Un journal qui dérange
17 mars 1810, ville de Québec
Gabriel et son père profitent du redoux de cet après-midi de mars pour marcher tranquillement dans le faubourg Saint- Roch.
— Je te le dis, mon garçon, il y a tellement d’ouvrage au chantier naval que si tu voulais, tu pourrais quitter l’école pour venir travailler avec moi.
— C’est gentil, mais j’aime apprendre de nouvelles choses. J’espère que ça ne te dérange pas.
Son père éclate de rire et lui enlève sa tuque pour lui ébouriffer les cheveux. Ils se chamaillent gentiment tout en marchant.
En tournant sur la rue Saint-François, ils voient un groupe de soldats entrer dans un bâtiment un peu plus loin. Curieux, ils s’approchent.
Ils entendent alors des cris en anglais, ainsi qu’un homme qui répond en français d’une voix forte.
Lorsqu’ils arrivent à proximité de l’édifice, Gabriel constate qu’il s’agit d’une imprimerie. Sur la façade, on peut lire l’inscription « L’Imprimerie canadienne ». Un soldat anglais jaillit du bâtiment, les bras encombrés de feuilles dont certaines s’échappent et volent doucement dans la brise.
— J’ai l’impression que Charles est dans le trouble, murmure son père.
Gabriel le voit serrer les poings et il s’approche de lui, soudainement inquiet.
— Qui?
— Charles Lefrançois, le propriétaire de l’imprimerie.
Comme pour lui donner raison, deux soldats sortent du bâtiment en tenant fermement un homme portant un tablier de cuir. Ses doigts tachés d’encre trahissent son métier. Le père de Gabriel s’avance de quelques pas, mais un troisième militaire, qu’ils n’avaient pas remarqué, s’interpose pour lui bloquer le chemin.
— Qu’est-ce que vous faites avec lui? Vous n’avez pas le droit de l’arrêter, il a des droits!
Le soldat grimace, comme s’il avait mordu dans un citron, mais il répond tout de même, avec un accent anglais prononcé.
— Nous agissons sur les ordres du gouverneur, Sir John Craig. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez accompagner Mister Lefrançois en prison.
La menace a pour effet de calmer le père de Gabriel. L’attitude méprisante du soldat déplaît au garçon. En fait, elle lui rappelle toutes les fois où ses parents parlaient d’humiliations faites par les Britanniques, alors qu’ils le pensaient endormi. Il se souvient encore de sa mère, en pleurs, qui expliquait qu’un commerçant avait refusé de la servir sous prétexte qu’elle parlait français. Il l’avait chassée de sa boutique devant tout le monde.
C’est donc dans un silence morose qu’ils regardent les soldats sortir du matériel d’imprimerie du local, placer le tout dans une charrette tirée par deux chevaux, puis partir tranquillement lorsqu’ils ont terminé. Gabriel remarque un morceau de métal qui brille au soleil. Il s’approche et récupère un caractère d’imprimerie, un « G » , qu’il met dans sa poche.
— Pourquoi ont-ils arrêté M Lefrançois? Et qu’est-ce qu’ils vont faire avec ses outils de travail?
— Le maudit gouverneur n’aime pas que Charles imprime un journal qui s’adresse aux Canadiens français.
— Je ne comprends pas!
Le père de Gabriel lui tape amicalement sur l’épaule.
— Rentrons. On sera plus à l’aise que je t’explique tout ça.
Arrivé à la maison, Gabriel s’installe à la table de la cuisine avec son père.
— Il y a à peu près six ans, des députés du Bas-Canada, anglophones et francophones, ont fondé un parti politique, le Parti canadien, pour essayer d’améliorer le gouvernement. L’année suivante, Pierre- Stanislas Bédard, le chef du Parti canadien, a fondé le journal Le Canadien pour s’opposer au Quebec Mercury, le journal des riches marchands britanniques. Tu me suis?
Gabriel hoche la tête, même si tout n’est pas complètement clair pour lui. Il a beau avoir 10 ans, la politique ne l’intéresse pas vraiment, contrairement à son père qui s’implique depuis des années.
— Il y a trois ans, c’est Charles Lefrançois qui est devenu l’imprimeur du journal. Charles est un ami que j’ai rencontré durant une assemblée citoyenne.
Cette fois, Gabriel comprend ce que son père veut dire.
— C’est pour ça que le gouverneur Craig l’a fait arrêter, pour l’empêcher d’imprimer Le Canadien?
Son père lui sourit.
— Exactement.
— Mais pourquoi veut-il faire ça?
— Parce que le journal, comme le Parti canadien, veut un gouvernement qui représente les Canadiens français et pas seulement les Britanniques. En plus, il critique le fait que les Britanniques empêchent les Canadiens français de faire partie du gouvernement et d'occuper de bons emplois. Le gouverneur Craig est d’accord avec les marchands. Donc, il n’aime pas être contredit par un journal, d'autant plus qu’il est francophone. Gabriel a la tête qui tourne, ça fait beaucoup d’information en même temps.
***
Quelques jours plus tard, le père de Gabriel revient à la maison, un journal froissé entre les mains. Ils s’assoit lourdement à table et fait signe à son fils de le rejoindre. Le garçon a peur que son père ait perdu son emploi. Il prend donc son courage à deux mains et interroge son père d’une petite voix.
— Qu’est-ce qui se passe?
— Le maudit gouverneur Craig a encore frappé!
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Hier, il a fait arrêter et emprisonner Pierre- Stanislas Bédard, François Blanchet et Jean- Thomas Taschereau, les propriétaires du journal. Ils sont accusés de trahison! C’est n’importe quoi!
Gabriel tente de rassurer son père.
— Je suis sûr qu’ils vont être libérés bientôt. Même le gouverneur doit respecter les lois. Mais au fond de lui, le garçon comprend que, pour les Canadiens français, la loi des Anglais est parfois injuste.
— Ils peuvent fermer notre journal, s'écrie son père en frappant du poing sur la table, mais ils ne nous feront pas taire! Gabriel est rassuré par les paroles de son père. Quand il sera grand, il veut faire de la politique lui aussi. Et peut-être même fonder sa propre imprimerie, pourquoi pas?
Nous avons inventé Gabriel et sa famille, mais les autres personnages ont tous existé.
Pierre-Stanislas Bédard faisait partie du groupe qui a lancé Le Canadien en 1806 dans le but de sensibiliser les Canadiens français à leurs droits, même sous le régime britannique.
Bédard et d'autres membres du Parti Canadien se sont battus pour protéger ces droits, souvent en s'opposant au gouverneur britannique, sir James Craig.
En mars 1810, fâché parce que le journal soutenait ouvertement un gouvernement représentant les francophones, Craig a envoyé des soldats. Ils ont arrêté et emprisonné les éditeurs du Canadien et saisi ses presses.
Le journal a toutefois repris ses activités plus tard et a été publié jusqu'en 1893.
— Dave Belcher
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