Redonner un nouveau visage à la mode au Canada
Les entrepreneurs canadiens noirs du monde de la mode, comme Paul Cornish et Winston Kong, ne sont pas des noms connus aujourd’hui, mais ils ont véritablement contribué à décloisonner la scène de la mode torontoise des années 1970 et 1980. Ces designers, leurs modèles et leur esthétique ont permis à des mannequins noirs d’apparaître dans des publications de renom, tout en élargissant le profil de la mode canadienne en y intégrant des personnes d’origine africaine.
Comme Cornish et Kong, tous deux originaires de la Jamaïque, la plupart des pionniers de la mode en provenance des Caraïbes sont arrivés au Canada à la suite de changements apportés à la loi sur l’immigration, la première fois en 1962, lorsque le gouvernement fédéral a mis fin aux politiques d’immigration fondées sur la race, et ensuite en 1967, lorsqu’un système de points a été introduit pour mettre l’accent sur les études, la connaissance de l’anglais ou du français et l’expérience de travail, plutôt que sur l’origine ethnique, en tant que déterminants de l’immigration.
Entre 1965 et 1979, environ 194 000 immigrants des Caraïbes de race noire et d’origine chinoise et sud‑asiatique arrivent au Canada. Une décennie plus tard, des journaux appartenant à des Noirs, comme Share (fondé en 1978), Pride (fondé en 1983), Caribbean Camera (fondé en 1990), et Dawn (fondé en 1991) sont diffusés à grande échelle dans la région métropolitaine de Toronto et, dans une moindre mesure, d’autres centres urbains. Les produits de beauté pour les Noirs sont vendus dans les grandes surfaces, comme Eaton et Simpsons, et une nouvelle génération de Canadiens noirs font leur entrée dans l’industrie de la mode comme designers, mannequins, coiffeurs, photographes et professionnels du vêtement (comme les tailleurs et couturiers).
Dans l’histoire de la mode noire au Canada, on peut affirmer que ce sont les immigrants des Caraïbes des années 1960 et 1970 qui étaient souvent les premiers à paraître sur les couvertures de magazines canadiens, les premiers à défiler sur les passerelles et les premiers à lancer des lignes de vêtements axés sur le marché des consommateurs noirs. Leur parcours n’a pas été facile. Le racisme et les préjugés étaient omniprésents, et bon nombre d’entre eux ont dû surmonter des stéréotypes affligeant non seulement les Noirs, mais l’esthétique noire. Certains designers ont choisi de ne pas mettre l’accent sur leur race, en visant un public plus vaste. Il a fallu l’arrivée du designer américain installé à Paris, Patrick Kelly, décédé en 1990 à l’âge de 35 ans de complications du sida, pour amener les médias de masse à faire une place aux Noirs, en créant des vêtements métissés ou qui effacent carrément les lignes ethniques et plaisent à des gens de toutes origines.
En nous rappelant de leurs noms, en découvrant leurs biographies et en revisitant leurs réalisations, nous apprenons à mieux connaître les pionniers de la mode noirs au Canada.
Ola Skanks
La vie et la carrière d’Ola Skanks nous rappellent que certains « fashionistas » noirs caribéens-canadiens sont nés ici. Leurs ancêtres sont arrivés lors d’une plus petite vague d’immigration antérieure, dans les premières décennies du 20e siècle. Ola Skanks, chorégraphe, enseignante, éducatrice et activiste, est née à Toronto en 1926. Son père venait de la Barbade, et sa mère, de Sainte-Lucie.
« Ma sœur et moi allions voir les films de Fred Astaire et de tous les autres danseurs à claquettes de l’époque, et nous reprenions leurs chorégraphies… C’est comme ça que tout a commencé. Je me suis alors vraiment intéressée à l’art africain, à mon patrimoine », explique Ola Skanks lors d’une entrevue à l’occasion de son intronisation au Temple de la renommée de la danse Encore!, en 2018, qui souligne les grandes réalisations de Canadiens dans ce domaine. Dans les années 1970, Ola Skanks invitait des membres de la communauté des Caraïbes de Toronto à des événements où elle présentait des exemples de vêtements traditionnels africains, comme le dashiki, une grande tunique lâche aux couleurs vives provenant d’Afrique de l’Ouest.
