Faire sa propre culture

Cultiver du tabac en Alberta? Le peuple nomade des Pieds-Noirs l’a fait dans cet endroit inhabituel bien avant le contact avec les Européens. Qui plus est, le castor a étonnamment eu un rôle à jouer dans toute cette histoire.

Écrit par Graham Chandler

Mis en ligne le 9 mai 2016

Un frais matin d’octobre 1754, Anthony Henday a rencontré quelques éclaireurs des Pieds-Noirs dans les collines près de l’actuelle ville de Lethbridge, en Alberta. Dans le décor rouge et jaune de l’automne, il s’est assis pour fumer avec eux. Deux semaines plus tard, il a visité leur camp pour discuter de commerce. Conformément à la coutume, il s’est de nouveau assis pour fumer avant d’entamer toute négociation, mais, cette fois-ci, il a fumé avec des aînés.

M. Henday a offert aux aînés de son tabac préféré. Les chefs ont toutefois préféré utiliser le leur. « Mon tabac les laisse indifférents », a écrit plus tard M. Henday dans son journal. C’était un sentiment réciproque comme il n’avait pas plus d’intérêt pour le leur qu’il qualifiait de « crottin de cheval séché ».

Dix-huit ans plus tard, Matthew Cocking, un autre commerçant, se trouvait dans les mêmes collines lorsqu’un de ses guides cris a découvert une plantation de tabac. «Les Autochtones m’ont montré une plantation de tabac d’environ 100 mètres de longueur sur cinq mètres de largeur. Elle appartenait aux Pieds-Noirs. Une rangée de peupliers la protégeait des vents du nord et une crête surélevée de ceux du sud », a écrit M. Cocking.

« Par ces lignes, Matthew Cocking est devenu la première personne à consigner la culture du tabac telle qu’elle était faite par les Pieds-Noirs. »

Et heureusement qu’il l’a fait comme quelques générations plus tard, vers 1800, les Pieds-Noirs avaient abandonné leurs plantations de tabac et adopté les mélanges de tabac européens des intrus.

Fumer le tabac faisait depuis longtemps partie des rituels et du spiritisme des Pieds-Noirs qui avaient acquis les connaissances spécialisées nécessaires pour réussir à cultiver plusieurs espèces de tabac sur des terres trop hostiles pour qu’elles y poussent naturellement. Les connaissances ont été transmises par traditions orales dans le cadre desquelles les sociétés de tabac, généralement formées d’aînés spécialistes des rituels complexes de la culture du tabac, jouaient un rôle essentiel.

« Les sociétés de tabac étaient en fait des associations horticoles », explique Eldon Yellowhorn, professeur adjoint d’archéologie à l’Université Simon Fraser et lui-même membre de la nation des Pieds-Noirs. « Comme l’ont fait les gens pour les roses ou les orchidées, les sociétés de tabac préservaient les données écologiques requises pour cultiver avec succès le tabac. »

Bien qu’on stigmatise aujourd’hui l’utilisation du tabac, M. Yellowhorn affirme que « dans la société traditionnelle des Pieds-Noirs, il était plutôt bien vu de fumer ». D’autres herbes étaient déjà fumées à des fins rituelles avant que le tabac n’apparaisse sur les plaines du nord, vers 1200 après J.-C. Les Pieds-Noirs avaient donc le bagage culturel nécessaire pour accepter ce produit.

« La pratique existait sur les plaines du nord depuis au moins 3 500 ans », ajoute le professeur adjoint citant la découverte par l’archéologue John Brumley, en 1973, d’une pipe de pierre sur le site Cactus Flower, dans le sud de l’Alberta. « Les Pieds-Noirs fumaient probablement un mélange de busseroles [plus tard connues sous le nom de kinnikinnick] et de cambium [écorce interne] de cornouiller stolonifère dans une pipe en pierre. »

Selon M. Yellowhorn, l’intégration de la culture du tabac au système culturel des Pieds-Noirs leur a donné accès à une nouvelle herbe qui a sûrement amélioré le goût des mélanges à fumer.

