Un chemin vers la fierté semé d’embûches

Les changements apportés au Code criminel en 1969 annonceront le début de la fin en ce qui a trait à la discrimination institutionnalisée des gais et des lesbiennes du Canada.

Écrit par Mariana Valverde

Mis en ligne le 14 mai 2019

Everett Klippert, un mécanicien des Territoires du Nord-Ouest, a reçu la visite des policiers plus souvent qu’à son tour au fil des ans. Mais un procès au criminel intenté contre lui mènera à la réforme de 1969 quant aux dispositions liées aux activités sexuelles entre personnes de même sexe du Code criminel du Canada. 

Il était homosexuel (l’utilisation du mot « gay » dans ce contexte n’était pas fréquente à cette époque), mais il est peu probable que les autorités aient harcelé un banquier ou un avocat homosexuel, comme elles l’ont fait avec Klippert. Il sera accusé quatre fois de grossière indécence – soit le fait d’avoir des relations sexuelles consensuelles avec un autre homme adulte homosexuel – ce qui à l’époque constituait un crime.   

Comme il avait été accusé plusieurs fois pour des délits à caractère sexuel, la justice devait se prononcer sur la possibilité de déclarer Klippert comme un délinquant sexuel dangereux. Le juge a déterminé que c’était le cas, ce qui se traduisait par une incarcération d’une durée indéterminée, possiblement pour la vie (et c’est toujours le cas, pour certaines infractions).

Lorsque l’affaire s’est retrouvée en appel devant la Cour suprême, en 1967, de nombreux Canadiens, qui autrement se sentaient peu concernés par la discrimination contre les gays et les lesbiennes, furent choqués d’apprendre que la Cour suprême maintenait la désignation de « délinquant sexuel dangereux ». Le cas de Klippert montrait clairement que Pierre Trudeau, alors ministre de la Justice, aurait sans doute raison de vouloir réformer les dispositions du Code criminel interdisant les activités sexuelles entre personnes de même sexe, et surtout le « crime » de Klippert, alors qualifié de grossière indécence.

Malgré son caractère flou et dilué, les dispositions de « grossière indécence » seront employées des années 1890 jusqu’aux années 1980 pour accuser des hommes s’adonnant à des activités homosexuelles consensuelles dans des lieux semi‑publics. Comme c’était le cas en Angleterre, les lesbiennes ne furent jamais visées par de telles accusations au Canada. Les activités sexuelles entre femmes étaient cependant surveillées et punies dans de nombreuses professions, comme l’enseignement, l’armée et la fonction publique, mais également par le truchement de dispositions du droit familial permettant aux époux de divorcer unilatéralement leur femme accusée de s’être adonnée à des activités sexuelles avec une autre femme.

La décriminalisation partielle de l’activité sexuelle entre hommes introduite par Trudeau en 1969 ne raconte cependant pas toute l’histoire. En fait, il est fort probable que davantage de personnes aient été affectées par des mesures non criminelles, comme un renvoi ou le refus d’un logement, que par des procédures en vertu du droit pénal.

Le droit pénal jouera cependant un rôle important, en partie pour sa grande valeur symbolique, mais également parce qu’après la décriminalisation de l’activité sexuelle entre personnes de même sexe, en 1985, des campagnes seront lancées pour faire reconnaître les différentes formes que peut prendre la famille.

L’infraction de grossière indécence a vu le jour en Angleterre, en 1885, sans véritable débat au Parlement. Il était évident que cette nouvelle disposition avait pour but de cibler les comportements érotiques entre hommes, en public comme en privé. Le célèbre auteur anglo-irlandais, Oscar Wilde, fut une des premières victimes de cette loi discriminatoire et moralisatrice; il fut condamné en 1895 à deux ans de travaux forcés, qui accélérèrent son décès.

La grossière indécence devient également un crime en vertu du Code criminelcanadien de 1892 et cette disposition ne sera que modifiée, et non abolie, en 1969. Le Code criminel de 1892 hérita également d’une très ancienne infraction britannique du nom de « bougrerie », mais elle sera rarement invoquée dans les deux pays. Les tribunaux considéraient qu’elle ne s’appliquait qu’à la pénétration anale, ce qui était particulièrement difficile à prouver devant la cour, surtout lorsque deux adultes consentants étaient en cause.

Le projet de loi omnibus de 1969 visant le Code criminel légalisait partiellement l’avortement et entièrement la contraception, tout en légalisant partiellement les activités homosexuelles entre hommes. Ces réformes découlent d’une campagne de modernisation de la loi lancée en Angleterre, ainsi que des travaux d’un comité d’experts dirigé par Lord Wolfenden.

Le rapport Wolfenden de 1957 sera largement diffusé dans les milieux médicaux et juridiques. Bien ancré dans la tradition libérale anglaise, et interpellant particulièrement le principe de préjudice – argument de John Stuart Mill selon lequel les individus sont libres d’agir comme ils le veulent, dans la mesure où ils ne causent pas de préjudice aux autres – le rapport Wolfenden recommandait de ne recourir aux lois coercitives que pour protéger l’ordre public et éviter de porter atteinte aux jeunes gens, sans cependant se mêler des comportements entre adultes consensuels en privé.

