Une pêche contestée

Pendant des siècles, les mers au large de la côte atlantique du Canada ont été le théâtre de conflits liés à la pêche qui ont abouti à une querelle internationale majeure.
par Victor Rabinovitch Mis en ligne le 3 mars 2025

30 mars 1989 : deux signatures sur deux documents diplomatiques et une couverture médiatique limitée. C’est ainsi que prendra fin, discrètement, des années d’affrontements, de diplomatie en coulisses, d’arrestations en mer et même de comparutions de pêcheurs et d’hommes politiques devant les tribunaux. Cette entente marque également la fin d’un privilège vieux de près de trois cents ans qui conférait à la France un statut particulier dans les eaux riches de l’île de Terre-Neuve et du golfe du Saint-Laurent, privilège dont aucun autre pays ne bénéficiait. 

Cette signature intervient après une intense période de conflits sur la pêche et les frontières, qui a débuté en 1986, et qui a donné lieu à une impasse internationale et provoqué un conflit fédéral-provincial que les intervenants ont comparé à une « crise constitutionnelle ». Tout cela rappelle que l’ancien statut de colonie du Canada pouvait encore jeter de l’ombrage sur les relations nationales et internationales. 

Les origines de cette histoire sont profondément ancrées dans l’histoire maritime, à commencer par les expéditions de pêche des flottes européennes dans les années 1500. Ses dimensions juridiques remontent au Traité d’Utrecht de 1713, en vertu duquel la Grande-Bretagne victorieuse contraint la France à se retirer de nombreux avant-postes d’Amérique du Nord. La France renonce à ses prétentions sur Terre-Neuve et la Nouvelle-Écosse continentale (Acadie), mais ses négociateurs parviennent à conserver le « droit de prendre du poisson et de le faire sécher à terre » le long d’une partie des côtes de Terre-Neuve. Cette concession britannique apparemment mineure, prévue à l’article 13 du Traité, aura des répercussions importantes sur Terre-Neuve pendant des siècles. 

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Les négociateurs français d’Utrecht ont deux objectifs. D’une part, ils veulent avoir accès aux zones de pêche à la morue, très lucrative, autour de Terre-Neuve, ainsi qu’aux zones de débarquement pour le salage et le séchage. D’autre part, ils souhaitent continuer à utiliser les expéditions de pêche transatlantiques pour former les marins de leur marine. Les navires britanniques étant également présents dans ces zones privilégiées, les conflits sont inévitables car les pêcheurs ciblent les mêmes eaux et les mêmes côtes. 

À la fin de la guerre de Sept Ans, en 1763, les relations en matière de pêche deviennent plus conflictuelles. La Grande-Bretagne a pris le contrôle de la Nouvelle-France en vertu du Traité de Paris, mais les navires français ont été autorisés à poursuivre leurs activités de pêche dans les eaux côtières de leur ancienne colonie. Ces droits sont même renforcés lorsque la Grande-Bretagne donne à la France les petites îles de Saint-Pierre-et-Miquelon « pour servir de refuge » aux navires en provenance d’Europe, ce qui constitue une « commodité pour la pêche ». 

Une tendance se dessine. La France s’attache à préserver ses intérêts maritimes dans l’Atlantique, arguant que ses droits subsistent malgré les défaites militaires. En revanche, la Grande-Bretagne se concentre sur le développement de ses intérêts coloniaux terrestres, même si la pêche est également importante. 

La partie de la côte de Terre-Neuve utilisée par les pêcheurs français est connue sous le nom de « French Shore » (ou « Treaty Shore »). Elle s’étend du cap Bonavista, à l’est, à la Pointe Riche, au nord-ouest de l’île, bordant des zones de pêche qui regorgent de morue, de saumon, de homard et d’autres espèces. La région devient rapidement le théâtre de graves tensions. Les colons de Terre-Neuve exigent que les sujets britanniques soient autorisés à accéder à toutes les parties de l’île pour pêcher en même temps que les équipages français venus d’Europe. La France, quant à elle, insiste sur le fait que ses pêcheurs ont des droits exclusifs, issus d’un traité, sur la terre et sur l’eau. Cette situation est propice aux affrontements violents. 

