Se serrer les coudes

La grève générale de Winnipeg en 1919 marque un moment de solidarité unique entre les travailleurs canadiens.
Par James Naylor Mis en ligne le 29 août 2024
A colourized black-and-white image of many men in hats standing around listening to another man wearing suspenders standing on a box.

Le samedi 21 juin 1919, la rue principale de Winnipeg est en proie au chaos. La vaste place devant l’hôtel de ville résonne des sabots des chevaux, du claquement des matraques et des coups de feu alors que la Police à cheval du Nord-Ouest et les forces « spéciales » récemment recrutées s’en prennent à une foule pacifique à laquelle se joignent des anciens combattants de la Première Guerre mondiale qui reviennent des tranchées d’Europe. Deux manifestants sont tués et des dizaines d’autres blessés dans la foule qui s’est rassemblée pour exprimer son soutien aux travailleurs en grève de la ville. 

Au cours des six semaines précédentes, ces travailleurs ont fermement résisté aux cajoleries et aux menaces pour leur faire reprendre le travail, mais ce jour-là, ils décident de braver l’interdiction de défiler décrétée par le maire pour protester contre l’arrestation des meneurs de la grève quelques jours plus tôt. Les terribles événements du 21 juin — le « samedi sanglant » — témoignent à la fois de la puissance et de l’efficacité des protestations des travailleurs, mais aussi de la peur et de la colère qu’elles ont déclenchées parmi les élites dirigeantes et économiques de la ville et du pays. Bien plus qu’une simple intervention limitée des syndicats, la grève générale de Winnipeg est une révolte à laquelle se joignent des dizaines de milliers de personnes ordinaires. Mais comment en est-on arrivé là? 

La réponse immédiate repose sur la grève elle-même. L’enjeu central paraît plutôt banal : les travailleurs de la métallurgie et du bâtiment de Winnipeg se mettent en grève au début du mois de mai 1919 pour forcer les employeurs à négocier. Mais c’est plutôt ce qui suit qui est remarquable. Lorsque les grévistes demandent le soutien du Winnipeg Trades and Labor Council (conseil du travail et des métiers de Winnipeg), ce dernier accepte d’organiser une grève générale. Le conseil envoie la proposition à ses syndicats affiliés, dont les membres votent en faveur de la grève par une marge d’environ onze mille contre cinq cents. 

La grève devait commencer à onze heures le matin du 15 mai, mais lorsque l’équipe de jour des opératrices téléphoniques ne se présente pas au travail à sept heures, c’est le signal que la grève a commencé. Les téléphones sont en panne. Bientôt, les usines et les magasins ferment, les tramways disparaissent des rues de la ville, le courrier n’est pas distribué – bref, la ville s’arrête. Les rangs des grévistes se gonflent jusqu’à atteindre plus de trente mille personnes, soit beaucoup plus que le nombre de travailleurs syndiqués à Winnipeg. Au total, près de la moitié des familles de Winnipeg ont un parent en grève. 

Les soldats de retour au pays représentent une force énorme et volatile dans la ville et, à l’instar de la population, leurs allégeances sont partagées. La majorité d’entre eux sont des travailleurs et ils rejettent vigoureusement une motion de la direction de l’organisation des anciens combattants leur demandant de rester neutres. Lors d’une réunion générale tenue le 15 mai, les soldats ordinaires s’expriment massivement en faveur de la grève. L’étincelle — cette demande assez banale de négociation collective – met le feu aux poudres. 

En 1918, un nombre record de travailleurs nord-américains se mettent en grève, comme lors du débrayage d’une journée à Vancouver, en août. 

Un profond courant de colère est mis au jour, et ses sources ne sont pas difficiles à identifier : en effet, nombre d’entre elles ne datent pas d’hier. Avec la colonisation rapide des Prairies au tournant du 20e siècle, Winnipeg est devenue une ville en plein essor, avec des gagnants et des perdants. Elle compte plus de millionnaires par rapport à sa population que n’importe quelle autre ville du Canada, mais on y trouve aussi des bidonvilles tentaculaires. Les artisans qualifiés sont confrontés à des employeurs intransigeants qui ne veulent rien céder de leur pouvoir et de leur richesse. Le quartier North End, peuplé d’Ukrainiens, de Juifs et d’autres immigrants, principalement d’Europe de l’Est, est pauvre et se distingue du Winnipeg « britannique » par les langues qu’on y parle et les cultures qu’on y trouve.

