Gakina Gidagwi’igoomin Anishinaabewiyang : Nous sommes tous peuples des Traités
En octobre 2017, 21 Premières Nations représentant environ 30 000 personnes ont intenté une poursuite contre les gouvernements fédéral et de l’Ontario, alléguant que les engagements du Traité conclu par celui qui était responsable de sa négociation en 1850, le commissaire spécial Benjamin Robinson, devaient maintenant faire l’objet d’une renégociation. L’affaire repose sur une question centrale : comment les modalités d’un Traité négocié il y a près de 170 ans devraient-elles être interprétées aujourd’hui? Les Premières Nations qui ont signé les Traités de Robinson soutiennent que les gouvernements fédéral et provinciaux ont tiré des ressources considérables de leurs terres sans jamais renégocier les modalités de Robinson, même si ce dernier avait prévu une clause de renégociation. L’indemnisation annuelle versée aux membres de la bande demeure la même aujourd’hui qu’en 1874, soit quatre dollars par personne.
Les commentaires publics entendus dans le cadre de cette affaire mettaient l’accent sur le manque de fiabilité des souvenirs des signataires du Traité ou de leurs descendants, ou sur l’idée selon laquelle les Traités n’ont plus leur place dans le monde actuel. Ces idées témoignent d’une méconnaissance dans la sphère publique de la pertinence des Traités, encore aujourd’hui.
Actuellement, la priorité consiste à retrouver l’esprit et l’intention des Traités. Ces accords ne sont pas caducs, obsolètes ou sans utilité. Les histoires et récits des Premières Nations sur les processus entourant les Traités mettent en valeur les principes importants de réciprocité, de respect et de renouvellement, principes ancrés dans une expérience s’étalant sur des milliers d’années de présence sur ces terres. Les Traités sont en fait la clé vers une nouvelle vision de l’avenir, puisqu’ils constituaient des accords encadrant les relations entre les Premières Nations et les colons, pour le passé, le présent et l’avenir.
L’esprit et l’intention d’origine des Traités reposent sur la compréhension et le maintien des accords qui ont été réellement négociés, plutôt que sur la façon dont les Traités ont été réinterprétés bien après les faits. Ces interprétations erronées des Traités en général ont généré une volumineuse jurisprudence tant dans le domaine public que dans le monde des affaires. La volonté des Premières Nations de préciser les modalités et concepts originaux dont ils sont convenus à l’origine et de veiller à ce qu’ils soient respectés ne constitue pas un fait exceptionnel. Ces clarifications font partie intégrante de tout type d’accord, qu’il soit conclu entre nations, entre entreprises ou entre particuliers.
Pour les Premières Nations, l’esprit et l’intention d’origine des Traités sont, et demeurent, centrés sur les principes de terres et de nation, eux-mêmes ancrés dans le contexte cérémonial et protocolaire qui existait en marge du document écrit comme tel. Même les tribunaux reconnaissent que les négociations antérieures et les discussions postérieures à la conclusion des Traités font partie intégrante des Traités. Par conséquent, les Traités ne se limitent pas qu’au texte. Selon l’aîné Anishinaabe Harry Bone, dans la série radiophonique Let’s Talk Treaty sur l’esprit et l’intention d’origine des Traités, il importe de reconnaître qui sont les Premières Nations aujourd’hui et qui étaient les Premières Nations à l’époque de la négociation des Traités, ainsi que leurs relations avec les colons et la terre. Harry Bone, de la Première Nation ojibway Keeseekoowenin au Manitoba, affirme que les Premières Nations sont les premiers occupants et propriétaires des terres; elles protègent leurs langues, leurs croyances et leurs enseignements, et honorent le Créateur. Les Traités font partie de la loi première, celle de la constitution des Premières Nations, qui englobe l’idée d’une entente pacifique avec les nouveaux arrivants sur une base égalitaire, de nation à nation.
Comme société, nous nous retrouvons à la croisée des chemins : ce que nous décidons maintenant, en ce qui a trait aux Traités ainsi qu’à la relation entre les colons et les Premières Nations, déterminera la marche à suivre pour l’avenir.
L’intention des Traités à l’époque de leur négociation était de protéger et de maintenir les droits linguistiques, les modes de vie et les croyances. Cette démarche reflétait bien l’idée originale selon laquelle les Traités encadraient des relations continues, à la fois dynamiques et adaptables. Les Traités visaient à maintenir un mode de vie incluant la chasse, la pêche et la cueillette, ainsi qu’un lien avec la terre qui a existé pendant des milliers d’années avant l’arrivée des Européens. Selon les signataires des Premières Nations, et les gardiens de la connaissance d’aujourd’hui, la terre et tout ce qu’elle contient sont vivants. La terre a été décrite comme le « jardin du Créateur » par l’aîné Anishinaabe Ken Courchene dans Untuwe Pi Kin He: Who We Are, et la loi est représentée par notre mère la Terre elle-même. Les sept principes sacrés de la loi anishinaabe, par exemple, sont axés sur les relations : entre nations, entre personnes et, surtout, avec la terre.
