Un secret funeste
Ivan Sabourin, en traversant la frontière entre le Québec et l’État de New York, transporte une morbide cargaison. Dans le coffre de sa voiture se trouvent plusieurs des poumons de travailleurs des mines d’amiante, prélevés illégalement.
Le corpulent avocat n’est pas à l’aise avec cette mission, mais en tant que conseiller principal de la puissante industrie de l’amiante au Québec, il en sait trop pour se retirer du dossier.
Vers le milieu des années 1940, Ivan Sabourin traversé plusieurs fois la frontière pour se rendre au laboratoire Saranac dans l’État de New York, afin d’y déposer des échantillons qui feraient éventuellement la preuve des effets carcinogènes de l’amiante.
Ce constat est un secret bien gardé de l’industrie de l’amiante. Ses cadres supérieurs cachent la preuve pour éviter que les travailleurs ne réclament une indemnisation.
Le laboratoire, situé en plein cœur des montagnes Adirondack, près des eaux cristallines du lac Saranac, est un endroit peu indiqué pour une telle entreprise de camouflage industriel.
Même s’il compte parmi ses chercheurs des sommités mondiales dans le domaine des maladies pulmonaires, les activités du laboratoire sont gravement compromises par sa dépendance au financement de l’industrie. Au cours des années suivantes, les lames incriminantes accumulent la poussière dans un dossier soigneusement dissimulé et intitulé « travailleurs de l’amiante du Québec ».
Elles resteront cachées jusqu’à ce qu’un universitaire sud-africain, Gerrit Schepers, visite le laboratoire comme stagiaire en 1949. Aujourd’hui âgé de 96 ans et résidant en Virginie, Schepers se souvient d’être tombé sur des données troublantes en parcourant les dossiers du laboratoire.
Neuf mineurs sont identifiés comme souffrant d’un cancer des poumons, et deux autres d’un mésothéliome, un cancer plus rare, mais plus mortel. Un autre dossier contient les lames de onze souris exposées à la poussière d’amiante – elles révèlent que neuf de ces souris sont atteintes de cancer.
Les données cachées sont une véritable bombe politique. Au Québec, les tensions sont palpables, alors que les travailleurs des mines d’amiante francophones commencent à se rebeller contre leurs patrons américains et anglo-canadiens, détestés de longue date.
Le mouvement de révolte culmine avec la grève de l’amiante de 1949, un conflit acrimonieux concentré dans la ville minière d’Asbestos et ses environs. Avisés que le produit qu’ils extraient les mène à la mort, les mineurs demandent, entre autres, que l’amiantose (lésions pulmonaires causées par l’exposition aux fibres d’amiante) soit reconnue comme une maladie professionnelle.
La grève est essentiellement une tentative des mineurs pour reprendre le contrôle de leur corps. Au début de l’année 1949, le journal Le Devoir de Montréal avertit les travailleurs que les compagnies leur ont menti au sujet de leur santé. Le journaliste Burton LeDoux compare l’amiantose à une araignée qui tisse sa toile mortelle autour des poumons des victimes, les étouffant petit à petit. Il compare les villes minières du Québec aux camps de concentration.
Schepers n’est pas au courant du conflit qui rage au nord de la frontière lorsqu’il fait sa découverte. Il est troublé par le fait que les données de recherche soient restées cachées. Diplômé de la New York University, M. Schepers était également en mission commandée du gouvernement d’Afrique du Sud, pour vérifier si le chrysotile, ou amiante blanc, causait le cancer.
Il s’était déjà informé auprès du Dr Arthur Vorwald, directeur de recherche du laboratoire, à savoir si des études avaient été effectuées dans ce domaine. On lui a répondu « qu’aucune recherche n’a été réalisée, envisagée, ni même jugée nécessaire ». Cette réponse lui met la puce à l’oreille. Selon Schepers, le directeur du laboratoire, chez qui il résidait, n’était qu’une marionnette agissant pour le compte de l’industrie.
Schepers n’est pas étranger à la malfaisance de l’industrie. Reconnu comme l’un des grands scientifiques de sa génération, il s’était porté à la défense des droits des mineurs dans les premiers jours du régime d’apartheid en Afrique du Sud.
Alors qu’il travaillait comme inspecteur médical du gouvernement au début de 1949, il a été témoin des conditions lamentables dans lesquelles les mineurs noirs extrayaient la mortelle amosite, ou amiante brun, dans le nord est du Transvaal. Il se souvient que les mineurs tombaient malades rapidement et ne pouvaient travailler que quelques années.