La Grande‑Bretagne rejette les prétentions françaises à des droits côtiers exclusifs, renforçant occasionnellement sa souveraineté en saisissant des fournitures et des installations. Néanmoins, en 1783, dans le cadre du Traité de Versailles qui reconnaît les États-Unis, la Grande-Bretagne déplace les limites des « French Shore » vers l’ouest et le sud afin de limiter les contacts entre pêcheurs concurrents. La Grande-Bretagne promet également d’éviter d’interférer avec les activités de pêche françaises. Grâce à sa ténacité, à l’opportunité et à la clarté de ses objectifs, la France réussit à nouveau à protéger ses intérêts de pêche dans l’Atlantique.

Les conflits larvés se poursuivent tout au long du XIXe siècle. La flotte française métropolitaine (basée en Europe), qui part chaque année des ports européens, adopte de nouvelles technologies qui engendrent une demande accrue en appâts et fournitures, souvent achetés aux fournisseurs de Terre-Neuve. Les goélettes transatlantiques de plus grande taille remplacent les navires plus petits. Dans les années 1850, on estime que deux cents goélettes françaises, avec environ quatre mille pêcheurs, utilisent Saint-Pierre-et-Miquelon comme base estivale. 

De nombreux habitants de Terre-Neuve se plaignent de la concurrence déloyale des pêcheries françaises, favorisées par des primes ou des subventions. La situation est une « source constante de risque et d’anxiété », selon Lord Lansdowne, ministre britannique des Affaires étrangères au début du XXe siècle et ancien gouverneur général du Canada. Il cite sept tentatives de négociation entre 1844 et 1901, mais aucune n’aboutira avant l’entrée en jeu d’impératifs politiques plus larges. 

En 1904, les diplomates britanniques et français concluent une alliance pour contrer la montée en puissance de l’Allemagne. L’Entente cordiale qui en résulte règle diverses revendications impériales en Égypte, au Siam, au Maroc et dans d’autres régions d’Afrique. Le conflit complexe de Terre-Neuve, dans lequel la France veut conserver l’accès à la pêche pour sa flotte métropolitaine, constitue l’une des pièces de l’échiquier mondial. Pour leur part, les Britanniques veulent mettre fin à l’anomalie que constituent les privilèges français sur les côtes de l’ouest de Terre-Neuve. 

On trouvera un compromis lors de la Convention de Londres, dans le cadre de l’entente élargie. La France accepte de ne plus utiliser les terres du « French Shore ». (Ce n’est pas un grand sacrifice, car les pêcheurs français n’utilisent presque plus les côtes pour leurs activités de pêche). En contrepartie, la Grande-Bretagne autorise la France à continuer à pêcher dans les eaux côtières proches de l’ancien French Shore, « au même titre que les sujets britanniques ». Le premier ministre de Terre-Neuve, Sir Robert Bond, fait partie de l’équipe de négociation britannique. S’exprimant en termes élogieux sur ce résultat, il prédit que la côte occidentale de l’île prospérera et que cette avancée « effacera effectivement de notre souvenir ce qui a été une malédiction pour ce pays.... ». La description par Bond des « humiliations et souffrances » du passé souligne à quel point les conflits du French Shore ont influencé la psyché politique de Terre-Neuve, colorant même les confrontations qui éclateront dans les années 1980. 

L’équilibre trouvé en 1904 entre les intérêts de Terre-Neuve et la distante flotte de pêcheurs français ne sera pas permanent. Au cours du XXe siècle, les grands chalutiers à vapeur de la France métropolitaine remplacent les anciennes goélettes françaises sur les Grands Bancs, ce qui accroît la pression sur les stocks de poissons. Par contraste, la pêche locale à Terre-Neuve repose toujours sur des navires côtiers opérant dans les eaux côtières. Cette flotte, qui représente la plus grande partie de l’économie monétaire du sud et de l’ouest de Terre-Neuve, est essentielle pour des milliers de personnes. 