À l’époque où les Traités ont été signés, comme maintenant, les Premières Nations ne considéraient pas la terre comme une entité immuable que l’on peut vendre ou acheter. Elle ne pouvait pas être distribuée, morcelée ou détenue sur une base individuelle, au sens où l’on entend la notion de propriété. Comme l’explique l’aîné Anishinaabe Lawrence Smith de la Première Nation Baaskaandibewi-ziibiing (Brokenhead) au Manitoba dans Ka’esi Wahkotumahk Aski: Our Relations With The Land, la terre et ses ressources sont et demeurent des cadeaux du Créateur. Dans le même esprit, l’aîné Anishinaabe Francis Nepinak de la Première Nation Mina’igo-ziibiing (Pine Creek) au Manitoba décrit les océans, les lacs et les rivières comme les veines d’un corps humain, les plantes comme ses cheveux et la terre comme sa chair. Et comme l’écrit la spécialiste du droit autochtone Aimée Craft dans Breathing Life into the Stone Fort Treaty: An Anishinabe Understanding of Treaty One, cette relation entre le peuple et la terre signifie que les deux sont inséparables, et que la terre est une entité vivante, dont doivent prendre soin ceux qui l’habitent.
L’auteur cri Harold Johnson souligne dans Two Families: Treaties and Government que « J’appartiens à la terre. C’est là où mes ancêtres ont été enterrés, où leurs atomes sont transportés par les insectes pour faire partie de la forêt, où les animaux mangent les plantes de la forêt et où les atomes de mes ancêtres font partie des animaux que je mange, à mon tour. Je fais partie de ce lieu. Je ne dis pas qu’il m’appartient, mais plutôt que je lui appartiens. »
Dans cet esprit, les Premières Nations conservent l’attachement premier à leur relation avec la terre, peu importe les ententes qu’ils négocient pour autoriser d’autres parties à l’utiliser, explique Aimée Craft dans son ouvrage. Comme ils font partie des terres, ils comprennent qu’ils devront continuer à prendre des décisions les concernant. Selon les aînés, toute relation négociée dans le cadre d’un Traité doit adhérer à ces principes.
Les ententes négociées entre les Premières Nations, bien avant celles conclues avec les Européens, reposaient sur ces principes. Prenons, par exemple, l’accord Dish With One Spoon (qui pourrait se traduire L’Assiette avec une cuillère), un Traité négocié entre les Anishinaabe et les Haudenosaunee. L’assiette (dish) représente les terres que partageaient ces peuples dans une région que l’on situe aujourd’hui au sud de l’Ontario, alors que la cuillère (spoon) représente les richesses de ces terres. L’absence de couteau témoigne de la nécessité de maintenir la paix pour le bien de tous. Et surtout, toutes les parties prenantes de l’entente doivent veiller à ce que l’assiette ne soit jamais vide, en prenant soin de la terre et de tous les êtres vivants qui l’habitent. Le Créateur et les lois font partie intégrante de l’accord. Le Traité devait durer aussi longtemps que ces peuples vivraient sur cette terre.
Une reproduction de la ceinture wampum Dish With One Spoon. L’image de l’assiette et de la cuillère est confectionnée avec de véritables perles wampum datant des années 1650 et provenant du territoire Seneca de la partie occidentale de l’État de New York. Des perles d’acrylique ont été employées pour compléter la ceinture.
Le Traité Dish a été inscrit, comme de nombreux autres, sur une ceinture wampum, qui servait à rappeler les accords conclus par les générations précédentes. Plutôt que de contenir des modalités spécifiques et concrètes s’inscrivant dans un échéancier précis, ces accords établissaient des principes consensuels dont devaient bénéficier toutes les parties. Ces accords étaient censés demeurer en vigueur pendant plusieurs générations. Chaque partie devait veiller à ce que ses actions soient conformes aux principes du Traité. Il s’agissait donc d’accords souples visant à maintenir l’esprit de l’entente, plutôt qu’à instaurer une série de règles strictes difficiles à ajuster selon l’évolution du contexte.
