Les enfants du conflit

Pendant la Première Guerre mondiale, les jeunes canadiens travaillent, s’inquiètent et attendent.
Texte par Kristine Alexander et Ashley Henrickson Mis en ligne le 6 novembre 2024

Quatre ans, la durée de la Première Guerre mondiale, c’est long dans la vie d’un enfant. Pour les jeunes canadiens, les années de guerre renvoient à beaucoup de choses : l’absence des pères et des frères, l’occasion de contribuer de façon importante à l’effort de guerre des Alliés, les nouvelles du front (et les inquiétudes) et, vers la fin de l’année 1918, une pandémie de grippe mortelle. 

Assez âgée pour se souvenir de la guerre, mais trop jeune pour se battre, cette génération de Canadiens passera à l’âge adulte dans l’ombre de la « génération perdue », la cohorte d’hommes qui ont combattu au cours de la Première Guerre mondiale, et qui y ont laissé leur vie. Bien que les enfants canadiens aient passé les années de guerre loin des lignes de front, ils n’ont pas été de simples spectateurs de l’histoire – ils ont également participé activement à un conflit mondial qui a changé leur vie à jamais. 

L’enrôlement d’un père ou d’un frère aîné transformait fondamentalement la vie des enfants. Environ vingt pour cent des 470 224 hommes canadiens qui ont servi outre-mer étaient mariés, et un grand nombre d’entre eux étaient également pères. De très nombreux enfants ont vu leurs frères, leurs oncles, leurs cousins et leurs voisins s’enrôler ou être conscrits alors que la guerre s’éternise. 

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La fierté familiale et patriotique ressentie par ces jeunes est bien représentée dans les lettres qui sont publiées dans les pages des magazines et journaux canadiens destinées aux enfants. Nombre de ces missives commencent par décrire les parents partis combattre en Europe et leurs réflexions sur la guerre, avant d’aborder d’autres aspects de leur vie quotidienne, tels que leurs animaux de compagnie et leurs livres préférés. 

À l’automne 1916, par exemple, Estella Grant, une jeune fille de quinze ans originaire de Kilburn, au Nouveau-Brunswick, écrit dans une lettre au Family Herald and Weekly Star : [TRADUCTION] « J’ai deux cousins au front, en plus d’un frère unique qui fait partie du 188e bataillon au camp Hughes. Il est parti dans l’Ouest en août dernier et s’est enrôlé en février à North Battleford, alors vous voyez, je ne l’ai jamais vu en kaki. Mais nous avons plusieurs bonnes photos de lui. J’espère qu’il pourra rentrer à la maison pour venir nous voir avant de partir à l’étranger. J’espère que la guerre s’arrêtera avant que mon frère n’aille dans les tranchées. Mais si j’étais un garçon, je voudrais sans doute expédier quelques Allemands. » 

L’absence prolongée des pères et des frères aînés signifie que de nombreux enfants à travers le Canada doivent soutenir leur famille par un travail rémunéré ou non rémunéré pendant l’absence de ces adultes. Lorsque Sidney Brook, un fermier de Craigmyle, en Alberta, rejoint le 113e bataillon en 1916, ses fils Gordon, huit ans, et Arnott, six ans, doivent aider leur mère Isabelle à s’occuper de leurs trois frères et sœurs plus jeunes. Pendant son absence de deux ans – Sydney Brook survivra à la guerre et rentrera chez lui en 1918 – les enfants Brook sont également mis à contribution pour creuser un caveau, distribuer le courrier et chercher du lait et de l’eau. 

Mais surtout, ils apportent un soutien émotionnel crucial à leur père pendant qu’il est au front. Les garçons lui écrivent des lettres pour lui parler de leurs cadeaux de Noël, de leur petite sœur et des dents qu’ils ont perdues. Ils lui préparent également des colis pour lui envoyer, avec leurs dessins. 

Sidney évoque à quel point il apprécie ces gestes attentionnés, écrivant à sa femme qu’il garde les lettres des garçons dans sa poche de poitrine gauche, à côté de sa Bible, et qu’il a « écrasé une larme furtive » en ouvrant les cadeaux de ses enfants. 