Les pressions politiques et sociales s’accentuent également, les économies de Terre-Neuve et de Saint-Pierre étant durement touchées par la Grande Dépression. Mais alors que les îles françaises peuvent compter sur le soutien de la France continentale, Terre-Neuve ne bénéficie pas de tels appuis. En 1934, le Dominion de Terre-Neuve est effectivement en faillite. À la suite de troubles civils et d’une enquête spéciale, son corps législatif est remplacé par une « Commission de gouvernement » nommée par la Grande-Bretagne. Après la Seconde Guerre mondiale et une période de turbulences politiques, Terre-Neuve vote en faveur de l’entrée dans la Confédération avec le Canada. Ainsi, en 1949, le Canada accueille sa dixième province et hérite également des accords de pêche déjà conclus avec les diplomates britanniques. 

De profonds changements dans la technologie des navires, les connaissances scientifiques et le droit international transformeront les pêcheries mondiales à partir des années 1950. Le Canada est profondément affecté par les flottes de pêche étrangères en eaux lointaines, qui utilisent principalement des chalutiers congélateurs géants, décriés comme des « aspirateurs des mers ». La pêche en dehors des trois milles nautiques (5,6 kilomètres) de la mer territoriale du Canada se transforme en une course incontrôlée à la récolte maximale. Les stocks de poissons sont pillés, ce qui entraînera une réduction des prises par les navires côtiers et une crise dans les communautés côtières de l’Atlantique. 

Par nécessité, le Canada devient un leader mondial en matière de conservation de la ressource. D’autres pays sont confrontés à des défis similaires et un consensus se dégage lentement sur une nouvelle approche mondiale, qui aboutira à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Dans le cadre de cette transformation du droit maritime, le Canada, comme de nombreux autres pays, étend sa mer territoriale de trois à douze milles nautiques (22,2 kilomètres) en 1970. Un an plus tard, le Canada annonce son intention de mettre fin à la pêche étrangère dans la mer territoriale élargie et dans le golfe du Saint-Laurent. Les flottes de pêche en eaux lointaines qui opéraient dans le golfe — du Royaume-Uni, de la Norvège, de l’Espagne, du Danemark et du Portugal — se voient accorder un délai de trois ans en moyenne pour mettre fin à leurs activités. Seule une flotte est traitée différemment, celle de la France métropolitaine. 

Tous les experts canadiens ne sont pas convaincus que la France doit bénéficier d’un statut spécial; certains font valoir que le concept juridique de « changement fondamental de circonstances » rend caducs les accords de pêche antérieurs. Mais le gouvernement fédéral a pris de l’avance en ce qui concerne une zone frontalière sensible au large du sud de Terre-Neuve. Les îles Saint-Pierre‑et-Miquelon, bien que minuscules, pourraient être utilisées par la France à l’avenir pour revendiquer une vaste zone maritime chevauchant celle du Canada. Il en résulterait des revendications frontalières conflictuelles, qui toucheraient à la fois la gestion de la pêche et la prospection d’hydrocarbures tels que le pétrole et le gaz. Pour le Canada, la négociation d’un accord sur les frontières est une priorité stratégique. 

Les discussions sur les frontières avec la France sont lancées, mais aboutissent rapidement à une impasse; en revanche, les discussions sur la pêche sont plus fructueuses. La principale demande de la France – faisant  écho à trois siècles d’expérience – vise à assurer la « stabilité » des zones de pêche du Canada, en particulier pour la flotte basée en Europe. Le Canada déclare qu’il pourrait lui accorder certains privilèges de pêche, à condition que la France fasse des progrès significatifs dans les négociations sur les frontières. Ce raisonnement conduit à l’accord de pêche Canada-France de 1972, qui est d’une importance capitale. 

