Un jeu typiquement canadien
Le tonnerre gronda tellement fort que les murs du petit chalet de bois se mirent à trembler, et les lumières à clignoter. Au même instant, un éclair illumina la pièce et un autre CRAC terrifiant plongea le chalet dans l'obscurité.
– Internet ne fonctionne plus! lança Evan dans une des chambres.
– Je pense qu'il n'y a plus rien qui fonctionne, répondit sa mère en regardant dehors vers le lac Shoal, qui n'était maintenant qu'une tache noire. Je ne vois plus de lumière nulle part.
Sa sœur, déjà en train de fouiller dans une armoire, en sortit une lanterne et une poignée de bougies.
– Pas de problème, déclara-t-elle en haussant la voix pour couvrir le vacarme de la pluie. On peut quand même s'amuser! Evan sortit dans le couloir avec son ami Adi, suivi des jumelles, ses cousines.
– Vous ne m'avez pas entendu? J'ai dit qu'on n'avait plus d'Internet.
La lanterne s'éleva, en projetant un cercle de lumière chaude qui faisait paraître les ombres encore plus sombres.
– On n'est pas exactement prioritaires pour les équipes de l'Hydro ici autour du lac, dit tante Liz, alors ne vous attendez pas à ce que l'électricité et Internet reviennent bientôt. Elle se tourna vers sa sœur.
– On n'avait pas Internet quand on était jeunes et pourtant, on s'amusait beaucoup ici, hein, Ally?
– En effet. En plus, on est venus de tous les coins du pays pour passer la semaine ensemble, pas pour nous contenter de regarder tout plein d'écrans différents, ajouta tante Ally.
Ce fut au tour des filles de lever les yeux au ciel.
– Si on était chez nous, à Nanaimo, on pourrait regarder un film, dit Erin.
– Ou au moins texter, ajouta sa sœur Emma en se laissant tomber sur le divan. La porte s'ouvrit juste à ce moment-là, et le père d'Evan se précipita dans la maison en claquant la porte, dégoulinant d'eau qui formait de petites flaques par terre. Tante Liz lui lança une serviette.
– Tu arrives juste à temps pour entendre tout le monde se plaindre.
– Et pour ça! lança triomphalement tante Ally, qui tenait sous son bras un grand plateau octogonal et dans une main un petit sac fermé par une cordelette.
– Les croquignoles! lança sa sœur en souriant. Parfait! On faisait toujours des super tournois quand il pleuvait. La table fut bientôt vidée, le plateau y fut déposé, et des petits jetons ronds – 12 noirs et 12 rouges – furent sortis du sac.
– Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Emma, curieuse malgré elle.
Les trois autres jeunes se rassemblèrent autour de la table. Le plateau formait un cercle d’environ 65 centimètres de diamètre, entouré d'une partie creuse bordée d'un cadre. De minces lignes noires dessinaient une bordure autour de la surface de jeu, et une autre ligne noire formait un cercle plus près du centre. Et tout au centre, il y avait un petit trou peu profond entouré de huit bâtonnets.
– C'est le knipsbrat! dit le père d'Evan avec un sourire moqueur. Du moins, c'est comme ça qu'on appelait ça chez nous, dans notre famille allemande. Mais tout le monde connaît ce jeu-là sous le nom de « croquignoles ». Evan semblait perplexe.
– Tante Liz, j'avais toujours pensé que tu disais « crokignos », sans « l ».
– Ça peut donner cette impression-là, en effet, dit sa mère.
Elle ferma son pouce et son index pour donner une chiquenaude sur un des petits jetons, qui glissa doucement jusque dans le trou du centre.
– Une poche à mon premier tir! s'écria-t- elle. Sa sœur sortit le jeton.
– Je n'ai jamais rencontré personne en dehors de notre famille qui appelle ça comme ça. Tout le monde parle plutôt d'un 20 points ou d'un 20.
– Ma grand-mère a un jeu comme ça à Terre-Neuve, dit Adi. On y joue chaque fois qu'on lui rend visite.