Fumer jouait d’abord un rôle cérémonial, mais « j’imagine que dans leur temps libre, les gens se détendaient et fumaient un coup », affirme M. Yellowhorn. « Dans les rituels, la fumée du tabac représente un esprit comme dans le mythe de la création où c’est le souffle de Napi [le créateur mythique des Pieds-Noirs] – on le voit vraiment. Voilà les liens avec le geste de fumer. C’est une manifestation physique de l’esprit. »

Bien que les sociétés de tabac des Pieds-Noirs aient utilisé les mythes et les cérémonies afin de donner un sens au travail en lui accordant une fonction spirituelle, le lien spirituel n’était pas l’unique objectif de la culture du tabac qui était aussi probablement distribué par les sociétés à des fins médicinales.

« Des remèdes étaient fabriqués à partir des racines et des fleurs de tabac, et les feuilles servaient aux infusions à mettre sur les plaies », explique M. Yellowhorn. «Le tabac était même probablement fumé à des fins médicinales comme il­ endort les nerfs. »

La primauté du tabac chez les Pieds-Noirs a donné lieu à des rites et à des cérémonies intenses pour chaque étape de la culture, de l’ensemencement à la récolte. Les détails précis de la culture du tabac étaient jalousement gardés par les sociétés pour assurer le succès des plantations. Les sociétés réglementaient également le commerce du tabac puisque c’était l’un des principaux éléments du ballot de remèdes qui contenait de nombreux articles avec une signification spirituelle.

Dans les « Anthropological Papers of the American Museum of Natural History » (1911), Clark Wissler a décrit les ballots, encore une pierre angulaire de la spiritualité des Pieds-Noirs, comme la « vie sociale des Pieds-Noirs ».

M. Wissler a écrit qu’il existe de nombreux types de ballots et que la plupart contiennent du tabac. Les ballots n’étaient ouverts que pour les raisons les plus impérieuses comme appeler le bison, faire la danse du soleil ou planter du tabac. Pour les sociétés de tabac, le plus important ballot était le ballot en peau de castor où il y avait tous les objets sacrés nécessaires aux rituels pour planter le tabac.

Selon M. Wissler, les ballots en peau de castor renfermaient une multitude d’objets comme des peaux de castors; une pipe; des graines et des sachets de tabac; des côtes, des sabots et des queues de bison; des bâtons fouisseurs; ainsi que des peaux de rats musqués et de beaucoup d’autres animaux et oiseaux. Parmi les accessoires, il y avait du foin d’odeur, des racines de panais pour la purification, des peintures noires et rouges, des hochets, des peaux crues et des bâtons pour compter les mois.

Tout le ballot était emballé dans une peau d’élan tannée et conservé à l’arrière du tipi sur un pare-flèche rempli de viandes et d’un sac de baies séchées. C’est à la femme du propriétaire que revenait la responsabilité de s’occuper du ballot.

En plantant le tabac, il fallait entonner les chants rituels associés à diverses peaux animales1. Pendant la cérémonie, il fallait aussi danser, se purifier et se peindre le visage. En tout, il y avait environ 400 chansons accompagnées uniquement du son de hochets frappant le cuir.

Voici quelques paroles de chansons sur le tabac : « J’aimerais avoir des graines de tabac. Ô puissant tabac… J’aimerais avoir des graines de tabac. C’est bon pour moi. Ô puissant tabac… Les feuilles sont bonnes pour moi. Ô puissant tabac… Le vieil homme a dit ‘Allons par ici’ [vers le lieu de la plantation]… »

C’est ainsi que commençait le rituel d’ensemencement du tabac. Il n’existe aucune description de l’observation de ce rituel par un Occidental, mais M. Wissler a consigné des renseignements qui lui ont été fournis par des Pieds-Noirs.

Ceux qui gardaient les ballots en peau de castor, les « hommes-castors », organisaient une danse et un festin de quatre jours et ils envoyaient « huit jeunes hommes célibataires ramasser des excréments de cerf, d’antilope et de mouflon parce que ces animaux courent vite et que, donc, le tabac allait pousser vite ». Les excréments étaient écrasés avec des baies et des feuilles de tabac sur lesquelles on déposait les graines avec de l’eau2. Tous les semeurs, des hommes et des femmes, recevaient un peu du mélange. On brûlait ensuite des broussailles sur la plantation. Parfois, on utilisait des branches de saule pour mélanger les cendres avec la terre3.