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A crowd of people facing away from the camera and looking at people holding signs standing on the stairs in front of a building.

Ce qui unit les travailleurs – de l’immigrant le plus mal payé à l’artisan canado-britannique le plus qualifié – c’est la précarité du marché du travail. Lorsqu’une profonde dépression économique frappe dans les années qui suivent le déclenchement de la Première Guerre mondiale, en 1914, les difficultés se généralisent. La guerre n’apporte pas de véritable soulagement. En réalité, il y a beaucoup d’emplois, mais l’inflation galopante fait en sorte qu’il n’est pas plus facile de vivre décemment. En même temps, les profiteurs font fortune en fournissant des produits de mauvaise qualité aux soldats à l’étranger, ce qui donne lieu à un flot continu de scandales. 

Un profond sentiment d’injustice parmi les travailleurs, ainsi qu’une demande croissante à leur égard en plein effort de guerre, alimente un nouveau militantisme. Les travailleurs se syndiquent à un rythme effréné et le nombre de grèves explose avant même la fin de la guerre. Ces travailleurs nouvellement syndiqués et radicalisés posent de plus en plus de questions difficiles. Pour nombre d’entre eux, l’effroyable gaspillage de vies humaines, inhérent à la guerre, remet en cause l’ensemble du système social et ils accusent le capitalisme d’être à l’origine du militarisme et de l’impérialisme. Lors d’une réunion en janvier 1919, George Armstrong, qui sera élu à l’assemblée législative provinciale après la grève, évoque ces liens. [TRADUCTION] « Pendant les quatre années de guerre, la richesse du Canada est passée de huit milliards et demi à dix-neuf milliards et demi de dollars, bien qu’il se soit agi de la période la plus destructrice de l’histoire du monde. La classe dirigeante n’avait-elle pas de meilleur plan que celui-là pour assurer l’avenir et accroître la richesse de la nation? » 

A crowd of people surrounding a man who is talking to them.

Les travailleurs ont été appelés à faire de grands sacrifices dans l’intérêt de l’État; en retour, on leur a promis, dans les termes les plus vagues, un avenir meilleur une fois la guerre gagnée. Bien qu’ils accueillent cette promesse avec méfiance, ils commencent à renouer avec l’espoir, alors que leur propre travail devient une force de changement dans le monde entier. En Russie, les travailleurs ont renversé le tsar, proclamé un État ouvrier et sorti le pays de la guerre. En Allemagne, les marins se mutinent et des soulèvements ouvriers balayent une grande partie du pays alors même que les négociations d’armistice sont en cours, ce qui contribuera à la fin de la guerre. L’Europe semble s’enflammer et l’Amérique du Nord n’est peut-être pas loin derrière. En 1918, un nombre record de travailleurs nord-américains se mettent en grève, comme lors du débrayage d’une journée à Vancouver, en août. En février 1919, une grève générale éclate à Seattle. 

Les travailleurs de Winnipeg prennent conscience de leur propre pouvoir. À quatre reprises en 1918, les syndicats brandissent la menace de leur poids collectif pour obtenir des concessions de la part des employeurs. Lors d’un important congrès des syndicats de l’Ouest canadien à Calgary, en mars 1919, les délégués discutent de l’abandon de l’ancienne structure artisanale; à la place, ils proposent un « One Big Union » (un seul grand syndicat) regroupant tous les travailleurs et dont l’arme principale serait la grève générale. Les syndicats se développent rapidement – cinq mille Winnipégois adhèrent à un syndicat au cours des dix-neuf premiers jours de mai – et resserrent leurs liens. Les syndicats représentant les différents métiers s’unissent de plus en plus pour négocier et faire grève, ce qui accroît considérablement leur efficacité. 

