Justice pour tous
Juillet 1971, Colline du Parlement, Ottawa
Le soleil d’été brillait tellement fort que Charlie Leduc pouvait sentir – et même voir – sa chaleur s’élever de l’allée asphaltée menant à la tour de la Paix. Et pourtant, sa mère n’arrêtait pas de prendre des photos !
– Encore une minute ou deux, mon beau, dit-elle. Les fleurs sont tellement jolies !
Charlie grimpa les marches vers le magnifique édifice de vieille pierre. Là-haut, au moins, il y avait une petite brise ! Il se pencha vers l’arrière, de plus en plus... Voilà ! Il pouvait apercevoir le drapeau au sommet de la tour, mais par cette chaude journée humide, l’étoffe pendait plutôt que de battre au vent.
Tout à coup, il perdit l’équilibre et tomba vers l’arrière, dans les bras d’une dame aux cheveux gris vêtue d’un tailleur élégant. Elle ne l’avait pas vu parce qu’elle avait les bras chargés d’une caisse de livres et de papiers.
– I’m sorry ! Excusez-moi ! Charlie avait tellement l’habitude de parler indifféremment le français ou l’anglais à la maison qu’il s’était excusé dans les deux langues sans même s’en rendre compte.
– Ce n’est rien. It’s nothing, répondit la dame en souriant gentiment. C’est haut, la tour de la Paix, hein ? Si tu te sens étourdi, assieds-toi une minute.
La dame ramassa sa jupe et s’assit sur la plus haute marche, Charlie à ses côtés. – Je m’appelle Charlie Leduc, dit-il en lui tendant la main. Ma mère et moi, on est venus de Sherbrooke.
– C’est un très beau coin du Québec, dit la dame en hochant la tête sans cesser de sourire. Moi, je suis Mme Casgrain, ajouta-t-elle en serrant la main du garçon.
– Qu’est-ce que vous faites avec cette boîte ?
La dame poussa un soupir.
– Je dois vider complètement mon bureau aujourd’hui. On m’a dit que j’étais trop vieille pour faire mon travail. Ce n’est pourtant pas si vieux, 75 ans, qu’en penses-tu ?
Charlie ne voulait pas se montrer impoli. – Eh bien... C’est un peu vieux, dit-il en essayant d’être gentil.
– Tu as raison, monsieur Charlie, dit Mme Casgrain en éclatant de rire. C’est un peu vieux. Mais je n’ai pas l’habitude de laisser les règles m’empêcher de faire ce que j’ai à faire. Je suis d’avis que tout le monde doit être traité également, pas toi ?
– Bien sûr ! répondit Charlie. Mais tout le monde est à peu près égal de nos jours. Un bref éclair de tristesse, sur le visage de Mme Casgrain, fit bientôt place à un sourire chaleureux.
– C’est mieux qu’avant, Charlie, mais c’est seulement parce qu’il y a des gens qui se sont battus pour que tout le monde se trouve sur le même pied.
Je viens du Québec, comme toi. Et il y a seulement 31 ans que je suis autorisée à voter dans notre province.
Même si cela lui semblait une éternité, Charlie garda le silence, cette fois. Mais on aurait dit que Mme Casgrain pouvait lire sa pensée.
– Je sais que ça paraît très long, à ton âge, mais pour moi, 1940, c’était hier. Nous avons commencé notre combat en 1928 et, chaque année, nous sommes allées voir le gouvernement pour réclamer le droit de vote. Pendant 12 ans, la réponse a été « non ».
– Douze ans ? Ça fait moins longtemps que ça que je suis né ! s’écria Charlie. C’est tout simplement ridicule. Pourquoi estce que vous ne pouviez pas voter ?
– Ça nous semblait ridicule à nous aussi, répondit Mme Casgrain. Nous avons même envoyé une pétition au roi. Elle avait été signée par 10 000 personnes, mais ça n’a rien donné.
– À la reine, vous voulez dire ? demanda Charlie.
– C’était en 1935, mon jeune ami, ditelle. Le roi George était encore sur le trône, à l’époque.