Après le feu, des bâtons fouisseurs ou des houes faites d’omoplates de bisons étaient utilisés pour « creuser des rangées de trous de deux pouces de profondeur et d’un mètre de distance. Les graines étaient mises dans les trous et pour les recouvrir de terre les enfants les piétinaient en courant à quatre reprises », a rapporté M. Wissler4. « Aucun enfant ne doit tomber en courant faute de quoi la malchance suivra ».

Après avoir semé les graines, des chants particuliers sont entonnés et quatre feux de purification sont allumés, un à chaque coin de la plantation. Tout le groupe se prépare ensuite à quitter le camp au printemps pour chasser et faire la cueillette pendant l’été.

Le groupe doit camper à quatre endroits différents de plus en plus éloignés de la plantation pendant qu’un peuple de « petites personnes » mythiques s’occupe de la culture du tabac. « Certains disent que les graines sont en fait ces petites personnes elles-mêmes », a écrit M. Wissler. « Il ne faut jamais essayer de voir les petites personnes comme ceux qui les voient mourront5.

Au quatrième campement, les femmes fabriquent de minuscules mocassins d’environ cinq centimètres de long ainsi que des sacs de nourriture d’environ sept centimètres pour le petit peuple. Le groupe passe le reste de l’été à chasser et à faire la cueillette.

Il n’existe aucune preuve archéologique de l’existence des plantations de tabac des Pieds-Noirs, mais des graines carbonisées ont été trouvées à de nombreux endroits le long de la rivière Missouri, notamment au site de Travis dans le centre-nord du Dakota du Sud. Ces endroits ont été cultivés pour la première fois il y a environ mille ans.

En effet, on pense que les cérémonies et les méthodes de culture des sociétés de tabac des Pieds-Noirs pourraient découler de celles utilisées par les Crow de la région du Missouri. « Les Crow ont une longue tradition de culture du tabac », explique M. Yellowhorn. « Les Pieds-Noirs ont adopté un certain nombre de leurs rites, de leurs connaissances et de leurs coutumes liés aux plantes pour cultiver le tabac dans leurs sociétés. »

Des descriptions de la cérémonie du tabac chez les Crow ont été consignées par l’anthropologue Robert Lowie et publiées dans les « Anthropological Papers of the American Museum of Natural History » en 1919.

M. Lowie a noté qu’à l’époque, les Crow, contrairement aux Pieds-Noirs, plantaient encore leur propre tabac à des fins cérémonielles. Il a aussi noté que bien que les rituels des Crow fussent un peu différents, les Pieds-Noirs et les Sarsis étaient les seules autres tribus à avoir encore des cérémonies pour planter le tabac.

En ce qui a trait à la culture, certaines différences découlent peut-être du fait que les Crow du Missouri avaient un souci de moins que les Pieds-Noirs dont le territoire était situé à l’extrémité nord de la zone de culture du tabac. La croissance des plantes était donc toujours menacée par un gel meurtrier, mais, comme l’explique M. Yellowhorn, c’est à ce moment que le castor intervient…

Outre l’apport mythique de la toute première graine de tabac, le castor, avec son mode de vie aquatique, jouait un rôle important pour assurer le succès de la culture du tabac; il communiquait de l’information cruciale pour déterminer où et quand planter les graines.

« … le castor, avec son mode de vie aquatique, jouait un rôle important pour assurer le succès de la culture du tabac; il communiquait de l’information cruciale pour déterminer où et quand planter les graines. »

Sur les plaines, l’habitat du castor se limite aux vallées boisées où les nappes d’eau près de la surface du sol favorisent une végétation luxuriante et ligneuse, notamment composée de trembles et de peupliers. C’est également dans un tel environnement que la culture du tabac est optimale, et il ne devient alors plus nécessaire de rester sur place pour l’irrigation.

