Droits et réconciliation
La grande question
Comment en arriver à une véritable réconciliation?
Chaque histoire a un point de départ, un moment figé dans le temps et l’espace d’où part tout le reste de la trame narrative. Cette année, le Canada célèbre son 150e anniversaire en tant que pays, et comme dans tous les grands récits, le point de départ à partir duquel commence ce récit est généralement aléatoire. Alors, pourquoi ne pas commencer à raconter cette histoire à partir d’un autre point de départ?
Il était une fois un territoire où il n’y avait pas de Colombie-Britannique, pas d’Alberta, pas de Territoires du Nord-Ouest, pas de Nouveau-Brunswick, pas de Nouvelle-Écosse et pas d’Île-du-Prince-Édouard. Il n’y avait pas de « Terre nouvelle ». Il y avait le Manitoba, la Saskatchewan, l’Ontario et le Québec. Mais leur nom avait un sens différent à cette époque que celui que leur donne aujourd’hui la vaste majorité des Canadiens.
Il était une fois cet immense territoire que l’on appelle maintenant le Canada et qui portait alors de multiples noms. Il accueillait des millions d’Autochtones parlant plus de 60 langues différentes. La vie ici, sur l’Île de la Tortue, était autodéterminée – les rivières coulaient comme des rivières, les caribous parcouraient le territoire comme des caribous, et les nombreux peuples autochtones déterminaient leur propre avenir.
La vie y était équilibrée en fonction du principe de droit : le chevreuil avait un droit inhérent à la vie, il avait le droit d’être un chevreuil et il avait le droit de vivre sainement et d’élever ses petits avec amour. Les peuples de ce territoire avaient aussi le droit à la vie, le droit d’élever leurs enfants comme ils l’entendaient. Les enseignements, les cérémonies, les noms, la connaissance et la compréhension étaient transmis de génération en génération.
La vie n’existait pas de façon isolée, mais elle faisait partie d’un ensemble complexe reposant sur la vie et la compréhension. Même si chacun a droit à la vie, cela ne signifie pas que ce droit est inaltérable. Cette réalité est et demeure une nécessité de la vie. Le chasseur, pour pourvoir aux besoins de ses enfants, doit transgresser le droit à la vie du chevreuil. Le cueilleur doit récolter la semence de la plante.
Mais ce cadre de droits, lorsqu’il est bien compris, favorise également la compréhension de cette transgression des droits. Lorsqu’il part chasser, le chasseur doit prier, avoir l’esprit clair et demander au chevreuil de se livrer au chasseur. Ce don de la vie exige que l’on comprenne la vie de l’animal et que l’on honore le chevreuil par une mort respectueuse. Il faut « réparer » cette interruption de la vie.
Dans ce cadre, tout est relié et tout vise l’équilibre. L’équilibre est un état où les droits de toutes les créatures vivantes sont respectés, reconnus et honorés. La vie humaine est placée dans le contexte d’une immense toile où les responsabilités et les besoins sont mutuels et où la vie ne peut survenir sans l’apport d’autres vies. Les humains ne sont ni au-dessus, ni en deçà des autres formes de vie, mais ils font partie d’un ensemble dynamique regroupant toutes les formes de la création.
Lors de la découverte du « nouveau monde » par les colons européens, toutes les formes de vie autochtone au Canada ont subi des attaques contre leurs droits. Alors que les populations et les idées provenant d’Europe ont commencé à envahir le pays, ce cadre de droits à la vie s’est érodé. Les lois naturelles furent remplacées par les lois de l’homme, où les êtres humains sont à l’extérieur du monde naturel et font de toutes les formes de vie des sujets sur lesquels ils règnent. En effet, la racine latine du terme dominion – comme dans Dominion du Canada – est dominus, qui signifie maître et suppose une forme de contrôle sur d’autres êtres humains. Le verbe « dominer » a la même racine.
Les peuples autochtones se retrouvèrent alors à vivre dans un cercle se refermant sur eux. En vertu du nouveau modèle de dominion importé d’Europe, les Autochtones n’avaient plus droit à l’autodétermination. La Loi sur les Indiens imposait de nombreuses restrictions sur presque tous les aspects de la vie des peuples des Premières Nations, alors que les communautés métisses et inuites subissaient diverses formes d’oppression et étaient déplacées, dépossédées et asservies. Les politiques de plus en plus strictes limitaient les pratiques sociales, incluant le droit aux cérémonies, le droit de déterminer qui est ou n’est pas un membre de la communauté, mais plus fondamentalement, le droit au territoire.