Au début du mois de mai, lorsque les syndicats de la métallurgie de Winnipeg demandent à négocier par l’intermédiaire d’un conseil central regroupant tous les syndicats de l’industrie, les employeurs campent sur leurs positions. Avec des centaines de milliers de métallurgistes, de mineurs de charbon et d’ouvriers du textile en grève aux États-Unis, les employeurs estiment qu’ils doivent non seulement maintenir la ligne dure sur les questions en litige, mais aussi vaincre ce qu’ils considèrent comme la menace d’une montée en puissance des syndicats. 

A crowd of people outside of a building.

Les travailleurs de Winnipeg espèrent que cette solidarité active peut les aider à obtenir deux choses : des négociations collectives et un salaire décent. Les membres de l’élite de la ville dépeignent les actions des travailleurs de manière très différente. Le Citizen, le journal du Citizens’ Committee of 1,000 (comité des citoyens) – l’organisation des employeurs et des professionnels de Winnipeg qui s’opposent à la grève – déclare que les actions des travailleurs sont « une révolution ... une tentative sérieuse de renverser les institutions britanniques ... et de les supplanter par le système bolchevique russe de l’autorité soviétique ». 

En effet, les idées radicales se propagent chez une partie des travailleurs. De nombreux participants au congrès de Calgary annoncent bruyamment les événements en Russie, et les liens qui se resserrent entre les membres des syndicats et les radicaux politiques deviennent apparents lors de la célèbre réunion du Walker Theatre à Winnipeg, en décembre 1918. Coparrainée par le conseil du travail et des métiers et le Parti socialiste, la réunion attire 1 700 participants qui acclament la révolution russe. Mais à ces deux occasions, les discours se concentrent sur le Canada, la restriction des libertés civiles par le gouvernement fédéral et la situation critique des travailleurs dans ce pays. Les orateurs et les délégués sont inspirés par la capacité des travailleurs russes à lutter contre l’oppression et à résister à la guerre. 

[TRADUCTION] « Il est vrai que la classe capitaliste mondiale a attaché aux démocraties naissantes des chaînes qui sont destinées à les garder captives, et à moins que nous ne nous montrions à la hauteur et que nous ne les brisions, le mouvement ouvrier dans le monde entier restera à jamais en esclavage, déclare Bill Hoop, conférencier au Walker Theatre et militant de longue date. Aujourd’hui, malgré la souffrance qui nous entoure, nous apercevons de loin ce à quoi pourrait ressembler un monde plus juste, et cette vision nous a enchantés. »

Le comité des citoyens tente d’exploiter ces sentiments pour saper la grève, affirmant que les « étrangers ennemis » importent des idées bolcheviques. 

L’ampleur et la nature de la grève de 1919 provoquent une onde de choc au sein de l’élite de Winnipeg. Le mouvement syndical – auquel de nombreux employeurs se sont toujours opposés – se transforme. D’un mouvement composé principalement de ce que ces élites considèrent comme des travailleurs qualifiés canado-britanniques « respectables », on passe à un mouvement qui non seulement devient plus puissant, mais qui attire également davantage de travailleurs supposément « dangereux » issus de l’immigration d’Europe de l’Est, plus réceptifs aux idées socialistes. Ces travailleurs moins qualifiés sont devenus de plus en plus actifs au sein des syndicats pendant la guerre, beaucoup d’entre eux ont participé à la réunion du Walker Theatre et, en mai 1919, à la grève générale. 

Il s’agit là d’un développement étonnant, compte tenu des profondes divisions ethniques qui traversent Winnipeg. Pas plus tard qu’en janvier 1919, une foule composée principalement de soldats de retour au pays casse les vitrines des magasins du quartier nord, pénètre dans les maisons d’apparents « étrangers ennemis », exige de voir leurs papiers de naturalisation et oblige les immigrants et ceux que la foule considère comme des radicaux à embrasser l’Union Jack. Les quotidiens de la ville et le maire les encouragent, et aucune arrestation n’a lieu. Le comité des citoyens tente d’exploiter ces sentiments pour saper la grève, affirmant que les « étrangers ennemis » importent des idées bolcheviques et poussent les travailleurs de Winnipeg à abandonner la « démocratie britannique ». 

Two women stand beside a gas pump.