Les castors préfèrent les chenaux de renvois d’eau qui débordent périodiquement et forment des dépôts de loams sableux bien asséchés propices à la culture du tabac. De plus, le couvert forestier près des rivages crée un microclimat localisé qui protège les jeunes pousses contre les gelées ou blizzards soudains de la fin du printemps.

Lorsque le temps se refroidit, l’eau libère une chaleur latente qui isole les nouvelles plantes. « L’écologie du castor correspondait donc parfaitement à celle du tabac », déclare M. Yellowhorn.

Pour réussir la culture, il fallait une sorte de calendrier fiable. M. Wissler a noté que des séries de bâtons étaient utilisées pour compter les jours. « Ils affirmaient que la lune était visible pendant 26 jours et invisible pendant quatre jours pour un total de 30 jours », a-t-il écrit.

D’après M. Yellowhorn, les calculs auraient été très près de la lunaison moderne établie à 29,53 jours. Leur compte à rebours des sept lunes de l’hiver commençait lorsque les feuilles devenaient jaunes. Comme sept lunes de 29,53 jours s’écoulent avant l’équinoxe du printemps, la dernière nouvelle lune hivernale fait son apparition vers la mi-avril et c’est à ce moment que débute la planification des cérémonies d’ensemencement.

Les observations de M. Wissler indiquent que lorsque la bande prenait le chemin du retour à l’automne, quatre jeunes hommes partaient d’avance. Chacun d’eux se rendait à l’un des quatre coins de la plantation pour y retirer une vigne de tabac et la rapporter au campement d’approche pour que les hommes-castors (société de tabac) l’inspectent. Satisfaite, la bande regagnait le camp pour un festin de quatre jours. Les hommes-castors procédaient ensuite à la récolte, au séchage et à la coupe du tabac afin de l’entreposer pour l’hiver.

Aujourd’hui, bon nombre des rituels d’ensemencement et de récolte sont encore exécutés et considérés comme sacrés par les sociétés de tabac même s’ils ne servent plus à des fins pratiques. Les ballots contiennent du tabac dans des tubes ou des contenants et non plus en feuilles. Selon la tradition, les rencontres avec les Pieds-Noirs commencent encore en fumant du tabac. Lorsque le calumet sacré est sorti et que les ballots en peau de castor sont ouverts au son du premier coup de tonnerre du printemps, les personnes présentes reçoivent du tabac.

« La distribution de tabac aux personnes présentes est une communion essentielle entre hôte et invités », déclare M. Yellowhorn. Anthony Henday et Matthew Cocking seraient sans doute eux-mêmes d’accord, et ce peu importe le goût du tabac.

Notes de bas de page

1. Explications d’Eldon Yellowhorn : « Il y a une chanson pour chacun des animaux et les peaux qui sont dans le ballot servent d’aide-mémoire pour les chansons. Beaucoup des peaux d’oiseaux appartiennent à des oiseaux qui migrent vers les plaines du nord au printemps; cette saison est importante à l’ouverture du ballot. À mon avis, il y a un lien avec les types d’animaux qui hibernent et reprennent leurs activités par la suite. »

2. D’un point de vue pratique, bien entendu, il n’est pas nécessaire que ce soit expressément du crottin de cerf, d’antilope ou de mouflon comme les excréments servaient simplement d’engrais pour la culture du tabac.

3. Explication de cette étape par Eldon Yellowhorn : « L’enveloppe qui entoure la graine de tabac doit être retirée et les cendres aident à le faire. »

4. Ce rituel tire possiblement son origine du besoin de tasser légèrement le sol après avoir semé les graines.

5. Cette croyance est peut-être née pour dissuader quiconque de piller la plantation.

Graham Chandler est un écrivain de Calgary. Cet article a d’abord été publié dans l’édition de février-mars 2005 du magazine The Beaver.

Cet article est aussi offert en anglais.

Et cetera

The Glenbow Museum. The Story of the Blackfoot People: Nitsitapiisinni, Richmond Hill, Ontario, Firefly Books, 2013.

Wissler, Clark et Duvall, D.C. Mythology of the Blackfoot Indians, Lincoln, Nebraska, University of Nebraska Press, 1995.

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