Tous les engagements antérieurs négociés par les Britanniques en matière de pêche sont remplacés par l’accord de 1972. Les ressortissants français sont autorisés à pêcher dans la zone canadienne, mais sont désormais soumis aux règles et aux quotas fixés par le Canada, qui tient compte des captures antérieures. Les navires de la France métropolitaine bénéficient d’une période supplémentaire de quinze ans dans le golfe du Saint-Laurent. En vertu de l’article 4 de l’accord, les pêcheurs locaux des deux pays peuvent bénéficier de « la situation particulière de Saint-Pierre‑et‑Miquelon » et avoir un accès réciproque à leurs zones respectives. (Cette disposition est plus importante pour les navires français, car les Canadiens pêchent rarement à proximité de Saint-Pierre). Une ligne de démarcation est tracée entre le sud de Terre-Neuve et les îles françaises pour diviser leurs mers territoriales de douze milles qui se chevauchent. 

Cinq ans plus tard, en 1977, en vertu des nouvelles règles de la Convention sur le droit de la mer, le Canada et la France proclament leurs zones exclusives de deux cents milles nautiques (370 kilomètres). Les revendications se chevauchent alors entre Terre-Neuve et Saint-Pierre et créent une zone marine contestée, réclamée par les deux pays. Les problèmes paraissent inévitables, mais ils semblent encore gérables dans le cadre de l’accord de pêche de 1972. 

Au Canada, même si la pêche étrangère à grande échelle a été réduite dans la nouvelle zone exclusive de 200 milles, des craintes subsistent quant à son impact sur la conservation de la ressource après des décennies d’exploitation excessive. Ces craintes prennent souvent la forme de conflits communautaires entre les petits navires côtiers et les grands navires hauturiers. Les conflits locaux sur les quotas s’ajoutent à une série de faillites qui touchent de nombreux propriétaires de navires et entreprises de transformation, et ces difficultés nationales constitueront la toile de fond des problèmes émergents avec la France. 

Au début des années 80, les relations internationales en matière de pêche naviguent en eaux troubles. En théorie, la situation avec la France aurait dû être stable. Ses navires métropolitains jouissent d’une importante allocation de morue dans le golfe du Saint-Laurent, qui doit durer jusqu’en 1986. La France dispose également d’un quota de morue (ou cabillaud) dans la zone riche du sud de Terre-Neuve. Cependant, des rumeurs circulent dans le secteur de la pêche selon lesquels les navires français ne déclarent pas leurs prises avec exactitude. On dit que les capitaines des navires sous-déclarent régulièrement leurs prises, profitant d’un affaiblissement de l’application de la réglementation en raison du conflit frontalier. 

Comme ces rumeurs persistent, des experts canadiens entreprennent un examen spécial des données scientifiques qui diffèrent des déclarations de captures déposées par les exploitants de navires. Cet examen révèle un schéma de surpêche systématique : les prises françaises ont largement dépassé leurs quotas chaque année de 1982 à 1985, atteignant près de cinq fois leur part traditionnelle, et sont presque entièrement effectuées par les grands chalutiers de la flotte hauturière française. Au cours de ces mêmes années, les captures nationales canadiennes, soumises à des contrôles stricts en mer et dans les ports, sont restées stables. 

S’ouvre alors le chapitre le plus difficile des relations entre les pêcheries et les frontières. En janvier 1986, une note diplomatique canadienne adressée à la France accuse la flotte française d’avoir « dépassé à plusieurs reprises » ses quotas de morue au sud de Terre-Neuve. Tout en utilisant le langage poli des relations internationales, le Canada avertit la flotte qu’elle doit respecter les limites de capture pendant la saison de pêche 1986. 

En mars, la France répond par une note diplomatique et une délégation se rend à Ottawa pour exposer la position du pays. La France indique qu’elle adopte ses propres règles de conservation et ses propres quotas car sa frontière maritime revendiquée, qui comprend la zone contestée, englobe une grande partie de la zone de pêche effective. De plus, avec la fin imminente de l’accès de ses navires métropolitains au golfe du Saint-Laurent, la France fait valoir qu’elle a droit à une compensation sous forme de quotas de morue ailleurs dans les eaux canadiennes. 