La plus néfaste de ces politiques est sans doute celle des pensionnats, qui enlevait aux parents autochtones le droit d’élever leurs propres enfants. Par le réseau des pensionnats, le Canada autorisait l’enlèvement d’enfants, avec l’accord de l’État, tout en empêchant les parents d’entretenir des liens affectifs avec leurs enfants. Les enfants étaient privés de leur langue et de leur nom traditionnel, ils étaient ensuite renommés (numérotés!) et devaient apprendre à parler et à penser comme des Européens.
Mais afin de comprendre les pensionnats, il faut les placer dans le contexte plus vaste de ce qu’ils ont permis à ce pays d’accomplir.
L’accès à la vie qui existait ici – les arbres, les poissons, les mammifères ou la vie engendrée par les sols fertiles des prairies – a imposé la nécessité de s’installer et d’établir un dominion couvrant l’ensemble du Canada. Alors que les Autochtones jugeaient nécessaire de vivre en harmonie avec les autres formes de vie, les autorités coloniales voyaient cette vie sur l’Île de la Tortue comme quelque chose à asservir, à dominer, à posséder et à transformer en capital.
L’élimination de la question de la propriété du territoire contrôlé par les Autochtones est devenue une idée centrale des intentions coloniales. En Colombie-Britannique, par exemple, la majeure partie du territoire était simplement occupée par les colons, sans que les Premières Nations n’aient cédé leurs droits sur ce territoire. Les promesses des Traités étaient interprétées à travers le prisme des colonisateurs pour régler la question de la propriété.
Le point de vue des Autochtones sur les Traités reste encore mal compris et n’a jamais réellement pris forme. L’idée de s’engager à entretenir des liens de coexistence pacifique entre égaux et le concept d’équilibre de la vie demeurent des notions vagues pour nous en tant que nation.
L’exploitation des ressources naturelles de ce pays est au cœur de notre identité comme nation. Les premières formes de financement qui ont permis de paver nos rues, de construire nos hôpitaux et nos gratte-ciel dans cette colonie que nous appelons le Canada proviennent directement de la transformation de la vie en capital. Lorsque l’on se promène sur la rue Bloor à Toronto ou sur la rue Robson à Vancouver, nous marchons sur les os d’innombrables formes de vie qui, avant l’importation des idéaux européens, avaient un droit inhérent à la vie.
Même si nous avons trouvé des moyens de générer de la richesse en optimisant les outils financiers qui nous permettent de « faire de l’argent avec de l’argent », toute la richesse créée sur cette planète vient de la Terre. Les êtres humains ont besoin des autres formes de vie pour vivre.
Mais ce n’est pas cela que l’on enseigne généralement dans nos écoles aujourd’hui. Et ce n’est pas forcément un sujet facile à aborder en public.
C’est que nous, en tant que société, vivons dans un monde qui est profondément déséquilibré. Nous volons et dévalisons les générations futures; nous utilisons les rivières et les océans comme dépotoirs.
La vie s’effondre partout sur la planète. Les êtres humains provoquent la disparition de plus en plus rapide de nombreuses espèces animales.
Le Canada est l’un des pays les plus riches au monde. Mais cette richesse s’est bâtie à un coût énorme et aux dépens des autres. En l’espace d’une très courte période (sur l’échelle chronologique de la planète), nous avons transformé l’Île de la Tortue d’une terre riche où les peuples autochtones vivaient dans l’abondance, à un territoire appauvri, mutilé et en crise. Les communautés autochtones s’efforcent chaque jour de surmonter les conséquences du génocide mené sur ce territoire au nom de la richesse.
Nous vivons une période profondément troublée : il est temps de nous demander comment nous allons relever ces défis et de remettre en question nos croyances et valeurs en tant que société.
La Commission de vérité et réconciliation (CVR) a reçu le mandat de remettre en lumière les vérités sombres de notre histoire afin d’amener notre pays sur la voie de la réconciliation. Certaines de ces vérités nous ramènent au traitement inhumain des enfants dans les pensionnats.