Dans un rapport, il décrit des jeunes garçons noirs forcés de piétiner l’amiante dans de grands sacs, « sous l’œil implacable d’un superviseur costaud armé d’un grand fouet ». Les rayons X réalisés par l’équipe médicale de Schepers montrent que plusieurs travailleurs sont atteints d’amiantose avant même d’avoir atteint l’âge de 12 ans.
Après trois semaines à Saranac, Schepers est envoyé au Québec afin d’approfondir les recherches du Dr Anthony Lanza, son superviseur académique à la New York University. Il se retrouve à Asbestos, où l’on trouvait à l’époque la plus grosse mine d’amiante à ciel ouvert au monde, exploitée par la Johns Manville Corporation, basée aux États-Unis.
Même si, après la grève, on tente d’introduire des mesures de contrôle des poussières, il constate que les médecins de l’industrie atténuent constamment les risques, attribuant l’incidence de cette maladie pulmonaire au tabagisme.
Pour comble d’insulte, les médecins attribuent les problèmes de santé des mineurs à l’infériorité génétique des Canadiens-Français.
« Ainsi, ces stupides petits Français mouraient avant leur temps », se souvient-il.
« C’était la même attitude en Afrique du Sud. Combien de fois ai-je entendu que les mines étaient sécuritaires et que c’était la faute de ces noirs, qui avaient les poumons trop faibles et faisaient honte à l’industrie en mourant prématurément ».
Inquiet, Schepers s’en ouvre à deux médecins de l’entreprise — Kenneth Smith et Paul Cartier, directeurs des cliniques Johns Manville à Asbestos et dans la ville voisine de Thetford Mines — à propos des dossiers de Saranac.
Les deux se disent étonnés. Il semblerait que les résultats de laboratoire aient été directement envoyés à Sabourin, l’avocat de la compagnie, qui envoyait les échantillons de l’autre côté de la frontière en cachette. Les médecins confirment qu’ils ont été gardés dans l’ignorance.
Sabourin, pour sa part, fait preuve d’une candeur désarmante quant au rôle qu’il a joué dans le transport « confidentiel » des échantillons des travailleurs et à sa connaissance des cas de cancer chez des mineurs partis à la retraite.
Lors d’une récente entrevue réalisée chez lui, en Virginie, Schepers évoque une conversation qu’il a eue avec Sabourin en 1949.
Lors d’un repas dans un restaurant local, Schepers confronte Sabourin. Selon Schepers, la conversation s’est déroulée comme suit :
« Pourquoi faites-vous cela? Pourquoi vous opposez-vous aux droits des travailleurs des mines d’amiante de réclamer une indemnisation lorsqu’ils apprennent que leurs poumons sont finis? », demande Schepers.
« Parce que je suis payé pour le faire », répond Sabourin.
« Alors, vous êtes en train de me dire que vous êtes un escroc? »
« C’est exact », rétorque Sabourin.
« J’ai déjà vu cette situation se produire, poursuit Schepers. J’ai travaillé dans les hôpitaux et j’ai vu les familles s’enfoncer dans la pauvreté après avoir enterré leurs pourvoyeurs. Comment pouvez-vous être aussi impitoyable? Je sais que vous êtes catholique. Votre foi vous oblige à aider votre prochain s’il tombe. Pas à l’écraser! Vous devez lui tendre la main et l’aider à se relever ».
« Je vais à la messe tous les dimanches et je fais mes prières le soir, réplique Sabourin. Je ne peux pas défaire ce que j’ai fait ».
Sabourin, mort en 1978, était un « criminel sympathique » qui en avait lourd sur la conscience, explique Schepers. Il était un homme de la compagnie, mais également un Québécois avec de fortes tendances nationalistes conservatrices qui « éprouvait de l’empathie pour ses concitoyens » et se plaignait de n’avoir pas fait pour ses compatriotes canadiens-français ce que Schepers avait fait pour les Noirs d’Afrique du Sud.
« Cette déclaration m’a troublée, car je me demandais comment il avait pris connaissance de nos travaux en Afrique du Sud », mentionne Schepers, qui, à titre de fonctionnaire, devait signer des documents selon lesquels toute fuite d’information sur ses recherches sur l’amiante pouvait mener à une peine de prison.
