Tressé, bouclé, lissé
Dans mon livre de 2019 Beauty in a Box: Detangling the Roots of Canada’s Black Beauty Culture, j’avance que l’industrie et la culture de la beauté des Noirs au Canada a été et continue d’être un véhicule servant à mettre de l’avant des produits et services d’origine américaine, mais également des critères de beauté propres à cette région du monde. Aujourd’hui, les choses commencent à changer.
Il existe maintenant des boutiques d’esthétique appartenant à des Noirs qui offrent une vaste gamme de produits coiffants et de tissage de cheveux. Il y a également des coiffeuses stylistes, comme Janet Jackson, à Toronto, une experte de renom qui, en 2021, a participé avec moi et six autres femmes noires canadiennes à la campagne numérique #MyHairMyStory mettant en valeur une ligne de produits pour le cheveu texturé des Noirs, et créée par des scientifiques, des stylistes et des dermatologues noirs. Ces changements auraient été inimaginables en 1962, lorsque Kemeel Azan a ouvert son premier salon, Azan’s Beauty World, sur l’avenue Spadina au centre-ville de Toronto.
Azan, qui est né en Jamaïque, était attiré par les cheveux des femmes noires lorsqu’il est arrivé au Canada, dans les années 1950, et a vite constaté que les nombreuses femmes noires des Caraïbes qui travaillaient comme domestiques avaient très peu d’options en matière de soins capillaires. Au fil des ans, Azan a ouvert quatre salons Beauty World, mais il les a finalement regroupés à une même adresse, sur la rue Davenport. Le salon est encore ouvert et coiffe des célébrités, comme l’actrice et réalisatrice Tonya Lee Williams (cliente depuis l’âge de neuf ans) et la députée de Toronto Centre et ancienne journaliste, Marci Ien.
En 1970, il y avait à Toronto douze salons de coiffure pour les Noirs, incluant celui d’Azan. Avant cela, les coiffeuses et coiffeurs noirs travaillaient sous le manteau. Les femmes noires se coiffaient entre elles dans des espaces non commerciaux, comme dans la cuisine ou des salons improvisés dans des appartements privés ou des sous-sols. Aujourd’hui, ces petits salons clandestins existent encore partout au Canada, surtout dans les petites villes où les coiffeurs ont surtout recours au bouche à oreille pour se faire connaître.
L’histoire de la coiffure des Noirs est étroitement liée à quatre moments déterminants. Madam C.J. Walker, une Afro-Américaine de renom dans le domaine de la coiffure, a inventé dans les années 1910 un shampooing et une technique de lissage et de bouclage qui ont été repris par de nombreuses personnes, incluant la Néo-Écossaise Viola Desmond. Ensuite, certaines célébrités afro-américaines ont popularisé le style pageboy et ses multiples variantes dans les années 1940 et 1950. Troisièmement, le mouvement des droits civils des années 1960 s’est révélé libérateur pour les personnes noires, qui étaient alors fières de porter leur chevelure au naturel. Enfin, la culture caribéenne des années 1970 a fait entrer les tresses rastas dans la culture populaire, alors que les salons des années 1980 et 1990 popularisaient le lissage chimique et le tissage des cheveux.
Née Sarah Breedlove en Louisiane en 1867, Madam C.J. Walker sera la première femme en Amérique à devenir millionnaire selon le Livre des records Guinness. Dans les années 1910, elle constitue en société la Madam C.J. Walker Manufacturing Company afin de produire ses propres produits pour la peau et les cheveux, et elle ouvre la Madam C.J. Walker School of Beauty Culture pour enseigner ses techniques de soins capillaires. Les deux entreprises se trouvaient alors à Indianapolis, en Indiana. Elle proposait notamment un produit pour favoriser la pousse des cheveux, une glossine (un type de pommade), un shampooing à base de plantes, un traitement contre les pellicules et un autre pour soulager les céphalées de tension. Son système de soins capillaires Walker reposait sur l’utilisation des produits et d’un shampooing, et d’une méthode de lissage et de bouclage faisant appel à une huile légère et à un peigne d’acier à dents espacées chauffé sur un poêle pour lisser le cheveu. Cependant, l’Afro-Américaine Annie Turnbo Malone a précédé Madam Walker dans les années 1900 avec son produit pour le cheveu texturé des femmes noires, qu’elle a appelé le « Wonderful Hair Grower ». Madam Walker a modifié les techniques d’Annie Malone et sa stratégie qui reposait alors sur la vente pyramidale porte-à-porte, empruntée à la California Perfume Company (plus tard renommée Avon).
À Halifax, la jeune Viola Desmond est inspirée par le succès de Madam Walker et veut suivre son exemple. Elle étudie à la Madam C.J. Walker Beauty School, obtient un diplôme auprès d’une autre grande femme d’affaires afro-américaine, Madam Sara Spencer Washington, au Apex College of Beauty Culture and Hairdressing à Atlantic City, au New Jersey, et poursuit sa formation à New York. Viola peut maintenant ouvrir son propre salon, le Vi’s Studio of Beauty Culture, sur la rue Gottingen, dans le quartier nord du centre-ville de Halifax. Comme ses homologues afro-américaines, Viola se spécialise dans la vente de produits capillaires et la technique du lissé bouclé, mais elle vend également des chignons, des postiches et des perruques. La popularité de la technique du lissé bouclé, que l’on appelle également le lissage thermique parce qu’il fait appel à un peigne chauffé, est en grande partie attribuable aux conditions socioculturelles imposées par le régime de ségrégation Jim Crow. En effet, les femmes (et les hommes) noires croyaient que cette coiffure leur donnait une apparence soignée, et leur évitait ainsi d’attirer indûment l’attention des Blancs.