Pour le Canada, les positions françaises sont extrêmes et contredisent des éléments clés de l’accord de pêche de 1972. Dans sa réponse, le Canada maintient qu’il n’y aura pas de compensation pour les chalutiers métropolitains et affirme que si la France augmente ses prises dans la zone contestée, cela constituera une surpêche inacceptable. Toutefois, dans le cadre d’un accord sur les frontières, le Canada déclare qu’il envisagerait des quotas de morue pour les navires de Saint-Pierre‑et‑Miquelon et qu’il pourrait également consentir des allocations d’autres types de poissons (moins précieux que la morue) pour les navires métropolitains. C’est l’impasse. 

En 1987, les esprits s’échauffent. La France se plaint que les allocations de poisson réduites accordées par le Canada ne sont pas suffisantes. Le Canada répond que la flotte métropolitaine a déjà bénéficié de quinze années supplémentaires de pêche à la morue dans le golfe du Saint-Laurent – ce privilège unique est désormais révolu, mais d’autres quotas de pêche attribués dans les eaux canadiennes pour 1987 garantissent une certaine stabilité aux navires autorisés à opérer cette année-là. Enfin, dans un geste de bon voisinage, le Canada offre un quota de morue à plusieurs chalutiers de Saint-Pierre-et-Miquelon. 

La France respectera-t-elle les quotas attribués par le Canada en 1987? Ou bien fixera-t-elle ses propres limites, affirmant que sa flotte peut opérer librement dans la zone contestée? Et la France acceptera-t-elle maintenant une résolution rapide du différend frontalier? Il s’agit là de questions difficiles aux implications nombreuses et déterminantes. 

Les tensions explosent le 24 janvier 1987, lors d’un épisode que John Crosbie, éminent dirigeant politique de Terre-Neuve, décrira comme « l’une des pires crises de ma carrière ». Deux fonctionnaires canadiens viennent de rentrer d’une mission secrète à Paris, sur instruction du cabinet du premier ministre, dans le but d’obtenir de la France qu’elle s’engage à arbitrer le différend frontalier. À cette fin, ils promettent des allocations spéciales à la flotte métropolitaine française à partir du stock sensible de morue du Nord du Canada. La nouvelle de cette offre déclenche une véritable tempête. 

On ignore ce que les ministres fédéraux savaient déjà de la mission à Paris. M. Crosbie, alors ministre des Transports, le plus haut placé pour la région de l’Atlantique, déclare qu’il n’a pas été informé. Tom Siddon, ministre fédéral des Pêches, se serait opposé à l’offre de morue du Nord, mais son opposition aurait été écartée. Les conseillers industriels et provinciaux, qui sont normalement bien informés, déclarent qu’ils ont été pris au dépourvu. 

C’est le premier ministre de Terre-Neuve, Brian Peckford, qui manifeste le plus bruyamment son opposition. « Apparemment, lorsque la France brandit ses épées, le Canada plie les genoux », a-t-il déclaré. M. Peckford s’en prend à la promesse d’un quota de morue du Nord, ce stock étant situé loin de la zone contestée et ne faisant pas partie du schéma de pêche traditionnel de la France. Il regrette également que la province n’ait pas été consultée. Bien que sa rhétorique soit extrême, ses critiques sont fondées. 

Les attaques politiques se poursuivent sans relâche. Un débat d’urgence est prévu à la Chambre des communes. Les premiers ministres du pays, convoqués à la demande de Peckford, expriment leur solidarité, quoique sans grande conviction. Une puissante campagne médiatique est menée à travers Terre-Neuve et les Maritimes. Le vice-premier ministre Don Mazankowski téléphone à Peckford pour s’excuser d’avoir exclu Terre-Neuve de la réunion de Paris. 

Il existe à Terre-Neuve une tradition de rhétorique politique sans équivalent. Elle peut être majestueuse, peignant des images de familles laborieuses luttant dans un environnement impitoyable. Peckford a l’air d’un prophète biblique lorsqu’il exprime sa vision d’une vie meilleure : « Un jour, le soleil brillera et il n’y aura plus de pauvres ». Lui et d’autres méprisent le dernier accord français. Les politiciens et les diplomates d’Ottawa leur ont parus faibles et naïfs. 