À la surprise de ceux qui avancent de tels arguments, leurs appels tombent à plat. Les grévistes savent que les leaders de la grève comptent peu d’immigrés non britanniques. Les soldats de retour au pays — dont le comité des citoyens estime qu’ils seront particulièrement sensibles à de tels discours patriotiques — ne sont pas émus. Bien que de nombreux soldats favorables à la grève continuent de tourner en dérision les « étrangers ennemis », leur colère contre les autorités l’emporte. Un vétéran déclare à propos de la police à cheval, le samedi sanglant : [TRADUCTION] « Ils nous ont traités plus mal que nous n’avons jamais traité Fritzy ». En fait, de plus en plus de travailleurs de Winnipeg agissent conformément à la déclaration du congrès de Calgary selon laquelle il n’y a « d’autre étranger que le capitaliste ». 

Le Committee of Fifteen (comité des quinze), élu pour diriger la grève générale, est conscient que le désordre risque de jouer en faveur de la rhétorique du comité des citoyens et demande aux grévistes de « ne rien faire » — d’éviter les confrontations avec les autorités ou avec d’éventuels briseurs de grève. Les grévistes se réunissent presque quotidiennement près de l’hôtel de ville, au parc Victoria ou dans d’autres lieux de la ville pour se tenir au fait sur l’évolution de la grève, discuter des événements et fouetter les troupes. Ils exhortent également les policiers de la ville, qui sont syndiqués et généralement favorables à la grève, de rester sur le terrain et d’assurer l’ordre. Si les travailleurs restent fermes et évitent les provocations, ils sont convaincus de pouvoir gagner. 

Le sentiment de « surfer sur une vague » ajoute à leur confiance. Des grèves générales – ou des événements qui y ressemblent – éclatent dans au moins trois douzaines de villes, d’Amherst (en Nouvelle-Écosse) à Victoria. Alors que la faiblesse de l’unité syndicale dans la grande ville industrielle de Toronto entraîne l’échec de la courte grève générale qui y est organisée, dans toutes les villes importantes de l’Ouest canadien, les grèves soutiennent, du moins en partie, les travailleurs de Winnipeg. 

Saskatoon en est peut-être le meilleur exemple. Bien qu’il n’y ait pas de conflit local en cours dans cette ville, le conseil des métiers et du travail de Saskatoon vote à l’unanimité en faveur d’une grève générale en appui à celle de Winnipeg. Treize des dix-sept syndicats de la ville votent pour la grève et la maintiennent jusqu’à ce que les grévistes de Winnipeg reprennent le travail. Le fait que des travailleurs d’autres villes soient prêts à endurer des semaines de privations et de menaces de licenciement pour soutenir une cause touchant des travailleurs situés à des centaines de kilomètres de là et dont l’issue est de plus en plus incertaine témoigne de l’esprit de solidarité qui règne. 

Bien sûr, les travailleurs qui peinent à vivre décemment lorsque les choses vont bien ont de la difficulté à traverser cette longue grève : le fait qu’ils respectent leur engagement témoigne de leur colère et de leur détermination. Beaucoup, sans doute, pensaient qu’une grève générale forcerait immédiatement la main des employeurs. Mais comme ce n’est pas cela qui se produit, la grève se transforme en un long et dur combat. 

A group of men in black suits standing around a man sitting at a table with papers and a pen.

Dans un article intitulé « Strikers, Go Forward, Not Back », le bulletin de grève du Western Labor News rappelle à ceux qui se découragent que « reculer brise la solidarité des grévistes et place ceux qui reculent du côté des patrons, achevant ainsi ceux qui restent sur le front ». La solidarité de tout le pays soutient le moral des travailleurs de Winnipeg. Une foule de huit mille personnes accueille le dirigeant syndical de la Colombie-Britannique, W.A. Pritchard, par un tonnerre d’applaudissements lorsqu’il leur dit : [TRADUCTION] « Si vous êtes fouettés, nous sommes fouettés. Si vous tombez, nous tomberons aussi. Mais si vous voulez être victorieux, nous devons vous aider. Et nous le ferons ». Dans tout le Canada, un grand nombre de travailleurs se sentent solidaires de cette lutte. 