Des chercheurs ont récemment souligné l’importance des lettres pour le moral et la santé mentale des soldats dans les tranchées. Comme l’a dit l’historien Martin Lyons, les lettres du pays, remplies de messages sur le bonheur passé et l’espoir pour l’avenir, « avaient un effet humanisant dans un océan de brutalité ». 

En plus d’écrire aux pères et frères absents et d’aider leur mère dans les tâches ménagères et les travaux agricoles, en 1918, les jeunes canadiens avaient apporté une contribution matérielle et économique importante à l’effort de guerre des Alliés. Tout au long de la guerre, les enfants forment une main-d’œuvre non rémunérée vitale et enthousiaste. 

À l’école et pendant leurs temps libres, ils produisent un large éventail de marchandises pour les soldats, notamment des chaussettes, des écharpes, des bandages et des albums remplis de coupures de journaux locaux. Ces albums donnaient des nouvelles du pays et jouaient un rôle central dans les efforts déployés par de nombreuses communautés pour encourager les soldats à continuer à se battre. 

Le travail de guerre non rémunéré des enfants comprenait également la collecte et le ramassage de bouteilles et de boîtes de conserve, d’os (pour la colle), de graisse ménagère (pour la dynamite), de sphaigne (une substance extra-absorbante utilisée dans les pansements médicaux) et de gousses d’asclépiade (utilisées pour fabriquer des gilets de flottaison). En outre, les jeunes cultivaient et récoltaient des fruits et des légumes, et des centaines d’adolescents appelés « soldats de la terre » sont devenus une main-d’œuvre précieuse dans les fermes.

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Les jeunes du pays ont également recueilli et donné des sommes considérables à des organisations caritatives. En 1918, par exemple, les membres de la Croix-Rouge junior de la Saskatchewan recueillent 15 195,33 dollars pour le travail de guerre de la Croix-Rouge – une somme équivalant à près de 350 000 dollars aujourd’hui.

À l’école et à la maison, les jeunes canadiens sont également de fervents consommateurs de nouvelles et de propagande; la différence entre les deux n’est cependant pas toujours évidente. Dans les salles de classe de tout le pays, les enseignants sont encouragés à utiliser la guerre pour donner à leurs élèves des leçons de morale sur le patriotisme, l’héroïsme et le travail. À l’école, les élèves lisent des articles sur les soldats qui ont reçu des médailles pour leur bravoure et écoutent des récits dramatiques sur des héros et des héroïnes, comme l’infirmière britannique et martyre Edith Cavell.

Des milliers d’écoliers à travers le pays dévorent les récits sur les victoires des Alliés et lisent les cinquante-six volumes de The Children’s Story of the War (L’histoire de la guerre pour les enfants) de Sir Edward Parrott. Chaque volume de cette vaste série, à l’instar d’autres livres pour enfants publiés en temps de guerre, célèbre l’héroïsme des jeunes tout en favorisant un net sentiment anti-allemand. 

Un chapitre, par exemple, raconte l’histoire d’un boy-scout français qui, après avoir été capturé par les troupes allemandes, refuse de révéler l’emplacement des soldats français. Parrott écrit que les Allemands disent au garçon « qu’ils vont le fusiller, mais ce dernier ne manifeste aucune peur. L’enfant marche d’un pas ferme jusqu’à un poteau télégraphique, s’y adosse et, entouré de vignes verdoyantes, arbore un large sourire alors que les soldats allemands l’abattent. » Ce récit macabre – et fort probablement inventé – est accompagné d’une devise morale pour les jeunes lecteurs : « préférer la mort à la trahison de ses compatriotes est un geste courageux et patriotique. » 

Il importe de souligner que les enfants n’étaient pas des éponges qui ingéraient cette propagande de guerre sans sourciller. Les lettres que les enfants écrivent aux journaux locaux et nationaux suggèrent qu’ils ont une compréhension complexe de la guerre. 