Pour favoriser une compréhension mutuelle des rôles et responsabilités de chaque partie, de nombreux groupes ont fait appel au principe de famille élargie. Comme le soutient l’aînée Anishinaabe Barbara Rattlesnake, de la Première Nation Dootinaawi-ziibiing (Valley River) au Manitoba, dansUntuwe Pi Kin He: Who We Are, les relations ne se limitent pas aux personnes avec lesquelles il existe un lien de parenté. Dans le cadre des Traités, les colons et les Premières Nations pouvaient tisser des liens en tant que « parents adoptés ». Par exemple, dans l’entente Two-Row Wampum, négociée en 1613 entre les Hollandais et les Haudenosaunee dans une région aujourd’hui située dans l’État de New York, les Hollandais proposaient aux Mohawks de les considérer comme leurs « pères ».
Les Mohawks ont plutôt suggéré le terme « frères », qui suppose une relation plus équitable et autonome. La notion de « confrérie » a été reprise près de 150 ans plus tard, en 1764, dans le Traité de Niagara, où plus de deux mille Chefs ont renouvelé et étendu la Chaîne d’alliance, une alliance regroupant de multiples nations conclue entre les Premières Nations et la Couronne britannique.
Pendant la période des Traités numérotés, entre 1871 et 1921, les négociateurs de la Couronne ont exploité le système de la famille élargie autochtone à leur avantage, afin d’imposer certains principes. Par exemple, les négociateurs du gouvernement ont souvent fait référence à la Grande Mère (la Reine Victoria) dans leurs présentations au peuple Anishinaabe. Selon Aimée Craft, les plus de 1 100 personnes réunies au fort de pierre (Lower Fort Garry) pour la négociation du Traité no 1 ont compris de cette appellation qu’il s’agissait d’une figure maternelle, aimante et responsable de la protection de ses enfants. En même temps, dans leur culture, les mères respectent leurs enfants en les encourageant à prendre leurs propres décisions quant à la façon dont ils souhaitent vivre. Par conséquent, cette présentation de la Reine comme une Grande Mère communiquait aux Anishinaabe le message que la Couronne britannique souhaitait négocier avec eux de façon équitable et les protéger, sans s’ingérer dans leurs affaires, et ce, pour de nombreuses générations.
Les promesses issues des Traités devaient durer « aussi longtemps que le soleil brille, que l’herbe pousse et que les rivières coulent ». On fait ici référence aux terres, mais également aux liens de parenté élargie, au sens propre comme au figuré. En fait, selon de nombreux aînés, les eaux renvoient à l’image de la femme qui perd ses eaux au moment de la naissance d’un enfant.
Comme l’explique Johnson, les colons sont devenus de nouveaux « parents » des Premières Nations dans le cadre des Traités, des kiciwamanawak, ou des cousins, et étaient considérés par les Premières Nations comme des égaux et non comme des supérieurs. Les Premières Nations croyaient que les Européens apprendraient à vivre en équilibre avec la terre en suivant leur mode de vie millénaire. Johnson ajoute, « personne ne pensait que vous garderiez tout pour vous et que nous devrions mendier pour les restes… Les Traités qui ont accordé à votre famille le droit d’occuper ces terres étaient également une occasion d’apprendre comment y vivre ».
Et c’est justement là que réside le noeud du problème : du point de vue des Premières Nations, les Traités accordaient aux Européens un accès aux terres; les colons avaient le droit d’utiliser une partie des terres dans le contexte des lois du Créateur.
Ces malentendus étaient parfois attribuables à des traductions incomplètes ou inexactes. Comme le révèle John S. Long dans Treaty No. 9: Making the Agreement to Share the Land in Far Northern Ontario in 1905, during the Treaty 9 negotiations translators referred to onaakonigewin, lors des négociations du Traité no 9, les traducteurs ont employé le mot onaakonigewin, le terme se rapprochant le plus du mot « loi » en langue ojibway. Onaakonigewin renvoie plutôt à une décision qu’il faut prendre pour vivre une bonne vie, mais pas forcément à une loi, selon l’interprétation qu’en faisaient les Européens. Comme l’indique Johnson, « L’autorité assignée au texte écrit est une subversion de ce qui s’est réellement produit. »
Cette situation s’est également manifestée lors des négociations du Traité no 1, où l’entente consignée par écrit au neuvième et dernier jour des négociations n’était plus l’entente complète, telle que formulée de vive voix et entendue, écrit Aimée Craft dans Breathing Life Into the Stone Fort Treaty. En 1875, un second Traité a été négocié avec les mêmes groupes pour remédier à ces écarts.
Les négociateurs du gouvernement ont adopté les idées et protocoles des Premières Nations dans leur approche, et promis d’observer les principes de respect et de réciprocité. Par exemple, Alexander Morris, commissaire pour le Traité no 6, expliquait aux personnes rassemblées à Fort Carlton, en 1876, dans une région aujourd’hui située en Saskatchewan, que ce qu’il leur était proposé n’enlèverait rien à leur mode de vie et qu’ils pourraient le maintenir comme ils le faisaient depuis des millénaires.