Elle fut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle se retourna en entendant quelqu’un arriver en courant derrière eux.
– Madame Casgrain ! Vous voilà ! s’écria un jeune homme à l’air préoccupé. Je vous aurais aidée à porter votre boîte !
– Est-ce que cet enfant vous dérange ? ajouta-t-il en apercevant Charlie. Mme Casgrain tendit la main à Charlie, et ils se levèrent tous les deux.
– Au contraire. Notre conversation a été le moment le plus agréable de ma journée.
La mère de Charlie venait justement de se rendre compte de ce qui se passait et montait l’escalier en courant.
– Je suis vraiment désolée ! Je... Elle ouvrit la bouche toute grande en apercevant la nouvelle amie de Charlie.
– Maman, c’est... Sa mère avait soudain le visage cramoisi, et ce n’était pas seulement à cause de la chaleur.
– Madame Casgrain, c’est un grand honneur de vous rencontrer, dit-elle d’une voix timide.
Charlie n’avait jamais vu sa mère aussi émue – elle ne se laissait pourtant pas intimider facilement, d’habitude.
– Tu la connais ? demanda-t-il.
– Tout le monde connaît Mme Casgrain ! Sans elle, les femmes du Québec n’auraient peut-être aucun droit, dit la mère de Charlie en se tournant vers la dame plus âgée. Je vous suis tellement reconnaissante pour tout ce que vous avez fait. Et j’admire énormément le travail que vous avez accompli pour la paix et pour les Premières Nations, ajouta-t-elle en rougissant de nouveau. Mais je parle trop... Elle se calma et ajouta en souriant :
– J’ai été désolée d’apprendre que vous aviez été chassée du Sénat. Allez-vous prendre votre retraite, maintenant ?
Mme Casgrain regarda le jeune homme venu de son bureau et lui fit un clin d’oeil.
– Eh bien, je ne suis peut-être plus sénatrice, mais je ne pense pas prendre ma retraite avant un bon bout de temps !
Thérèse Forget Casgrain
Thérèse Forget Casgrain est née en 1896 et a grandi dans une famille riche de Montréal. Elle aimait bien faire du bénévolat et s’occuper de ses quatre enfants, mais elle s’intéressait aussi beaucoup à la politique à une époque où les femmes n’avaient pas encore le droit de vote au Québec.
Quand son mari Pierre – qui était juge et député libéral au Parlement fédéral – est tombé malade pendant la campagne électorale de 1921, elle a prononcé à sa place des discours stimulants et pleins d’humour.
Elle a aidé à créer le Comité provincial pour le suffrage féminin (devenu plus tard la Ligue des droits de la femme), qui s’est battu pour le droit de vote des femmes malgré une vive opposition de la toute-puissante Église catholique.
Elle s’est aussi servie de son émission de radio, Fémina, pour éduquer les femmes de tout le Québec. Quand les femmes ont enfin obtenu le droit de vote, en 1940, Thérèse Casgrain n’a pas arrêté ! Elle a travaillé pour améliorer les soins de santé, l’éducation et les droits des Autochtones.
Elle a aussi été la première femme au Canada à diriger un parti politique, le Nouveau Parti démocratique du Québec, entre 1951 et 1957. Elle a en outre fondé La Voix des femmes, un groupe qui militait pour la paix – l’objectif qui lui tenait le plus à coeur. En 1970, le premier ministre Pierre Trudeau l’a nommée sénatrice. Elle a accepté tout en sachant que le règlement l’obligerait à prendre sa retraite l’année suivante, à 75 ans.
Naturellement, quand elle a dû partir, elle s’est battue contre cette retraite obligatoire tout en continuant à travailler pour la paix et la justice. Thérèse Casgrain est morte en 1981.
Postes Canada a émis un timbre en son honneur en 1985, et son image a figuré sur les billets de 50 $ entre 2004 et 2012. Thérèse Casgrain se qualifiait elle-même en riant de « mouche du coche numéro un », mais elle a amélioré la vie de millions de personnes.
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