Lorsque le gouvernement fédéral menace d’abord, puis licencie les postiers de Winnipeg pour avoir participé à la grève générale, les postiers et leurs partisans dans plusieurs villes débrayent. Le gouvernement fédéral craint également que la grève générale n’implique non seulement les ouvriers des chemins de fer de Winnipeg, qui se sont déjà joints à la grève générale, mais aussi le personnel du matériel roulant (les employés qui travaillent dans les trains), ce qui aurait pour effet de paralyser le réseau de transport national. Il serait alors facile d’imaginer que la grève s’étende à toute la région et peut-être même au pays. Après tout, les problèmes qui ont provoqué la grève générale ne se limitent pas à Winnipeg. 

A group of eight men pose for a photo.

Le soutien à la grève étant important et en pleine expansion, les gouvernements et les employeurs savent qu’il sera difficile de vaincre les grévistes sans envenimer le conflit. Les dirigeants municipaux de Winnipeg et le comité des citoyens ne font pas confiance à la police – le syndicat de la police a récemment voté en faveur de la grève pour des raisons salariales, bien qu’un accord ait été conclu. Le 29 mai, la ville exige que chaque policier signe un serment de loyauté, promettant de ne pas s’affilier à des organisations « extérieures » (comme le conseil du travail) et de ne pas participer à la grève de solidarité. Malgré les assurances données par le syndicat de la police au conseil municipal, la plupart des agents refusent de signer le serment; pour les autorités, ce refus signifie qu’elles ne peuvent faire confiance à la police. 

Le 9 juin, la quasi-totalité des effectifs est licenciée et remplacée par des policiers « spéciaux » anti-grève non formés, qui seront rapidement renommés les « agents spéciaux ». Le journal des grévistes les qualifie de voyous. Dès le lendemain de leur embauche, les forces spéciales entendent bien montrer de quoi elles sont capables en tentant de disperser une foule près de l’intersection de l’avenue Portage et de la rue Main, dans le centre-ville, et en provoquant une mêlée de deux heures, dont elles ne sortiront cependant pas gagnantes. Il est maintenant clair, même pour le comité des citoyens, que les travailleurs contrôlent les rues de Winnipeg. 

À peu près au même moment, un autre danger apparaît : un règlement négocié. Un comité de médiation organisé par les travailleurs du chemin de fer semble faire des progrès dans le conflit impliquant les métallurgistes, ce qui pourrait conduire à la reconnaissance du conseil des métiers de la métallurgie. Le comité des citoyens, et en particulier l’avocat et ancien maire de Winnipeg A.J. Andrews, fait appel à Gideon Robertson, ministre fédéral du Travail et syndicaliste conservateur, pour empêcher un règlement selon lequel les syndicats pourraient être perçus comme ayant réalisé des gains. Andrews estime qu’une défaite définitive des syndicats est nécessaire pour discréditer la tactique de la grève générale. 

A crowd of people pushing over a streetcar.

C’est Andrews, agissant de son propre chef et sans posséder les autorités nécessaires, qui décide que le moment est venu. Dans la nuit du 16 au 17 juin 1919, il organise des raids et des arrestations qui visent les dirigeants les plus connus des mouvements ouvriers et socialistes de Winnipeg. R.B. Russell, William Ivens, John Queen, A.A. Heaps, Roger Bray et George Armstrong sont arrêtés à Winnipeg et accusés de conspiration séditieuse, tout comme R.J. Johns à Montréal et W.A. Pritchard à Calgary. Cinq « étrangers » — des immigrants non britanniques — sont également arrêtés, en grande partie, semble-t-il, pour accréditer l’idée que la grève est un complot ourdi par des étrangers : Mike Verenczuk (victime d’une erreur d’identité), Michael Charitonoff, Moses Almazoff, Oscar Schoppelrei et Samuel Blumenberg. Ces arrestations mènent directement aux événements du samedi sanglant.

Men on horses and the horses are running to the right.