La spécialiste de la danse, Seika Boye, décrit Ola Skanks comme une pionnière de la danse et de la mode, qui savait combiner l’art moderne occidental aux accents traditionnels africains de la diaspora. « Ola Skanks était à la fois une artiste du spectacle, une couturière hors pair et une designer, explique Seika Boye. Ola Skanks est morte en août 2018 à l’âge de 92 ans, cinq mois après son intronisation au Temple de la renommée de la danse Encore!
Marianne Katerina Skanks Howell
Mannequin, danseuse et designer, Marianne Katerina Skanks Howell est née à Toronto en 1953, et est la fille d’Ola Skanks. Elle a souvent travaillé avec sa mère pour créer des vêtements combinant des influences occidentales et des éléments traditionnels africains. Même si elle est décédée du lupus en 1993, Marianne Katerina Skanks Howell a laissé sa marque sur l’industrie de la mode canadienne par sa grâce et son élégance.
« Marianne fera partie de cette première vague de mannequins noirs qui savaient combiner une chorégraphie gracieuse et une façon élégante de projeter la beauté noire », mentionne Charmaine Gooden, fondatrice de la Black Fashion Canada Database. « Les gens disent que sa formation en danse transparaît dans sa façon de défiler. Elle était reconnue pour sa démarche… je crois qu’elle a réussi à ouvrir les portes pour d’autres mannequins noirs, elle faisait partie du premier groupe fondateur de mannequins noirs à Toronto. »
Ethné Grimes-De Vienne
Née en 1956 à Port‑d’Espagne, à Trinidad, Ethné Grimes-de Vienne a travaillé comme mannequin pendant 18 ans, faisant sa première apparition sur les passerelles en 1978 avec l’Association des dessinateurs de mode du Canada, à Montréal. Lorsqu’elle accède à l’industrie canadienne du mannequinat, dans les années 1980, les mannequins noirs doivent souvent composer avec des maquilleurs et des designers qui ne connaissent rien des tons de peaux plus foncés et de la chevelure des Noirs. « Bien entendu, je savais que j’étais traitée différemment, sans doute parce que j’étais plus grande, ou plus mince, plus noire, ou même parce que je n’avais presque pas de cheveux! » évoque Ethné Grimes-de Vienne dans le cadre d’une entrevue avec le magazine en ligne Black Fashion Canada. Souvent la seule ou la première mannequin noire lors des séances de photo, Ethné a eu une carrière bien remplie. Elle paraissait régulièrement dans la Gazette de Montréal, à la demande de sa légendaire rédactrice mode, Iona Monahan. Aujourd’hui, Ethné Grimes-de Vienne et son mari, le chef Philippe de Vienne, possèdent et exploitent Épices du Cru, une entreprise d’importation d’épices à Montréal.
Al Hamilton
En 1969, Al Hamilton et Olivia « Babsy » Grange fondent Contrast, un nouvel hebdomadaire à Toronto qui porte sur la communauté noire. En plus de rapporter les nouvelles, Contrast couvre les arts et la mode, comme les soirées animées par Ola Skanks.
« Contrast fait la promotion de la libération de l’Afrique, de la justice sociale et du changement », explique l’entrepreneure de Toronto Sandra Young lors d’un événement en 2016 visant à célébrer le legs de ce journal. Contrast était un véritable aimant pour tous les jeunes journalistes noirs – dont bon nombre d’entre eux avaient perfectionné leurs compétences un peu partout dans le monde. Pour ces journalistes de la relève, le journal était une oasis dans un paysage sombre où les Noirs, pour la plupart, n’étaient pas considérés comme des reporters et des éditeurs compétents, et certainement pas comme de potentiels présentateurs en ondes », écrit la journaliste et universitaire Cecil Foster lors d’un reportage en ligne de la CBC en 2017.