Après trois semaines à Québec, Schepers retourna dans l’État de New York, où une véritable tempête l’attendait. Le Dr Vorwald le réprimanda furieusement pour avoir discuté des données du laboratoire Saranac avec les médecins de la compagnie et Sabourin.
Il explique qu’il a été semoncé pour avoir laissé un « étranger » voir ces données sensibles. En pleine tourmente, les lames avaient été retirées des dossiers du laboratoire.
Schepers ne perd pas une minute et monte un dossier incriminant pour le gouvernement d’Afrique du Sud, qu’il se dépêche d’envoyer secrètement à Pretoria.
« Mon rapport indique qu’il est évident que l’industrie n’a pas toute l’information, qu’elle ne fait aucun effort pour l’obtenir, et que les preuves du contraire sont camouflées dans les archives du laboratoire Saranac », affirme Schepers.
Il ajoute qu’un « intermédiaire », élément délétère, a détourné l’information.
Par la suite, à sa grande surprise, Lanza, son superviseur académique, lui demande de soumettre une thèse pour compléter son cours, une exigence qui ne lui avait jamais été communiquée. Ce qu’il fit, en reprenant les observations contenues dans son rapport destiné au gouvernement d’Afrique du Sud.
Lanza, qui en plus d’être directeur de l’institut de médecine industrielle à la NYU, était consultant médical pour la Johns Manville Corporation, convoqua Schepers à une rencontre avec Vandiver Brown, le vice-président et avocat en chef de Johns Manville, qui l’attendait de pied ferme.
Brown, personnage bouillant et impétueux, s’en prit à Schepers, lui demandant de retirer sa thèse immédiatement. Ce dernier lui répondit calmement, en indiquant qu’il ne pouvait pas se rétracter puisque son rapport avait déjà été envoyé à Pretoria.
Brown retomba sans son fauteuil. « Je voyais qu’il était clairement sous le choc », mentionne Schepers.
« Je lui ai expliqué que je n’étais pas qu’un étudiant à l’université, mais également un fonctionnaire du gouvernement d’Afrique du Sud… le vieux avait l’air si furieux qu’il semblait physiquement malade ».
Brown s’envola immédiatement vers l’Afrique du Sud pour tenter de contenir la situation. Ignoré par les fonctionnaires du ministère des mines, il tenta, sans succès, de se faire entendre par le premier ministre.
Ayant échoué sa mission, il se retira tout de suite après en Écosse, où il se fit très discret, jusqu’à ce que l’avocat d’une victime le retrouve (apparemment frappé d’incapacité mentale), au début des années 1980. Il est mort depuis.
Schepers pour sa part retourna en Afrique du Sud, où il se retrouva au cœur d’un nœud de vipères. Ses patrons, avec lesquels il avait déjà croisé le fer au sujet des indemnisations à verser aux mineurs malades, firent « disparaître » son rapport. Il continua néanmoins d’exiger des réformes en s’alliant avec le principal syndicat des mineurs de son pays contre le gouvernement.
Son activisme atteint son point culminant alors qu’il témoigne dans le cadre d’une commission d’enquête. Ce témoignage aurait certainement mis fin à sa carrière s’il n’avait pas été rappelé par le laboratoire Saranac en 1954 pour remplacer le Dr Vorwald en tant que directeur de la recherche.
D’importants changements avaient été apportés au laboratoire. Lanza, l’ancien superviseur de Schepers, avait été nommé au conseil d’administration de la Fondation Trudeau, qui supervisait le laboratoire.
Le fait qu’il ait proposé Schepers pour remplacer Vorwald a sans doute été motivé par son aversion personnelle pour ce dernier, selon Barry Castleman, auteur de Asbestos: Medical and Legal Aspects.
L’industrie de l’amiante était en mode « contrôle des dommages », publiant une étude où l’on évoquait les lames d’échantillons cancéreux des travailleurs des mines d’amiante du Québec. L’industrie jugeait sans doute utile de mettre Schepers de son côté.
Quelles qu’aient été les raisons de son embauche, Schepers mit au jour l’histoire derrière les échantillons incriminants des mineurs québécois. L’étude avait été réalisée par le Dr Leroy Gardner, un ancien directeur de la recherche. Gardner savait qu’il avait découvert quelque chose et voulait se libérer des liens qui l’attachaient aux donateurs du laboratoire, notamment le lobby de l’amiante.