La présence d’objets sacrés lors des négociations rassurait également les Premières Nations. Comme l’explique l’aîné Nehetho, D’Arcy Linklater, de la Nation crie Nisichawayasihk (Nelson House) dans Dtantu Balai Betl Nahidei: Our Relations To The Newcomers, de nombreux objets sacrés ont été utilisés lors de la négociation des Traités, incluant la pipe, le tabac, le tuyau de la pipe et le sac de guérisseur. De la même manière, l’aînée Anishinaabe, Florence Paynter, de la Première Nation de Sandy Bay au Manitoba, décrit l’usage de la pipe lors des cérémonies de Traité comme une façon de signaler la présence du Créateur et son approbation de l’accord.
En outre, les médailles de Traité, distribuées à la signature de chaque Traité numéroté, contenaient des éléments symbolisant le respect et les avantages mutuels. L’image principale de la médaille représentait un officier miliaire et un Chef des Premières Nations se serrant la main au-dessus d’une hache enterrée, symbolisant ainsi la paix et l’égalité. À l’arrière-plan, on peut voir un soleil levant et plusieurs tipis, indiquant que les populations conserveraient leur propre mode de vie, tout en entretenant un lien de filiation pendant plusieurs générations. Comme la médaille, mais également les négociateurs des Traités, faisaient appel à des éléments naturels ayant des qualités spirituelles, ces ententes étaient perçues par les Premières Nations comme reliant leurs esprits pour plusieurs générations à venir. L’aîné Bone explique dans Untuwe Pi Kin He: Who We Are: « Il faut relier l’origine de nos droits et ce qui nous vient du Créateur ».
Au lieu de simplement voir deux parties prenantes aux négociations, il faut plutôt en voir trois : les Premières Nations, les colons et le Créateur. Ce sont les lois du Créateur qui encadrent l’interprétation, par les Premières Nations, des ententes conclues dans le cadre de ces Traités. Cette vision des trois parties n’est pas du révisionnisme, mais plutôt une correction à la narrative rédigée par des non-Autochtones qui ne reconnaît pas pleinement l’humanisme des Premières Nations et, par conséquent, leur existence en tant que nations ayant leur propre système de croyances, leurs propres modes de vie et structures de gouvernance. Les Traités ne doivent pas rester confinés aux livres d’histoire.
Aujourd’hui, le principe de consentement préalable libre et éclairé anime les débats politiques et culturels entourant la terre, l’appropriation et d’autres sujets brûlants. En vertu de ce principe, les relations tissées aujourd’hui doivent tenir compte des perspectives et priorités des Premières Nations de façon significative, mais aussi, avec leur consentement.
Une exposition temporaire au Musée canadien pour les droits de la personne à Winnipeg illustre la façon dont l’interprétation des Traités va à l’encontre de leur intention. L’exposition, intitulée Cheminements : les droits au Canada depuis 150 ans, relate notamment l’histoire de la Première Nation Wasagamack au Manitoba, qui en 2015 a reçu un chèque au montant de 79,38 $ pour couvrir le coût des munitions et de la ficelle pour une période de vingt ans (de 1996 à 2015), tel que promis dans l’accord du Traité no 5 datant de 1909. En 1908, cette somme aurait sans doute permis aux membres de la bande de maintenir leur mode de vie, mais certainement pas celui de leurs descendants, cent ans plus tard. Ce paiement ridicule trahit l’esprit et l’intention véritables d’une entente qui devait assurer la paix et la prospérité de toutes les parties pour les générations à venir.
Les Traités peuvent faire partie des fondements de notre société, mais uniquement dans la mesure où l’on respecte leur intention : les Traités sont des ententes fondées sur les principes d’amitié, de paix et de respect, pour toutes les générations à venir. Comme société, nous nous retrouvons à la croisée des chemins : ce que nous décidons maintenant, en ce qui a trait aux Traités ainsi qu’à la relation entre les colons et les Premières Nations, déterminera la marche à suivre pour l’avenir.
« Pour envisager l’avenir, il nous faut une vision, et ensuite il faut déterminer les mesures que nous prendrons pour réaliser cette vision, » explique Harold Johnson (auteur cri). « Nous ne pouvons pas ignorer cette vision parce qu’elle nous semble utopique, grandiloquente ou inatteignable. Et nous ne pouvons pas non plus refuser de faire les premiers pas, parce qu’ils sont jugés trop petits ou sans effet véritable… Quel que soit l’avenir que nous créerons, nous devrons tous être impliqués, Kiciwamanawak. »
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