Ensuite, Viola ouvrira la Desmond School of Beauty Culture, où elle enseigne à des femmes noires de partout au Canada ses techniques de lissage de cheveux, jusqu’aux événements de 1946, lorsqu’elle refuse de donner son siège dans une section réservée aux Blancs d’un cinéma de New Glasgow, en Nouvelle-Écosse. Elle sera arrêtée, emprisonnée pour la nuit, accusée d’une vague infraction en lien avec le coût de son billet, et mise à l’amende. Suite à cette expérience, Viola fermera son entreprise.
Après cet épisode traumatisant, Viola fait la couverture du journal Clarion de décembre 1946, un journal afro-néo-écossais fondé à New Glasgow par la journaliste et activiste Carrie M. Best. Elle arbore sur cette photo le style pageboy. Ce style, qui repose sur le lissage des cheveux au moyen d’un peigne chauffé et le frisage des extrémités, avec un toupet sur le front, était surtout populaire chez les femmes noires de la classe moyenne pendant les années 1940 et 1950. Il est d’ailleurs inspiré du succès à l’écran de stars d’Hollywood, comme Dorothy Dandridge et Lena Horne, qui se font toutes deux connaître en faisant l’objet d’articles dans des magazines afro-américains comme Ebony et Jet. Le style pageboy se décline en plusieurs variantes, notamment les boucles groupées, où l’on frise le cheveu à l’avant, et le chignon, que l’on serre à l’arrière de la tête. Les boucles façon plumage, qui reposent sur une coupe en dégradé, étaient également fort populaires à cette époque. La popularité de ces styles de vedettes fait véritablement décoller le marché des extensions et des postiches.
Les critères de respectabilité qu’impose le régime de ségrégation Jim Crow reposent en grande partie sur la culture dominante en matière de beauté, et dont s’inspire l’industrie des soins capillaires des Noirs. Les politiques raciales des années 1940 incitent de nombreuses femmes noires à porter le cheveu lisse, comme dans le style pageboy. Ainsi, dans les années 1950, les femmes noires continuent d’arborer ce style et ses variantes, mais commencent également à couper leurs cheveux très courts (coupe pixie ou bob), un style popularisé par les actrices Leslie Caron et Audrey Hepburn, et que l’on admire de plus en plus. Encore une fois, c’est la culture dominante qui dicte le style des femmes noires. Cependant, pendant le mouvement des droits civils des années 1960, la coiffure des Noirs changera de manière draconienne.
Entre 1964 et 1966, une nouvelle esthétique inspirée de la culture africaine, que l’on nomme l’afro, devient le style capillaire favori des personnes de race noire, partout dans le monde. La montée aux États-Unis des Black Panthers, une organisation politique fondée par Huey Newton et Bobby Seale, et la philosophie d’autres activistes, comme le Trinidadien Stokely Carmichael, influencent toute une génération de Noirs et les amènent à revendiquer une esthétique africaine dans le contexte de ce mouvement des droits civils. C’est à cette époque qu’est né le célèbre slogan « Black is Beautiful ».
Dans la série télévisée East Side, West Side, qui est diffusée sur la chaîne CBS aux États-Unis de 1963 à 1964, l’actrice Cicely Tyson contribue à ce mouvement alors que son personnage de Jane Foster, secrétaire au bureau de l’aide sociale de New York, arbore un afro court. Les afros de différentes formes et formats ont chacun leur nom. Le « petite » est l’afro rond, assez court, « l’ebonette » est un peu plus volumineux et de forme ovale, le « princess » est un grand afro de forme ronde, le « first lady » est un afro rond de taille moyenne, « l’élégante » est un afro très court et « l’Afrique » est un afro recourbé et allongé sur le devant.
Cicely Tyson porte également des tresses plaquées, un style africain traditionnel constitué de tresses serrées en rangées. Les tresses plaquées étaient portées par les esclaves aux États-Unis et dans les Caraïbes, où elles visaient à reproduire le paysage des plantations et servaient de guide pour aider les esclaves à s’échapper. Après l’émancipation des esclaves afro-américains, à la fin de la guerre civile américaine, ce style perd de son lustre et rappelle un passé esclavagiste. Il revient cependant en vogue lorsque Cicely Tyson le ramène à l’avant-plan. Des chanteurs afro-américains comme James Brown, qui chante le succès de 1968 « Say it Loud — I’m Black and I’m Proud », adoptent eux aussi l’afro et aident à populariser ce style. Cependant, vers la fin des années 1970, l’émergence de nouveaux produits de lissage chimiques et des tresses rastas, une esthétique associée aux Jamaïcains, annonce la disparition de l’afro.