Gardner tenta, sans succès, d’obtenir un financement public qui lui aurait permis d’approfondir ses recherches et de publier librement ses observations. Il mourut en 1946, avant d’avoir eu la chance de publier ses travaux.
En 1952, Lanza demande à Vorwald de poursuivre les recherches de Gardner. Les résultats de Vorwald étaient peut-être identiques à ceux de Gardner, mais ils ne furent jamais publiés.
Vorwald quitta le laboratoire pour fonder le département des sciences de la santé et de la sécurité au travail de la Detroit’s Wayne State University, qu’il présida pendant les 14 années suivantes. Il devint un expert renommé pour l’industrie de l’amiante, appelé à témoigner lors de procès.
Pendant ce temps, Schepers le franc-tireur quitta son poste de directeur de la recherche après trois ans, suite à des différends avec le conseil d’administration au sujet de l’orientation future du laboratoire. Il devint un adversaire du Dr Vorwald lors des nombreux procès liés à l’amiante intentés contre l’industrie et qui entraînèrent pratiquement la faillite de la Lloyds of London dans les années 1980.
Schepers travailla pour des cabinets d’avocat représentant les travailleurs malades et les familles des défunts. Il se souvient que Vorwald, aujourd’hui décédé, se présentait toujours en cour habillé de noir avec un haut de forme.
« Les avocats qui l’engageaient étaient fous de joie lorsqu’il témoignait pour eux, car il avait la voix et le ton d’un prêtre prononçant son sermon », ajoute-t-il.
Même si elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a déjà été, l’industrie survit. Au début des années 1980, après la faillite de la Johns Manville Corporation, le gouvernement du Québec nationalisa l’industrie, qui bénéficie toujours d’un soutien fédéral et provincial.
Malgré le fait que la communauté médicale mondiale ait condamné l’amiante, la province continue de vendre de l’amiante chrysotile aux pays en voie de développement, qui ne sont pas en mesure de faire appliquer des règlements rigoureux en matière de santé et de sécurité pour protéger les travailleurs.
La grève de l’amiante de 1949 est devenue un symbole de l’identité distincte de la province, un soulèvement contre les maîtres anglophones qui annonçait la Révolution tranquille et les débuts du séparatisme québécois.
L’amiante et ses dangers
L’amiante, une fibre minérale naturelle qui résiste à la chaleur et à de nombreux produits chimiques, était employée par les Grecs de l’Antiquité. Les esclaves qui tissaient des vêtements en amiante à l’épreuve du feu, développaient une « maladie des poumons ».
L’utilisation de l’amiante diminue au Moyen-Âge, mais cette fibre connaît un regain de popularité lors de la révolution industrielle pour isoler des conduites d’acier, des fours, des chaudières et d’autres appareils exposés à une forte chaleur.
Au tournant du 20e siècle, des études réalisées aux États-Unis montrent que les travailleurs des villes minières qui extraient l’amiante meurent à très jeune âge.
En 1924, un médecin britannique nomme « amiantose » la maladie pulmonaire chronique qui emporte un mineur de 33 ans. Il constate que des particules d’amiante s’étaient logées dans les poumons du travailleur. Ce cas donne lieu à une série d’études montrant que 25 % des travailleurs des mines d’amiante britanniques sont atteints d’une maladie pulmonaire.
En 1931, la Grande-Bretagne adopte une loi visant à accroître la ventilation dans les lieux de travail où l’on extrait l’amiante et fait de l’amiantose une maladie professionnelle.
En 1929–1930, une étude du département d’hygiène industrielle de l’Université McGill commanditée par une compagnie d’assurance révèle que 42 travailleurs de l’amiante sur 200 sont atteints d’amiantose. Les résultats ne seront jamais publiés.
Dans les années 1930, des revues médicales de renom relient l’amiante à un type de cancer, le mésothéliome, qui attaque souvent la paroi interne des poumons.
Vers les années 1960, des études épidémiologiques établissent que les travailleurs de l’amiante accusent des taux de cancer anormalement élevés. Et pourtant, le recours à l’amiante pour des milliers de produits, incluant des isolants, des garnitures de frein et des textiles, continue de croître jusqu’au milieu des années 1970.
Encore aujourd’hui, il n’existe aucun remède ou traitement efficace contre l’amiantose. Le mésothéliome demeure rare, mais comme il n’est détecté que très tard, la survie suite à un diagnostic de ce type de cancer n’est que d’un ou deux ans.
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