On entend peu les échos patriotiques et propagandistes de The Children’s Story of the War, par exemple, dans la lettre de Cecil Poole, dix ans, de Zealandia (Saskatchewan), publiée dans le numéro du 5 juillet 1916 du Grain Growers’ Guide : [TRADUCTION] « Je pense que la guerre est l’une des choses les plus cruelles et les plus terribles qui puissent arriver. Il faut penser aux pauvres orphelins et aux pauvres pères et mères qui pleurent leurs fils. C’est déchirant de penser aux hommes abattus comme des bêtes. J’ai un frère de douze ans et un seul cousin au front, mais si mon frère et moi étions assez grands, nous essaierions de prendre les armes pour notre pays. » 

La jeune Florence McGibney, qui écrit depuis la ville de Welwyn, dans le sud-est de la Saskatchewan, démontre une compréhension similaire des effets de la guerre dans une lettre publiée dans le même numéro. [TRADUCTION] « Les hommes sont dans les tranchées et sont prêts à tout moment à subir une attaque de l’ennemi, écrit-elle, et chacun est bien attentif à garder la tête baissée s’il ne veut pas devenir une cible pour l’autre camp. Cela arrive souvent, et lorsque la triste nouvelle arrive à la maison, elle brise le cœur de la mère ou de l’épouse. » 

L’attente et l’inquiétude qui ont caractérisé l’expérience de tant d’enfants canadiens pendant les années de guerre prendront officiellement fin avec la signature de l’Armistice le 11 novembre 1918. 

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Alors qu’adultes et enfants descendent dans la rue pour célébrer la fin de la guerre, les défilés de la victoire canadienne sont malheureusement hantés par un autre spectre menaçant : la pandémie mortelle de grippe espagnole qui sévit à domicile et sur les champs de bataille au cours des derniers mois de la guerre. 

Les écoles sont fermées, souvent pendant plusieurs mois, et les titres des journaux soulignent les conséquences tragiques que la grippe peut avoir sur les jeunes. Le journal Agassiz Record de la Colombie-Britannique, par exemple, informe ses lecteurs que la jeune Mildred Evelyn Wetherell, qui a succombé à la maladie le 3 novembre 1918, « était âgée de 10 ans, 7 mois et 25 jours ». 

Plus tard dans le mois, le Manitoba Free Press décrit le cas particulièrement pénible d’une infirmière qui, lors d’une de ses visites, est tombée sur « [un] père et trois enfants gravement malades et la mère morte sur le canapé ». L’historien Esyllt Jones estime qu’environ cinq cents victimes de la grippe à Winnipeg ont laissé derrière elles un ou plusieurs enfants à charge, créant ainsi des milliers d’orphelins et de « demi-orphelins » en l’espace de quelques mois. 

La plupart des orphelins sont envoyés chez d’autres parents ou des amis de la famille, tandis que d’autres sont placés dans des foyers locaux. Les enfants n’ayant qu’une seule personne à charge étaient souvent confrontés à de grandes difficultés financières à une époque où les services sociaux étaient peu courants et où il était considéré comme dégradant d’accepter l’aide publique. 

En 1919, année de la fin de la pandémie et du retour de nombreux soldats canadiens, la vie des enfants canadiens est très différente. Pour de nombreux jeunes, le travail de guerre et l’inquiétude pour les parents absents sont remplacés par le chagrin, l’adaptation difficile à la présence des pères et des frères – dont beaucoup reviennent avec des cicatrices physiques et psychologiques – et les difficultés matérielles qui accompagnent souvent la perte permanente du salaire d’un soutien de famille masculin. 

La Première Guerre mondiale a été gagnée avec l’aide des enfants canadiens, et elle a également été menée pour eux. Sidney Brook, comme beaucoup d’autres hommes en uniforme, espérait que ce conflit soit celui qui mette fin à toutes les guerres, écrivant à sa femme, Isabelle, qu’il espérait que leurs garçons « grandissent pour devenir des hommes forts et virils et qu’ils n’aient jamais à porter les armes ». 

Le souhait que les enfants de la Grande Guerre passent leur vie d’adulte en paix est malheureusement anéanti avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en septembre 1939. Quatre des fils Brooks – comme beaucoup d’autres jeunes hommes et femmes qui ont travaillé et attendu leur père et frères entre 1914 et 1918 – serviront leur pays pendant la Seconde Guerre mondiale : Gordon et Lorne dans le Service de la poste aux armées, Glen dans les Calgary Highlanders et Roy dans l’Aviation royale canadienne. Tous ont survécu.

Cet article est paru dans le numéro October-November 2018 du magazine Canada’s History.

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