– Je considère ça comme un défi! déclara tante Ally. Les filles contre les garçons?
– On n'a rien d'autre à faire, soupira Erin. Allons, Em. On n'a jamais joué, mais je sais qu'on pourra quand même les battre. Adi n'en revenait pas.
– Vous n'avez jamais joué aux croquignoles? Je pensais que tout le monde jouait à ça!
– Pas là où on habite, dit Emma.
– C'est très populaire en Ontario, dit tante Liz, et ici au Manitoba. Et dans l'Est aussi. Les quatre jeunes s'installèrent en face de leurs partenaires et firent quelques tirs pour s'exercer sur leur section du plateau. Evan déplaça légèrement sa chaise vers la gauche et s'apprêta à lancer.
– Pas question, mon ami, dit son père. Tu ne peux pas bouger ta chaise.
– Sérieux? fit Evan. Comment je vais me rendre jusqu'à ce jeton rouge, alors?
Sa tante Liz se pencha au-dessus du plateau et donne une chiquenaude sur un jeton noir, qui glissa sans effort entre deux tiges et repoussa le jeton rouge.
– Comme ça. C'est plus difficile que ça en a l'air, hein?
– Ouais, mais c'est plutôt amusant, en fait, admit Erin en se levant légèrement pour avoir un meilleur angle.
– Non, non! répliqua tante Ally en la rassoyant sur sa chaise. Faut respecter la règle d'au moins une joue.
Les jeunes lui jetèrent un regard interrogateur, dans l'attente d'une explication, mais elle se contenta de croiser les bras en souriant.
– La règle d'au moins une joue? demanda enfin Adi. Qu'est-ce que ça...
– Oh! fit-il en rougissant légèrement. Ça veut dire qu'il faut garder une partie de... euh... de son derrière sur sa chaise?
– Oui! Bon – la première équipe qui se rend à 100 gagne la partie, mais il y a une seule équipe qui marque à chaque ronde, alors c'est parti!
À l'extérieur, la pluie tambourinait toujours, pendant que le tonnerre s'éloignait lentement et que les éclairs traversaient le lac. Et à l'intérieur, les joueurs réunis dans le cercle de lumière chaude riaient en disant des bêtises, tout en faisant glisser jeton après jeton sur le plateau.
Le lendemain matin, tout brillait dehors sous le soleil, et la tempête de la nuit n'était plus qu'un souvenir. Les trois adultes étaient assis sur la terrasse, à boire du café en bavardant, quand Erin et Emma sortirent de la maison en bâillant, les yeux plissés.
– Belle journée pour aller en ville faire l'épicerie, hein, les deux E? demanda leur oncle. Je peux vous laisser avec les garçons devant la friterie si ça vous tente.
Les jumelles se regardèrent.
– Eh bien, en fait, on se demandait... Adi et Evan sortirent au même moment par la porte moustiquaire.
– Est-ce qu'on peut faire un tournoi de croquignoles à la place?
Le jeu des croquignoles est typiquement canadien : il tient à la fois du squails, un jeu britannique, et d'un jeu appelé « carrom », populaire dans des endroits comme l'Inde et le Sri Lanka.
Le premier plateau de croquignoles a été créé en 1875 par Eckhardt Wettlaufer, du comté de Perth, dans le sud-ouest de l'Ontario, comme cadeau pour son fils de cinq ans. Le jeu est populaire presque partout au Canada et dans certaines régions des États-Unis.
Il existe des versions à deux joueurs et à quatre joueurs, et certaines personnes y jouent à l'aide d'une petite tige de bois appelée « queue », pour frapper sur les jetons.
Les clubs de croquignoles étaient très populaires au Canada entre 1890 et 1950, et il en existe encore des dizaines, surtout dans les petites villes canadiennes. Tavistock (Ont.), près de l'endroit où le jeu est né, tient un championnat mondial tous les ans le premier samedi de juin.
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