Crosbie est scandalisé par l’insensibilité avec laquelle les négociations ont été menées et par l’impression que la France a floué le Canada. Le premier ministre Brian Mulroney, de retour d’Afrique, répond par des excuses écrites et une déclaration d’intention claire. « Les intérêts canadiens, et non les relations avec la France, sont notre considération primordiale », affirme M. Mulroney. 

Après avoir reçu ces assurances, Crosbie mène une contre-attaque nationale, visant à regagner la crédibilité du gouvernement fédéral – et la sienne. Crosbie est partout, répondant à Peckford et à d’autres critiques, aidé par une petite équipe qui fait le point avec les ministres, les gens d’affaires et les médias. En tant que haut fonctionnaire responsable des négociations et de l’application des lois relatives à la pêche, j’ai baigné dans ce climat survolté jour et nuit, pendant les trois années qui ont suivi, avec une équipe exceptionnelle de fonctionnaires et de collègues. Ce fut une expérience exaltante, complexe et exigeante pour chacun d’entre nous. 

L’ardent leadership de Crosbie réussit à atténuer les critiques. Mais, ironiquement, c’est la France qui donne au gouvernement fédéral l’occasion de montrer une nouvelle force. Les navires français ont rapidement repris leurs permis de 1987, mais n’ont pas cessé de pêcher après avoir atteint leurs quotas canadiens. Au lieu de cela, ils ont navigué dans la zone contestée, où le Canada ne pouvait pas appliquer ses règles de conservation, et ont recommencé à pêcher. Il s’agit là d’une surpêche flagrante. 

L’ambiance à Ottawa est sombre. La réponse du gouvernement est directe et sans ambiguïté : le 17 mars 1987, les ports du Canada sont fermés à tous les navires de pêche français. La zone canadienne au sud de Terre-Neuve, qui contient les meilleures zones de pêche, est déclarée interdite, même aux petits bateaux de pêche de l’île voisine de Saint-Pierre. Ces mesures sont d’une gravité exceptionnelle. « Vous n’avez pas respecté nos engagements : comme vous n’avez pas respecté nos quotas, vous ne pêcherez pas dans nos eaux et n’utiliserez pas nos ports ». 

Traditionnellement, c’était la France qui posait les exigences, tenait bon et menaçait le Canada avec succès. Mais aujourd’hui, c’est le Canada qui ne bronche pas et qui dispose d’un moyen de pression important. Les dirigeants politiques de Saint-Pierre-et-Miquelon, présents à l’Assemblée nationale à Paris, se plaignent d’être punis à cause des actions de la flotte métropolitaine française. Pendant ce temps, les travailleurs des îles françaises boycottent les navires métropolitains. 

L’impasse se poursuit pendant l’été. Le 30 août, lors d’une réunion informelle avec le premier ministre français Jacques Chirac, Mulroney déclare que le Canada nommera un nouveau négociateur en chef chargé de la sortie de crise. Yves Fortier, éminent avocat montréalais et ami proche de Mulroney, entre en scène. 

Certains membres de l’équipe canadienne craignent qu’une solution ne soit trouvée possiblement en troquant des quotas de pêche contre d’autres intérêts nationaux. Mais c’est le contraire qui se produit. Fortier, le nouveau négociateur en chef du Canada, se montre stratégique et énergique. À la fin de l’année 1987, après deux nouveaux cycles de négociations, les Français annoncent qu’ils suspendent les pourparlers et proposent l’arbitrage obligatoire d’une tierce partie sur les quotas. 

La partie canadienne avait anticipé cette stratégie. Fortier et une équipe d’experts juridiques de la pêche et des affaires extérieures préparent une réponse qui est approuvée par un comité spécial du cabinet fédéral et qui comporte des dimensions juridiques et opérationnelles : les frontières et les pêcheries ne seront pas séparées. L’arbitrage sur la taille des quotas de pêche sera lié à la résolution du conflit frontalier. La capacité de pêche de la zone de chaque pays ne sera connue que lorsque la question de la frontière maritime sera réglée. En outre, la France ayant choisi de rompre les négociations, les précédentes offres de quotas du Canada sont retirées. La France ne pourra plus pêcher dans les eaux canadiennes. 