Mais ces constats de la CVR révèlent également le fait qu’on nous a menti pendant des années. Les Autochtones n’ont jamais été bien représentés dans nos manuels d’histoire, dans les musées ou même dans le tissu culturel de notre société. Leur point de vue est rarement entendu. Et même s’il y a beaucoup de choses qui commencent à changer, l’histoire vraie de notre nation n’a pas encore été entièrement dévoilée.
En C.-B., lorsque l’on sillonne les grandes routes ou autoroutes, on peut voir de magnifiques forêts qui s’étalent jusqu’au sommet des montagnes. La protection de la « beauté du paysage de la C.-B. » est une politique intentionnelle du gouvernement provincial. Ces paysages que l’on voit le long des autoroutes sont bien préservés de toute coupe à blanc ou d’autres activités industrielles.
Mais lorsqu’on regarde au-delà d’une frange d’arbres, parfois mince, sur le côté de la route, c’est là que l’on voit qui nous sommes vraiment. Nous continuons de transformer la vie en ressources d’une façon qui n’est pas harmonieuse et qui ne reconnaît pas le droit fondamental de toutes les formes de vie qui ont déjà vécu dans cette forêt. Nous continuons d’effacer les histoires autochtones de nos consciences.
Il existe encore des preuves qui montrent ce qu’a déjà été ce vaste territoire. Les albums de photos et les documents historiques nous racontent que les grandes plaines ont déjà été parcourues par plus de soixante millions de bisons, alors que les eaux regorgeaient de poissons. Et ces mêmes documents montrent aussi la destruction de tout cela – et des Autochtones qui se sont mis en travers du développement – au nom de l’exploitation de nos ressources naturelles.
La vérité est la voie que nous devons suivre. Il faut commencer à donner une valeur aux vérités des peuples autochtones et à la vie sur l’Île de la Tortue.
Les survivants des pensionnats nous ont aidés à lever le voile pour exposer le mal. Ils nous ont aidés à comprendre qu’en effet, l’empereur était nu. Nous, en tant que citoyens de ce pays, devons rechercher toute la vérité, tout en étant conscients que la vérité traverse de nombreux filtres, préjugés et enseignements antérieurs avant de nous atteindre.
Le cadre des droits doit être au cœur de la réconciliation dans ce pays. C’est pourquoi la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est le premier des dix principes de la réconciliation de la Commission de vérité et réconciliation. Les droits, et les mesures qui permettent de s’assurer que ces droits restent en place, sont le fondement sur lequel ce pays pourra se transformer.
Nos amis en Nouvelle-Zélande ont récemment reconnu le droit à une rivière d’être une rivière – c’est-à-dire, d’avoir les mêmes droits que l’on accorde à un être humain. La nouvelle loi reconnaît le fleuve Whanganui comme ancêtre de la tribu maori Whanganui, une reconnaissance pour laquelle la tribu lutte depuis 140 ans.
Ce nouveau statut signifie que la loi ne voit maintenant aucune distinction entre les torts causés à la tribu et ceux causés à la rivière, parce qu’ils ne font qu’un. Ensuite, peu après, un tribunal en Inde a cité cette loi de la Nouvelle-Zélande dans sa décision d’accorder au Gange et à son tributaire, la rivière Yamuna, les mêmes droits qu’à la population. Le Gange est considéré sacré par une grande partie de la population de ce pays.
Les langues autochtones sont ancrées dans le territoire et les souverainetés autochtones sont ancrées dans la langue. Sans la langue, les cultures et les façons de faire, d’être et de comprendre autochtones risquent de se perdre. Une fois perdus, c’est le lien même avec le territoire que l’on pourrait perdre.
La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones établit que « Les peuples autochtones ont le droit de conserver et de renforcer leurs liens spirituels particuliers avec les terres, territoires, eaux et zones maritimes côtières et autres ressources qu’ils possèdent ou occupent et utilisent traditionnellement, et d’assumer leurs responsabilités en la matière à l’égard des générations futures. »
Afin de comprendre qui nous sommes en tant que nation, nous devons être davantage conscients de ce besoin d’équilibre complexe. La vie autochtone fait l’objet depuis longtemps d’attaques tous azimuts, qu’il s’agisse d’agressions contre les peuples autochtones ou contre l’Île de la Tortue. Comme l’ont dit les membres de la CVR, l’établissement et le maintien de relations mutuellement respectueuses – englobant toutes les relations – tracent la voie vers la réconciliation.
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