Ces arrestations représentent un dernier effort pour fermer le cercueil du radicalisme et disperser la grève générale. Andrews prend alors la tête des poursuites qui s’ensuivent, surmontant les hésitations des gouvernements provinciaux et fédéral. Il parvient à convaincre le gouvernement de Sir Robert Borden à Ottawa de modifier la Loi sur l’immigration pour permettre l’expulsion des accusés nés en Grande-Bretagne (seul Armstrong est né au Canada), mais il choisit finalement de ne pas y recourir. En tenant les procès publics de 1920 en vertu du Code criminel, les normes juridiques britanniques seront respectées, mais surtout, le gouvernement infligera une bonne leçon aux grévistes. 

Les prévenus ne seront pas jugés pour la grève elle-même, mais bien pour leurs idées. Pour prouver qu’ils sont impliqués dans le crime de conspiration séditieuse, leurs déclarations, leurs écrits et leurs lectures seront exposés publiquement. En effet, à l’exception de Russell, les véritables dirigeants de la grève ne sont ni arrêtés ni jugés; les accusés sont en fait des personnalités favorables à la grève, surtout connues pour leurs idées politiques. C’est le socialisme lui-même qui sera jugé et qui, comme l’espèrent Andrews et les membres du comité des citoyens, sera considéré comme la source des idées séditieuses des grévistes. Le radicalisme sera criminalisé. Les accusés sont jugés par un jury composé de citoyens des régions rurales qui ne connaissent probablement pas les objectifs des travailleurs des villes ou qui ne leur sont pas favorables. Les jurés sont choisis à partir d’une liste étudiée à l’avance par la police à cheval du Nord-Ouest et l’agence de détectives McDonald afin de vérifier leurs opinions sur la grève, le socialisme et les syndicats. Cela permettra d’obtenir des condamnations dans la plupart des cas. Malgré cela, Andrews parle de « jury impartial et équitable ». 

Néanmoins, les victoires du comité des citoyens devant les tribunaux sont moins importantes qu’il n’y paraît. 

A line up of cars with police men sitting in them.

Chacun des accusés présente une défense énergique. Dixon et Pritchard, en particulier, se servent des procès comme d’une tribune pour défendre leurs idées. Leurs longs discours au jury sont publiés et diffusés. Le discours de Pritchard est décousu, érudit et passionné. [TRADUCTION] « Travail, travail! Écoutons le chant, le psaume de louange au travail, tel qu’il sort des lèvres d’un avocat d’affaires, exhorte-t-il au cours de son discours de seize heures. A-t-il jamais travaillé dans une mine de charbon? Sait-il ce que c’est que de courber le dos devant la paroi rocheuse, ou de pousser des wagons de l’ascenseur jusqu’au fond du puits? » 

Pritchard est condamné, ainsi que six autres personnes. Fred Dixon est acquitté de l’accusation de diffamation séditieuse. Il avait repris le journal des grévistes après son interdiction, et James S. Woodsworth avait fait de même. La poursuite abandonne ses accusations contre Woodsworth plutôt que de risquer une nouvelle défaite. 

À Winnipeg et ailleurs, les syndicats se rallient à la défense des hommes inculpés. Lors des élections provinciales et fédérales suivantes, plusieurs des accusés, portant leur arrestation comme un badge d’honneur, gagnent les élections alors qu’ils sont derrière les barreaux. Le comité de défense mis en place pour recueillir des fonds visant à couvrir les frais juridiques des hommes arrêtés déclare : [TRADUCTION] « Les barreaux de la prison ne peuvent pas enfermer les idées ». 

La répression de la grève et l’emprisonnement de certains de ses dirigeants n’ont fait qu’alimenter la colère et la frustration qui l’avaient motivée. Les conséquences de la grève ont conduit de nombreux travailleurs à rejoindre le One Big Union qui, sous la direction de Russell, prendra forme dans les mois suivants. La grève a également permis aux travailleurs de Winnipeg de bénéficier d’une formation politique intensive. Plusieurs leaders de la grève mettent leur expérience à profit en aidant à former le Independent Labour Party (parti travailliste indépendant) et, par la suite, la Fédération du commonwealth coopératif, qui enverra Woodsworth et Heaps à la Chambre des communes, suivis d’un flot régulier de candidats à l’assemblée législative provinciale et au conseil municipal. Queen deviendra maire de Winnipeg à la fin des années 1930. La grève contribue également à donner un élan au Parti communiste qui, au cours des six décennies suivantes, connaît lui aussi un certain succès électoral, en particulier au niveau municipal à Winnipeg. 