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Au début de l’année 1988, les deux pays rivalisent pour affirmer leur autorité. Le Canada reste ferme, refusant d’allouer le moindre poisson. La France déclare qu’elle fixera ses propres quotas de morue et qu’elle autorisera ses navires à naviguer dans la zone contestée. Le Canada brandit alors sa menace juridique la plus sérieuse : si les négociations restent au point mort, le Canada envisagera de suspendre l’accord de 1972. Cette option a l’effet d’une bombe nucléaire : elle menace d’anéantir le traité bilatéral de pêche qui est au cœur des intérêts français. 

Après plusieurs autres échanges entre les premiers ministres des deux pays, et après l’entrée en scène d’un nouveau négociateur en chef pour la France, des discussions informelles ont lieu. Entre-temps, les navires français ne sont pas autorisés à retourner dans les eaux ou les ports du Canada. « La position du Canada n’a pas changé. Il n’y aura pas de pêche française », déclare M. Crosbie avec le soutien d’autres ministres. 

Les conseillers terre-neuviens se méfient de la reprise des discussions officielles et cherchent à être présents le plus possible à toutes les réunions. Les enjeux sont considérables : soixante‑douze communautés de la côte sud, représentant une population d’environ quatre-vingt mille personnes, dépendent de la pêche et n’ont pas d’autres sources de revenus. La population de Saint-Pierre-et-Miquelon est beaucoup moins nombreuse, mais ses représentants sont également de plus en plus méfiants et frustrés. En guise de protestation, ils organisent une manifestation symbolique dans la zone canadienne à bord d’un chalutier historique offert par l’ancien président français Charles de Gaulle. 

Au cours des six premiers mois de l’année suivante, les deux négociateurs en chef tiennent de nombreuses réunions non médiatisées, à New York, Londres, Paris et Montréal. Très peu de fonctionnaires les accompagnent, généralement un ou deux seulement. Ils échangent des idées sur la mise en place d’un arbitrage international concernant la frontière et discutent de nouvelles données scientifiques sur la surpêche de la morue. Le Canada explique les mesures supplémentaires qu’il a prises pour contrôler la pêche, y compris des réductions importantes des captures autorisées de morue. Bien que la réponse officielle de la France soit sceptique, les Français reconnaissent que des restrictions similaires devraient s’appliquer à leurs navires si la pêche reprenait. 

En novembre, les deux parties conviennent d’entamer une médiation non contraignante sur les quotas. Le médiateur Enrique Iglesias, président très respecté de la Banque interaméricaine de développement, entendra les deux parties et les encouragera à trouver une voie de passage, mais il ne soumettra pas de rapport écrit. 

Au début de l’année 1989, alors que la deuxième année commence sans quotas canadiens ni accès aux ports pour les navires français, il est clair que les deux pays sont prêts à régler les questions de frontière et de pêche. Des avancées s’annoncent, favorisées par le bon sens du médiateur et des négociateurs. 

Deux accords connexes prennent forme. En ce qui concerne la question des frontières, un tribunal ad hoc composé de cinq juristes internationaux sera saisi de l’affaire. Pour ce qui est de la pêche, une petite quantité de morue du Nord sera ajoutée à l’offre initiale du Canada, et des procédures de conservation plus strictes – impliquant la présence d’observateurs à bord, la déclaration fréquente des captures et le contrôle des licences – garantiront le respect de l’accord. 

Le 30 mars 1989, le Canada et la France signent deux documents juridiques sur les différends qui les opposent. Les ministres canadiens soulignent que les accords permettront de contrôler la surpêche, avec une réduction significative des prises françaises. Un tribunal international des frontières sera créé, dont les travaux ne devraient durer que trois ans. « Nous avons atteint nos principaux objectifs », a déclaré M. Crosbie. 