Contrast a cessé ses activités en 1991, mais bon nombre de ses journalistes ont fondé d’autres journaux ou ont trouvé un emploi dans d’autres médias, notamment les rédacteurs en chef Harold Hoyte, qui a fondé le journal Nation dans son pays natal, la Barbade, et Lorna Simms, qui a lancé le magazine multiculturel Dawn. Hamilton est mort en 1994. Son legs est toujours vivant grâce au prix Al Hamilton en journalisme de la Toronto Metropolitan University.
Paul Cornish
Paul Cornish est né en 1959 à Kingston, en Jamaïque. Après avoir immigré aux États-Unis avec sa famille, il étudie au Fashion Institute of Technology de New York. Vers la fin des années 1970, il déménage à Toronto, où il fait son chemin dans l’industrie de la mode en s’alliant avec des coiffeurs, des maquilleurs et d’autres gens du métier de race noire qui lui montrent les secrets de la scène de la mode torontoise. Des journaux à grand tirage commencent à présenter le travail de Cornish au début des années 1980 et le 28 avril 1983, un article du Toronto Star lui est consacré, titré « The cocktail dress king » (le roi de la robe cocktail).
Cornish connaît du succès, mais il n’est pas toujours reconnu comme un designer noir. Les médias mentionnent souvent qu’il est né aux États-Unis, ou omettent complètement son origine ethnique et sa race. « Les médias grand public ne parlaient pas de l’identité noire à cette époque, se souvient Charmaine Gooden, fondatrice de la Black Fashion Canada Database. À moins que les créations ne s’adressent exclusivement à la communauté noire, ce qui n’était pas le cas de Cornish. »
Winston Kong
Né en Jamaïque en 1934, Winston Kong est devenu l’un des plus grands designers de Toronto : ses vêtements sur mesure étaient uniques, souvent agrémentés de détails cousus à la main. Après avoir fréquenté le Fashion Institute of Technology de New York et travaillé comme aide-designer à Manhattan, il décide de s’installer à Toronto en 1964. En 1966, avec des économies de 1 200 $, Kong ouvre sa propre boutique où il se concentre sur les robes de bal. « On reconnaît facilement une robe de Winston, observe un journaliste du Toronto Star en décembre 1984. Si elle n’est pas rouge ou noire, elle sera flamboyante, d’un ton de pierres précieuses, très ajustée et agrémentée d’une jupe splendide. »
Né d’un père chinois et d’une mère noire, Kong reflète bien la diversité raciale de la société jamaïcaine. Les Chinois arrivent à l’origine en Jamaïque en tant que travailleurs engagés au 19e siècle. Vers les années 1940, la plupart des membres de la communauté asiatique de l’île sont nés en Jamaïque, et ils sont très nombreux, comme Kong, à être de descendance chinoise et africaine.
Kong est mort en 2005, mais son legs demeure bien vivant. Malgré ses « accents » jamaïcains et le fait d’être l’un des rares designers de couleur au Canada à cette époque, Kong a dû déjouer les pronostics pour atteindre le succès. Sa persévérance et sa créativité ont influencé son neveu, Jeffrey Kong, qui est également un designer, ainsi qu’un mentor pour le Toronto Fashion Incubator, un organisme sans but lucratif. « Bien sûr, il y avait des questions de race, mais elles étaient rarement évoquées entre les murs de cet atelier, se souvient Jeffrey Kong, qui décrit l’art et le métier de son oncle – "élégant, personnel, intemporel, sublime et chic" - mais également son charisme, sa personnalité et les liens étroits qu’il tissait avec ses clientes : c’est tout cela qui a contribué à son succès. »
« Winston a eu une immense influence sur ma carrière. Il a nourri et ouvert mon univers, non pas uniquement sur la mode, mais également sur les arts, la culture, l’opéra, la musique classique, la gastronomie, la créativité, les dangers de la rue, et bien plus. »
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