Après la grève, la carte électorale de Winnipeg est clairement marquée par des divisions entre les quartiers ouvriers, où les candidats travaillistes et socialistes l’emportent souvent, et les quartiers des classes moyennes et supérieures, qui votent massivement pour les conservateurs. Le militantisme et la détermination des travailleurs deviennent, pour certains, une caractéristique de la ville. 

En 1935, par exemple, lorsque des hommes prennent le train pour faire la grande marche vers Ottawa afin de protester contre les conditions de vie dans les camps de chômage de la Dépression, le premier ministre R.B. Bennett décide d’interrompre la marche à Regina, plutôt que de la laisser se poursuivre jusqu’à Winnipeg, où des milliers d’autres personnes sont attendues pour se joindre à la manifestation. 

Presque cinquante ans jour pour jour après le samedi sanglant, les Manitobains des circonscriptions ouvrières les plus diversifiées de la province finiront par élire un gouvernement néo-démocrate dont les racines sont directement ancrées dans ce mouvement de grève générale. Et ce ne sera pas la dernière fois que des conflits politiques et sociaux au Manitoba seront reliés à cette grande bataille, maintenant centenaire. 

Période de turbulences

24 avril 1919

Les syndicats des métiers de la métallurgie et du bâtiment présentent à la Winnipeg Builders’ Exchange des demandes visant à obtenir des augmentations de salaire et la semaine de travail de quarante-quatre heures. 

1er mai 1919

Les syndicats représentés par le Building Trades Council (conseil des métiers du bâtiment) se mettent en grève après trois mois de négociations infructueuses. 

2 mai 1919

Le Metal Trades Council (conseil des métallurgistes) appelle ses membres à la grève dans trois grandes entreprises. 

11 mai 1919

Les membres du Winnipeg Trades and Labor Council (WTLC) (conseil du travail et des métiers de Winnipeg) commencent à voter sur l’opportunité de débrayer en signe de solidarité.

13 mai 1919

Avant que tous les bulletins de vote ne soient déposés, le WTLC annonce qu’une majorité se dégage en faveur d’une grève générale. 

15 mai 1919

Début de la grève générale. Des milliers de travailleurs non syndiqués rejoignent ceux qui sont syndiqués. 

16 mai 1919

Le Citizen’s Committee of 1,000 (comité des citoyens) s’oppose à la grève.

22 mai 1919

Arthur Meighen, ministre fédéral de la Justice intérimaire, et le sénateur Gideon Robertson, ministre fédéral du Travail, arrivent à Winnipeg. 

25 mai 1919

Robertson menace les postiers de les licencier s’ils ne reprennent pas le travail. Cinq mille grévistes se réunissent au parc Victoria pour rejeter cet ultimatum et d’autres. 

29 mai 1919

Le chef de la police municipale informe les agents qu’ils ont jusqu’à 13 heures le lendemain après-midi pour signer un engagement à ne pas participer à la grève. Ils refusent, mais jurent de faire respecter la loi. 

1er juin 1919

Dix mille anciens combattants de la Première Guerre mondiale se rendent à l’assemblée législative du Manitoba pour appuyer la grève. 

9 juin 1919

Presque tous les policiers de Winnipeg sont congédiés. Le comité des citoyens commence à recruter des remplaçants, appelés « agents spéciaux », pour faire respecter l’ordre. 

16-17 juin 1919

La police à cheval arrête dix prétendus meneurs de grève et les emmène au pénitencier de Stony Mountain, au nord de la ville, ce qui provoque une vague de protestations dans tout le Canada. 

21 juin 1919

Les forces spéciales et la police à cheval attaquent les participants à un défilé silencieux organisé pour protester contre les arrestations. Le « samedi sanglant » se solde par un mort et des dizaines de blessés. Un deuxième homme meurt plus tard. 

26 juin 1919

À 11 heures du matin, la grève générale de Winnipeg prend fin. Des centaines de personnes impliquées dans la grève seront arrêtées au cours des jours suivants.

Cet article est paru dans le numéro April-May 2019 du magazine Canada’s History.

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