Comme prévu, le nouveau premier ministre de Terre-Neuve, Tom Rideout, en pleine campagne électorale, critique les accords et les qualifie de « totalement inacceptables ». Les libéraux fédéraux de l’opposition dénoncent un « gouvernement canadien faible et larmoyant ». En France, cependant, l’accord est attaqué comme étant trop favorable au Canada. « Une fois de plus, nous avons été trompés », déclare le président de la plus grande société de pêche de Saint-Malo, en France. Il ajoutera  : « le Canada a sacrifié les pêcheurs français ». 

Mais où se trouve la vérité? Chez les observateurs avertis, l’accord est considéré comme un compromis acceptable pour atteindre des objectifs stratégiques – même si personne au Canada n’aime l’idée que la France obtienne un quota temporaire de morue du Nord. « C’est un mal à court terme pour un gain à long terme », déclare le porte-parole de National Sea Products, la plus grande société de pêche du Canada à l’époque. Le commentateur bien informé Jeffrey Simpson note que « le Canada a maintenant obtenu de la France qu’elle accepte un arbitrage contraignant » et déclare que cela en aura valu le prix. Le ministre fédéral des Pêches, Tom Siddon, évoque en privé une perspective à long terme qui s’est révélée prémonitoire. En effet, il avait alors déclaré que les accords « nous ont permis de tourner une page d’histoire ». 

Après trois années de controverse, il n’y a aucun appétit politique pour une grande cérémonie de signature. Les deux négociateurs en chef ont accepté d’autres responsabilités et l’agenda politique du Canada est encombré par des questions complexes telles que l’accord de libre-échange avec les États-Unis et l’accord constitutionnel du lac Meech. Même dans le domaine de la pêche, il n’y a guère de temps pour souffler, car les conflits avec l’Espagne, le Portugal et la Communauté européenne concernant la surpêche s’aggravent. 

Le différend frontalier est sur le point d’être soumis à une cour d’arbitrage contraignante à New York. Les deux pays présenteront des arguments fondés sur des précédents juridiques, l’histoire économique et les principes du droit de la mer. Tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agit là d’une meilleure façon de résoudre les différends que les menaces de représailles commerciales ou les guerres de la morue. 

Le 10 juin 1992, le tribunal rend sa décision concernant la frontière. La France obtient une zone de 3 600 milles nautiques carrés (12 350 kilomètres carrés), soit un modeste cinquième de sa revendication. La nouvelle zone française s’étend sur vingt-quatre milles marins (44,4 kilomètres) au sud et à l’ouest des îles et comprend un corridor d’environ dix milles marins (18,5 kilomètres) de large s’étendant au sud sur deux cents milles marins (370 kilomètres). Cette zone française limitée reflète la position du Canada en tant que principal État côtier. Les eaux canadiennes abritent également environ 90 % des stocks de poissons résidents, notamment la morue. Seule exception, environ la moitié du stock local de pétoncles  se trouve dans la zone française. 

Après la décision sur la frontière, la transition vers les nouvelles zones maritimes se révèle difficile, marquée par des protestations et l’arrestation de travailleurs de la pêche des deux pays. Cependant, à la fin de 1994, un accord de dix ans est négocié pour officialiser les relations régionales entre Saint-Pierre et les communautés canadiennes voisines. Cet accord conduit à une plus grande stabilité, à des accords de pêche réciproques et à une coopération dans d’autres domaines économiques. 

Les problèmes actuels dans l’Atlantique vont bien au-delà des relations entre le Canada et la France. De nombreux stocks de poissons sont encore désespérément affaiblis, notamment la morue très prisée des Grands Bancs et du golfe du Saint-Laurent. Le moratoire sur la pêche commerciale dirigée, imposé en 1992, n’a été que partiellement levé. Entre-temps, l’exploration des hydrocarbures se poursuit. Néanmoins, les conflits maritimes entre le Canada et la France qui ont marqué le passé sont aujourd’hui en grande partie réglés – du moins, autant que l’on puisse espérer après un conflit tumultueux sur les frontières et la pêche. 

Cet article est paru dans le numéro August-September 2019 du magazine Canada’s History.

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