Journal de Madeleine Raclos, Fille du roy
An de grâce 1671
Porté par le fleuve, le grand voilier nous mène à bon port. D’ici quelques jours, nous arriverons à Québec. Tant mieux. Je n’en peux plus. Quel voyage de misère! Deux tempêtes. À fond de cale, je me serre contre Françoise et Marie. Notre père n’est jamais bien loin. Il tente de nous rassurer. Le bateau craque, père! Allons-nous couler? Il dit que non, mais je vois bien danser une lueur d’angoisse au fond de ses grands yeux. Regrette-t-il de nous avoir entraînées dans cette folie équipée?
Maman est morte des fièvres. Pauvre maman. Père a voulu changer d’air. Il a voulu que nous partions pour la Nouvelle-France. Ses yeux brillent toujours quand il en parle. Il dit que c’est une chance inouïe que de recommencer une nouvelle vie, que nous aurons là-bas la chance de faire de bons mariages. Avec ses économies, Père a doublé la dot du roi. Nous commençons donc notre vie du bon pied. Comme j’ai hâte de descendre sur la terre ferme!
Le temps est bien long sur ce bateau. Nous tuons le temps en jouant aux cartes et parfois, nous avons la permission de monter sur le pont si la température le permet. Oh! Pas longtemps! Il ne faut surtout pas nuire à l’équipage qui a tant à faire.
J’écoute chanter les matelots avec ravissement. Je fredonne avec eux cette mélodie que j’affectionne:
M’en revenant de la jolie Rochelle
J’ai rencontré trois jolies demoiselles.
C’est l’aviron qui nous mène qui nous mène
C’est l’aviron qui nous mène en haut.
Puis, j’aime contempler les flots et le ciel, toujours si changeants, comme mes pensées. Vais-je trouver le bonheur en Nouvelle-France?
***
Québec, nous voici!
J’ai quinze ans, on me dit jolie. J’ai envie de mordre dans ma nouvelle vie. Qui sera mon époux?
Ce soir, il y a veillé chez les religieuses où nous logeons. Elles ouvriront leur grand parloir et des colons, déjà nantis de terre et d’autres en voie de s’installer, viendront choisir parmi nous celle qu’ils voudront épouser. Mes sœurs et moi sommes très excitées. Laquelle de nous trois sera choisie la première?
***
Nicolas! ... Du fin fond de la salle, mes yeux cherchent les siens. Je le regarde à la dérobée, mais quand il me regarde, je baisse les yeux et je rougis. Ma coiffe est-elle bien droite? Mes jupons, assez bouffants?
Je sais qu’il est un habile coureur des bois, qu’il vit de la traite des fourrures. Il semble même qu’il ait de la facilité pour parlementer avec les Sauvages, dans leur propre langue, encore! Il me regarde, les doigts perdus dans l’épaisseur de sa barbe. Comme elle est bien taillée! Ses yeux bleus me font frémir. Mais je rêve! Il s’en va s’entretenir avec mon père!
***
Nicolas, mon époux ... Comme tout va vite, ici. Le notaire, le curé ... Me voilà mariée.
Et vous, déjà prêt à partir vers les tribus lointaines.
Père me semble distant. Qu’avez-vous, papa? Votre patrie vous manque-t-elle? Ou encore, votre travail de tonnelier? Mais vous deviez l’exercer ici?! Vous sentez-vous loin des souvenirs que vous a laissés votre douce Marie, ma chère maman?
Vous décidez de partir par le prochain bateau. Sur la grève, je sanglote longtemps, entourée de mes sœurs. Je pense au Christ en croix. Père, père, pourquoi m’avez-vous abandonnée? Il faut que je sois forte. Je porte en moi notre premier enfant.
***
Mon mari est très sollicité. Il est explorateur. Il connaît tout des forêts et de ses peuplades. Il en arrive même à réconcilier les uns et les autres et fait mourir dans l’œuf de nombreux projets guerriers. Heureusement, j’ai auprès de moi mes petits qui lui ressemblent.
Le seigneur de Bécancour a donné une terre de 18 arpents à mon Nicolas. Nous avons une grande maison. Pendant l’hiver, je ne suis jamais loin de l'âtre. Il fait si froid! La vie est rude en Nouvelle-France. L’été, avec un homme engagé, un jeune orphelin et mes propres enfants, je cultive la terre.
***
Comme l’hiver est long et difficile, cette année!
Oû est encore parti Nicolas? Je crains toujours pour sa vie. S’il fallait qu’il fût tué par un de ces abominables Sauvages avec qui il fait affaire.
Ma dernière grossesse m’a épuisée. Des onze enfants à qui j’ai donné le jour, il ne m’en reste que six. J’ai donc six petits, six bêtes à cornes, une ferme, deux fusils que je tiens toujours à ma portée. Comme je suis riche! Dois-je rire ou pleurer? Nicolas est toujours endetté. Il paie parfois de sa poche le salaire de ses accompagnateurs lorsqu’il part en mission. On semble croire qu’il vit de maïs et de tisane de bouleau.
Je pose ma tête sur la vitre mince et je serre étroitement mon châle autour de mes épaules frêles. Je regarde au loin, vers le grand fleuve. Des larmes coulent sur mes joues pâles. Si je le pouvais, comme je reviendrais en arrière! Comme je retournerais à Paris! Jamais je n’aurais dû suivre mon père et mes sœurs. Je regarde l’immense étendue de terre recouverte de blancheur et je me sens si triste, si esseulée.
Le bon curé de Bécancour m’exhorte à la prière, mais je ne me sens jamais réconfortée. Que vais-je devenir? Maudit pays, maudit, maudit, maudit!
Une ombre là-bas? Est-ce un Sauvage qui s’amène? Les enfants sont-ils tous dans la maison, en sécurité?
***
Nicolas est mort ruiné. Son entrepôt a brûlé avec toutes les fourrures qu’il contenait. Retiré de la vie publique, il avait bien commencé à écrire ses mémoires, mais il n’a pas pu terminer parce que nous n’avons ni encre ni papier!
Mon époux a tant fait pour la colonie! Quelle fin cruelle!
Le chagrin me consume. Je n’ai plus envie de vivre. Je suis si lasse! Et puis, la mémoire me fait défaut. J’ai perdu je ne sais où de grands pans de ma vie ...
Moi, Jean Perreault, fils de Madeleine Raclos et de Nicolas Perreault, je ferme aujourd’hui le journal intime de ma mère, à tout jamais. Demain, nous la porterons en terre.
Elle a survécu sept années à mon père.
Les dernières années de sa vie furent très malheureuses. Elle était devenue démente et nous reconnaissait à peine. Elle fredonnait parfois une petite mélodie, sous l’air duquel elle nous berçait quand nous étions tout petits.
M’en revenant de la jolie Rochelle J’ai rencontré trois jolies demoiselles ...
Pendant ce court moment, elle semblait redevenir elle-même. Nous avons pris grand soin d’elle. À la toute fin, elle a été prise d’un refroidissement et ne s’est pas remise.
Adieu, maman Madeleine, digne et courageuse fille du Roy.
Vous ne serez jamais oubliée.
Reposez en paix.
Madeleine Raclos 1656–1724
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