En 1970, Beverly Mascoll, née en Nouvelle-Écosse, fonde la Mascoll Beauty Supply Ltd. dans le quartier Bathurst et Bloor de Toronto – un secteur que l’on baptise « Blackhurst » en raison du grand nombre d’entreprises appartenant à des Noirs qui longent la rue Bathurst dans les années 1970. Mascoll’s Beauty Supply révolutionne la vente des produits de beauté pour les Noirs au Canada. Pendant mon adolescence, dans les années 1990, je m’émerveillais devant les tablettes de produits variés : shampooings, conditionneurs, perruques, postiches partiels et lissants chimiques ou défrisants, dont la formulation détendait les boucles serrées.
Depuis le 19e siècle, les entrepreneurs noirs expérimentent diverses concoctions chimiques pour leurs cheveux. L’Afro-Américain Garrett Augustus Morgan invente un défrisant en 1909, mais la première personne à commercialiser un défrisant chimique est José Baraquiel Calva, né au Mexique. Il invente un produit appelé Lustrasilk et le vend dans des salons autorisés en 1948. Vers la fin des années 1950, le Ultra Wave de George E. Johnson devient le premier défrisant que l’on peut appliquer à la maison. Vers les années 1980, les défrisants chimiques remplacent la technique du shampooing et du lissé bouclé – qui demeure à cette époque très populaire dans les salons de coiffure – et deviennent la principale technique de lissage. Dans les années 1980, le cheveu lisse domine dans les magazines mode et beauté. D’un océan à l’autre, des Canadiens noirs font fortune en distribuant et en vendant ces produits chimiques. À Toronto, il y a Mascoll’s. À Calgary, Maurice et Ann Walters possèdent et exploitent le Plaza Drug Store (la première pharmacie appartenant à des Noirs dans l’Ouest du Canada). Les pharmacies générales vendent également des produits de beauté pour les Noirs.
Dans les années 1980, les styles capillaires des Noirs vont du cheveu chimiquement défrisé à la boucle Jheri, comme l’arbore le chanteur Michael Jackson sur la couverture de son album à succès de 1982, Thriller. Ce style repose à l’origine sur un traitement chimique, suivi par l’application quotidienne d’une bonne dose de vaporisateurs, d’huiles et d’hydratants pour obtenir ces petites boucles serrées. Alors que l’industrie des produits de beauté pour les Noirs se développe grâce aux produits chimiques défrisants, les tresses rastas deviennent une option de plus en plus populaire pour ceux qui cherchent un look plus naturel. Avant que le chanteur de reggae Bob Marley ne paraisse sur la couverture du Rolling Stone en 1976, la plupart des gens hors de la Jamaïque n’avaient jamais vu de tresses rastas. Vers les années 1990, les tresses rastas sont fréquemment appelées « locs » et de plus en plus de professionnels noirs adoptent ce style. Pour certaines personnes, les locs incarnent les mêmes symboles sociopolitiques que l’afro des années 1960, mais pour d’autres, le style fait partie d’un mode de vie sain qui préconise l’abandon des produits chimiques et des peignes chauffés. À Toronto, des coiffeuses et coiffeurs spécialistes du soin et du traitement des locs ouvrent leur boutique partout dans la ville. C’est chez l’un deux, Strictly Roots, que j’ai commencé mes premières tresses rastas en 2007, avant que la propriétaire de l’entreprise, Ruth Smith, ne déménage son salon au Ghana.
Dans les années 1990, les tissages de cheveux, qui reposent sur l’ajout de cheveux synthétiques ou naturels, font concurrence aux défrisants et aux locs. En plus d’éviter le recours à des défrisants chimiques, les tissages protègent le cheveu naturel et permettent aux femmes de porter des styles lissés, comme les boucles façon plumage et les chignons, sans recourir à un défrisant. La perruque dentelle connaît également une popularité croissante. Cette perruque peut être portée sur des cheveux courts ou sur des tresses plaquées. La perruque est cousue sur les cheveux tressés ou fixée à un bonnet qui est collé au cuir chevelu.
Aujourd’hui, les styles de coiffure des Noirs sont très variés : naturels ou lissés, torsadés ou en tresses plaquées. De Vancouver à Halifax, les instituts, les cuisines et les petits salons clandestins gardent la tradition bien vivante. Cependant, les écoles d’esthétique devraient offrir une formation obligatoire sur les techniques de coiffure des Noirs, ce qui n’existe toujours pas en 2022, et les examens des organismes de réglementation provinciaux devraient également inclure une section sur le traitement des cheveux texturés.
L’histoire de la coiffure des Noirs nous fait découvrir une vaste diversité de styles, mais la population générale du Canada en sait très peu à ce sujet. J’espère que les différents styles de coiffure des Noirs seront de plus en plus acceptés et appréciés, peu importe leur longueur ou leur texture, car Black hair is beautiful (les cheveux des Noirs sont magnifiques!).
Alors que nous soulignons le Mois de l’histoire des Noirs, nous espérons que vous nous aiderez à raconter des histoires fascinantes sur le passé du Canada.
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