Combat en classe
St. Boniface (Manitoba), août 1888
Clic. Pause. Clic. Clic-clac.
Louis ralentit et s’arrêta. Ses parents lui disaient toujours qu’il n’était pas poli de regarder dans la cour des gens, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Le petit voisin qui venait d’arriver au village jouait aux billes, son jeu préféré. Et mieux encore, il y avait des éclairs bleus et...
— C’est rouge?
L’autre garçon leva la tête et regarda Louis en souriant.
— Rouge, ça veut dire « red »?
— Oui. Yes!” dit Louis. J’ai entendu parler des billes rouges, mais je n’en avais jamais vu.
— Veux-tu venir jouer avec moi? Je n’ai rencontré personne pour jouer aux billes depuis qu’on est ici.
Louis avait vu arriver les charrettes, mais il était resté loin. Après tout, ses amis disaient que le nouveau venu était un anglophone — assez terrible! — de l’Ontario — encore pire! — et qu’il était sûrement trop prétentieux pour vouloir jouer avec des Métis comme eux. Son père lui avait raconté que beaucoup de Métis du Manitoba étaient venus dans l’Ouest parce que les Anglais les traitaient mal et les avaient même chassés de leurs fermes au bord des cours d’eau.
Comme Louis hésitait, le garçon s’avança vers la barrière ouverte.
— Je m’appelle George, dit-il.
— Et moi, c’est Louis. Louis Joseph Chartrand.
C’est là que l’autre garçon se comporterait probablement comme un snob anglais.
— Alors, tu es français ou métis? demanda George.
Aha! Louis avait vu juste.
— Je suis fier d’être métis, dit-il, la tête haute. On parle français, mais on connaît aussi l’anglais.
Ça, je l’avais constaté par moi-même, répondit George en souriant.
Les deux garçons éclatèrent de rire.
— C’est ma grand-mère qui m’a envoyé ces billes d’Angleterre, poursuivit George en s’efforçant de cacher sa fierté. C’est pour ça que j’en ai des colorées.
Les nouveaux amis commencèrent à lancer les petits globes d’argile lisse, en riant et en se taquinant tandis que chacun cherchait à déloger les billes de l’autre.
La porte de la jolie maison blanche s’ouvrit et la mère de George sortit pour les voir. Louis sentit aussitôt son visage brûler. George s’était montré gentil, mais sa mère ne voudrait sûrement pas qu’ils jouent ensemble.
Il leva les yeux avec un air de défi, mais la mère de George souriait.
— Est-ce que ton ami voudrait rester pour le souper?
— Merci, mais non. Thank you, but yes. I mean no, marmonna Louis, éberlué. Je dois rentrer pour faire mes tâches.
Mme Sinclair hocha la tête.
— Je comprends. La prochaine fois, peut-être.
Là encore, Louis fut surpris.
— Mais Madame... D’habitude, les petits Anglais comme George ne jouent pas avec les Métis comme moi. Ils disent qu’on est des imbéciles de catholiques.
— Eh bien, je pense que c’est eux qui sont imbéciles, dit la mère de George. On devrait tous pouvoir s’entendre, quelle que soit l’église qu’on fréquente. Et vous devriez tous aller à la même école, où vous pourriez apprendre à être amis les uns avec les autres.
Louis se leva pour partir en époussetant les genoux de son pantalon.
— Même si je vais à une école catholique française et que tu vas à une école protestante anglaise, on peut jouer aux billes ensemble, dit-il à George. À la prochaine! See you soon!
août 1890
— C’est scandaleux! Ce n’est pas possible — pas acceptable!
Mme Chartrand frappa du poing sur un des pupitres. Louis, debout au fond de la petite école, fixait le plancher de bois usé.
— Premièrement, vous devez parler anglais, répliqua l’enseignant d’un air sévère. C’est maintenant une école anglaise, ici.
Il se forçait tellement pour rester poli que sa moustache en vibrait presque.
— Et c’est exactement ça, le problème! lança la mère de Louis. Alors, les francophones catholiques seraient assez bons pour payer des taxes scolaires, mais pas assez pour avoir une école française catholique en retour? C’est ridicule! Ridiculous!
Le visage de M. McDonald s’adoucit.
— Je sais que ça paraît injuste, madame Chartrand, mais nous n’avons pas le choix. Le gouvernement ne paiera pas pour des écoles catholiques, et tous les cours devront être donnés en anglais dans les écoles publiques.
— Je me souviens du jour, en mars, insista Mme Chartrand, où le gouvernement a dit que le français n’était plus une langue officielle du Manitoba. Je me suis dit :
« On est envahis par les colons anglais, mais on peut quand même parler français à la maison et on a encore nos écoles. » Mais maintenant...
— Comment le français pourra-t-il survivre, poursuivit-elle d’une voix plus basse, si on ne peut pas l’enseigner à nos enfants? Comment le peuple métis pourra-t-il survivre?
L’enseignant semblait vraiment désolé.
— Je ne vous blâme pas de vous sentir trahie. Les choses... Le Manitoba change. Louis leva la tête, étonné. Le sévère M. McDonald pouvait-il se montrer gentil?
La mère de Louis enfila ses gants et se retourna pour partir, maintenant plus peinée que fâchée.
— C’est très triste, et honteux. Viens, Louis. Louis dut presque courir pour la suivre pendant qu’elle marchait dans le village d’un pas décidé.
— Louis, tu as entendu? appela George quand ils arrivèrent près de chez lui. On va être dans la même école cette année. C’est super, non?
Louis s’arrêta et fixa longuement son ami.
— Je ne sais pas, dit-il presque à voix basse. Je ne sais pas.
Quand le Manitoba s’est joint au Canada, en 1870, il s’agissait d’un très petit territoire entourant la colonie de la rivière Rouge, près de Winnipeg. Un peu plus de la moitié des habitants y étaient des catholiques francophones. Beaucoup d’entre eux étaient des Métis, nés de pères coureurs des bois et de mères autochtones.
Le leader métis Louis Riel s’est battu pour faire protéger leurs droits dans la nouvelle province. Mais les colons anglophones protestants (non catholiques) – anglicans, presbytériens, méthodistes ou autres – sont bientôt arrivés en grand nombre, encouragés par le gouvernement canadien dans l’espoir de rendre le Manitoba plus anglais et plus protestant.
En mars 1890, le gouvernement provincial a cessé de fournir de l’argent aux écoles catholiques. Il a aussi décrété que le français ne serait plus une des langues officielles de la province, sans tenir compte des garanties offertes par la Loi du Manitoba adoptée quand la province était entrée dans la Confédération. Le gouvernement canadien aurait pu intervenir pour faire respecter cette promesse, mais il ne l’a pas fait.
En 1896, le Manitoba a permis l’enseignement en français, ou dans toute autre langue parlée par suffisamment d’élèves, dans certaines classes et pour des cours de religion d’une demi-heure.
Mais 20 ans plus tard, il a décrété de nouveau que l’anglais serait la seule langue d’enseignement. C’est seulement en 1970 que les deux langues ont pu être enseignées de nouveau dans les écoles.
Le Manitoba compte maintenant près de 25 écoles où les enfants peuvent apprendre le français comme première langue, en plus de nombreuses écoles d’immersion française.
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