1644. Mme MacDonald s’est inspirée de ses recherches pour écrire son histoire de la guerre civile en Acadie, intitulée Fortune & La Tour.

La plupart des documents retrouvés par Mme MacDonald ont été écrits par d’Aulnay, qui voulait convaincre le Roi que La Tour était un bandit afin de pouvoir gouverner seul l’Acadie. Sans témoignage écrit de La Tour, il est impossible de vérifier ces dires. Dans les textes de Nicolas Denys, datant de la même époque, Françoise-Marie y est décrite comme une femme héroïque qui a pris la défense du Fort La Tour et il la surnomme « La Commandante ».

Susan Poizner est la productrice et réalisatrice de « Françoise-Marie Jacquelin: Lioness of Acadia », un des treize épisodes d’une série télévisée intitulée Mother Tongue, qui explore le rôle d’héroïnes de diverses origines ethniques dans l’histoire du Canada. 

Cet article a été publié à l’origine dans le magazine The Beaver février-mars 2007.

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