Au Royaume-Uni, il faudra 10 ans pour introduire les recommandations du rapport Wolfenden à la loi. La Sexual Offences Act de 1967 établira que l’acte de grossière indécence ne peut être considéré comme un crime s’il implique des adultes consentants dans un contexte privé.

L’expression « dans un contexte privé », interprété de façon très étroite, sera cruciale au Royaume-Uni, et ensuite, au Canada. Dans les deux pays, la police consacrait des ressources considérables pour surveiller les parcs et toilettes publiques afin d’arrêter des hommes pour grossière indécence – des hommes qui, dans les faits, n’étaient visibles que de la police. Ce type d’accusations ne cessera en Angleterre qu’après l’entrée en vigueur de la loi en 1967, et au Canada, après la réforme du Code criminel en 1969.

Lors de son mandat en tant que ministre de la Justice au sein du cabinet de Lester Pearson en 1967, Pierre Trudeau tenta de présenter un projet de loi qui, suivant le modèle britannique, créerait une exception quant à l’infraction de grossière indécence, dans la mesure où elle concerne deux adultes de même sexe consentant s’adonnant à des activités sexuelles dans un contexte privé.

Cependant, le projet de loi, même s’il obtient l’appui du Nouveau parti démocratique de Tommy Douglas, est rejeté. Une fois devenu premier ministre, en 1968, Trudeau demande à son ministre de la Justice, John Turner, de promouvoir le projet de loi omnibus C-150 qui intègre cette exception à l’infraction de grossière indécence, dans l’esprit de la loi britannique. 

Il importe de noter que Pierre Trudeau, catholique pratiquant, ne souhaitait pas normaliser les relations homosexuelles. Il voulait plutôt établir une distinction claire entre la moralité privée et le droit public.

Témoignant devant le Comité de la justice et des affaires juridiques de la Chambre des communes, Trudeau affirmera à propos de ce projet de loi : [TRADUCTION] « Nous croyons que le droit et la morale sont deux propositions philosophiques différentes… et qu’il y a des aspects de la vie humaine et des relations entre les individus qui, même s’ils sont considérés immoraux, devraient demeurer du ressort de la moralité privée au lieu d’être exposés aux contraintes du droit criminel ».

Comme les « contraintes du droit criminel » étaient maintenant connues des Canadiens grâce à publicité entourant l’affaire Klippert, le public était prêt à adopter une attitude plus tolérante. Cependant, tolérance n’est pas synonyme d’égalité.

Loin d’accueillir ouvertement la diversité sexuelle, Trudeau et sa légalisation partielle des actes sexuels consensuels entre hommes étaient guidés par sa vision générale de l’État. Cette vision reposait sur une philosophie libérale classique, où les lois coercitives doivent se limiter à la prévention des préjudices, plutôt que de servir de mécanismes légaux et sociaux visant à imposer un code moral à la population.

Pour reconnaître à Trudeau le mérite qui lui est dû, il faut mentionner que lorsqu’il a proposé les réformes de 1969, il agissait par principe plutôt que par calcul politique.

Des voix conservatrices, incluant celles du Parti Crédit social du Canada, alors très populaire, exprimèrent leur indignation devant ces propositions, tant au Parlement que sur d’autres tribunes, proclamant haut et fort que les lois canadiennes devaient imposer une moralité chrétienne. Même si la presse générale appuyait généralement ces réformes, en 1969, aucun parti ne pouvait espérer de réel bénéfice politique en prenant la défense de la communauté homosexuelle, qui vivait à l’époque dans l’ombre.

En fait, l’intention de Trudeau était de mettre fin à des procédures irrationnelles, plutôt que de soutenir les homosexuels en tant que groupe, ce que les critiques conservateurs l’accusaient justement de faire.

Le chef de l’opposition, John Diefenbaker, a clairement exprimé sa désapprobation devant l’approche de Trudeau : [TRADUCTION] « Nous vivons à une époque où tout devient permis. Certains disent qu’il n’y a pas de Dieu, que chaque homme devrait pouvoir vivre comme il l’entend, dans la mesure où il le fait en privé. À ce que je sache, les Écritures n’ont jamais appuyé ce genre de philosophie. »

Après 1969, l’acte de grossière indécence demeure une infraction criminelle, et le restera même après l’introduction en 1982 de la Charte canadienne des droits et libertés. Son application est cependant limitée; seuls les lieux considérés publics par la police (un concept élastique s’il en est) continuaient d’être sous surveillance – la plupart du temps.

Il y avait d’autres limites au libéralisme de la réforme de 1969. Une de ces limites, qui suscita peu d’intérêt à l’époque, était l’âge du consentement entre adultes de même sexe, soit vingt et un ans, comme l’âge ouvrant droit au vote. En comparaison, l’âge du consentement pour des relations hétérosexuelles était de quatorze ou seize ans, selon les circonstances, conformément à ce qui se faisait en Grande-Bretagne, où l’âge du consentement ne fut harmonisé qu’en l’an 2000.

Au Canada, l’âge auquel une personne est jugée en mesure de consentir à une relation sexuelle a fluctué à la hausse et à la baisse, mais surtout à la hausse. Depuis un peu plus d’un siècle, alors que l’âge du consentement était fixé à douze ans, la tendance générale est à la hausse. En 2008, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a relevé l’âge général du consentement de quatorze à seize ans, une décision décriée par les experts en éducation sexuelle et des pratiques sexuelles sécuritaires. Mais même en 2008, l’âge du consentement pour une relation anale hors du mariage est demeuré à dix-huit ans.

Pour des raisons évidentes, l’âge du consentement est difficile à réglementer. Et pourtant, l’obligation d’avoir dix-huit ans pour être en mesure de consentir à un acte sexuel qui est très fréquent chez les hommes gays donnait des munitions à la police pour porter des accusations.

Le projet de loi de Trudeau recevra la sanction royale le 27 juin 1969. Par une étrange coïncidence historique, il deviendra une loi un jour avant les émeutes de Stonewall, qui suivirent un raid policier particulièrement vicieux dans un établissement gay de New York. Les émeutes de Stonewall sont généralement reconnues comme le point marquant la naissance du mouvement des droits des gays et lesbiennes de l’ère moderne. (C’est pourquoi la Journée de la fierté est célébrée dans la plupart des villes d’Amérique du Nord, incluant Toronto et Vancouver, la fin de semaine la plus proche du 28 juin).

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que des gays et lesbiennes, clamant ouvertement leur identité, commencent à se faire entendre dans la société canadienne, notamment grâce au magazine torontois de renommée internationale, The Body Politic, mais également à la formation du comité pour le respect de la vie privée de Toronto et la coalition pour les droits des gays en Ontario.

Alors que le mouvement prend forme, les limites du Code criminel de 1969 commencent à attirer l’attention. En 1978, dans le cadre de réformes visant à instaurer des mesures plus sévères contre les hommes homosexuels violents, la Commission de réforme du droit du Canada, un comité spécialisé créé par Trudeau lui-même, propose d’annuler entièrement les dispositions relatives à la grossière indécence.

Peu après, en 1981 et 1982, un mouvement dirigé par le comité pour le respect de la vie privée, entre autres, exerce des pressions sur le gouvernement fédéral afin de faire retirer du Code criminel les dispositions concernant la grossière indécence et la bougrerie.

Au cours de ce processus, les activistes soulèvent également la question de l’âge du consentement, qui n’était pas encore harmonisé; cependant, certains d’entre eux croient qu’en raison de l’opprobre social que suscite la pédophilie, il serait peu judicieux de pousser en ce sens.

De toute façon, les pressions du comité échoueront. Ce n’est qu’en 1985, après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés, que les délits de bougrerie et d’indécence seront annulés.

Néanmoins, les lois discriminatoires continuent d’avoir la vie dure. Des hommes simplement coupables d’avoir eu des relations homosexuelles consensuelles, et qui avaient été accusés à une époque antérieure, se languissaient encore dans les prisons canadiennes. En 2015, un leader reconnu de la communauté LGBT de Toronto (lesbienne, gay, bisexuel et transgenre), le révérend Brent Hawkes, fut accusé par la police de la Nouvelle-Écosse de grossière indécence et d’agression indécente supposément commise dans les années 1970.

Ils alléguèrent en fait que la relation sexuelle entre Hawkes et un homme de seize ans s’était déroulée en présence d’un autre jeune homme - une situation qui était encore considérée comme un acte criminel même après 1969, car la présence de trois personnes dans une chambre à coucher rendait la relation sexuelle illégale. Même si Hawkes sera plus tard acquitté, le prix qu’il devra payer demeure un puissant rappel que les réformes de Trudeau, même si elles étaient courageuses à l’époque, ne se sont pas traduites par un sentiment d’égalité et de liberté pour tous.

Et pourtant, il faut bien reconnaître que les modifications apportées par Trudeau aux dispositions antihomosexualité du Code criminel étaient réellement courageuses. L’idée de Diefenbaker selon laquelle la loi devait imposer une moralité chrétienne rigide sur ce qui constitue le bon et le mauvais sexe était partagée par de nombreux Canadiens, et il n’existait aucun mouvement de défense des gays et lesbiennes digne de ce nom en 1968 ou 1969 pour encourager le gouvernement à assouplir les lois.

La décriminalisation des relations homosexuelles il y a cinquante ans demeure un mythe simpliste, et il faut bien avouer que la discrimination envers les gays se poursuit, encore à ce jour. Mais on peut affirmer que la longue lutte qui a mené à l’autorisation du mariage entre personnes de même sexe et qui a permis à la plupart des membres de la communauté LGBT de vivre une vie normale a bel et bien débuté en 1969.

Mariana Valverde a pris part aux mouvements politiques gays et féministes de Toronto vers la fin des années 1970. Son premier ouvrage, intitulé Sex, Power and Pleasure (1985), a été écrit pour le public, mais la plupart de ses publications subséquentes sont de nature savante. Elle a écrit sept livres et est membre de la Société royale du Canada.

Cet article est paru dans le numéro juin-juillet 2019 du magazine Canada’s History.

Relié à Politique et droit