Dans mon autrefois
Lorsque mes parents ont déménagé dans une maison de retraite, j’ai été chargée de vider la maison de mon enfance. Je m’attendais à trouver les habituels tiroirs remplis de bibelots, mais j’ai été surprise de découvrir des objets qui me permettraient d’entamer mon prochain projet artistique et de mettre au point l’histoire de ma famille, que je trouvais floue. Des parties de notre histoire m’avaient été révélées par bribes dans des conversations que j’avais entendues dans mon enfance, mais on ne me l’avait jamais racontée directement. En vidant la maison, j’ai exhumé des objets, des documents et des photographies qui ont révélé les débuts du voyage de mes ancêtres, lorsqu’ils ont quitté leur petit village dans la région de Hoi Ping, en Chine, pour venir s’établir à Halifax.
Une découverte a revu le jour dans un coin du grenier : des sacs à linge de l’entreprise de mon grand-père, remplis de papier brun à rayures, utilisés pour emballer le linge propre dans des paquets bien proprets pour les clients. J’ai fait une autre découverte importante en dénichant le certificat de taxe d’entrée de mon grand-père, daté de 1917, c’est-à-dire une preuve de la taxe qui, à partir de 1885, était imposée exclusivement aux Chinois pour les dissuader de devenir citoyens canadiens, alors même que des milliers d’hommes chinois avaient mis leur vie en péril pour construire le chemin de fer du Canadien Pacifique. En discutant avec des proches et en retrouvant des documents écrits par mon père, j’ai appris que son grand-père, c’est-à-dire mon arrière-grand-père, avait également vécu au Canada et avait travaillé sur ledit chemin de fer. C’est là que l’idée que je me faisais de mon appartenance à la nation canadienne a basculé. Subitement, j’avais la preuve que, bien que mes frères et soeurs et moi-même soyons la première génération de ma famille qui soit née au Canada, notre patrimoine canadien remonte en fait à quatre générations.
Alors que la maladie d’Alzheimer de mon père s’aggravait, j’ai voulu saisir l’histoire familiale inconnue qu’il me restait. Ce besoin s’est animé d’une urgence encore plus aigüe après le décès de ma mère en 2022. Mes recherches se sont déroulées dans le cadre de ma pratique artistique et l’histoire s’est matérialisée au fur et à mesure que je dessinais les objets trouvés et les photographies sur le papier à lettres, le papier millimétré et le papier à lessive que j’avais trouvés dans la maison.
J’ai voulu raconter cette histoire visuellement, sous la forme d’une installation immersive : un montage de dessins, de photographies, d’animations et de sons associés aux objets trouvés. L’installation a été inaugurée le 13 mai au Musée de l’immigration du Quai 21 à Halifax. C’est un palimpseste visuel, les différentes parties de l’exposition vécues comme les chapitres d’un récit plus long. En voici quelques récits, photographies et dessins.
De Hoi Ping à Halifax
Mon arrière-grand-père, Reng En Lee, était un homme industrieux originaire d’un petit village situé près de la mer de Chine méridionale. Il était marchand ambulant. Il transportait ses marchandises dans deux paniers tressés accrochés à chaque extrémité d’une perche de bambou qu’il tenait en équilibre sur ses épaules. M. Fong, du village voisin, a reconnu que mon arrière-grand-père était un travailleur acharné et sincère. Cela l’a tellement impressionné qu’il lui a dit : « Vous devriez aller à la Montagne d’Or. » À la fin du XIXe siècle, c’est ainsi que les gens appelaient l’Amérique du Nord... pour ses promesses de richesse.
Mon arrière-grand-père a répondu : « Non, merci, je n’ai pas les moyens. » Mais M. Fong lui a dit : « Ne vous inquiétez pas, je vais vous aider. » Ce faisant, il lui a offert trois cents dollars canadiens pour payer un certificat d’immigration, la taxe d’entrée et les frais d’embarquement sur un bateau pour le Canada. Bref, Reng En Lee a été l’un des premiers habitants de son village de Long Tow à se rendre au Canada. Il a travaillé dur comme ouvrier dans les chemins de fer pour envoyer de l’argent à sa famille en Chine, avant de finalement y retourner lui-même.
En 1917, le fils de Reng En Lee, James Tue Lee, a embarqué sur l’Empress of Asia et a effectué le même voyage d’un mois, traversant l’océan Pacifique, pour continuer en train à travers le Canada jusqu’à Halifax. À l’âge de dix-sept ans, il a payé la taxe d’entrée de cinq cents dollars (l’équivalent de plus de dix mille dollars aujourd’hui) parce que, comme beaucoup d’émigrants chinois, il cherchait une vie meilleure pour sa future famille. À cette époque, de nombreux Chinois quittaient leur pays à cause de la guerre, de la famine et des inondations. L’année de l’arrivée de James Tue Lee, l’explosion d’Halifax a dévasté des quartiers entiers de la ville. Deux ans plus tard, des émeutes raciales contre les Chinois ont éclaté. Je me demande ce que mon grand-père pensait alors de sa décision de s’installer dans ce pays.
La blanchisserie Charlie Wah
A partir de 1927, mon grand-père James Tue Lee, avec deux autres hommes de son village, était propriétaire d’une blanchisserie sur la rue Barrington, à Halifax. Elle avait de grandes tables pour repasser les draps, une salle de séchage chaude aux murs recouverts de cèdre et une cuisine à l’arrière pour que les membres de la famille et les travailleurs puissent manger.
En 1920, mon grand-père est retourné en Chine pour se marier avec ma grand-mère, Hoi Lee. Or, en 1923, avant qu’elle ne puisse le rejoindre au Canada, le gouvernement fédéral a adopté la Loi sur l’immigration chinoise (connue officieusement sous le nom de « loi sur l’exclusion des Chinois »), qui interdisait à pratiquement tous les Chinois d’entrer au pays. Mon grand-père a travaillé dur pour économiser en vue des longs voyages aller-retour en Chine et ainsi voir sa femme. En 1925, leur première enfant est née. Elle s’appelait Hui Lan Lee, mais je l’ai connue plus tard sous le nom de tante Di Goo.
Une famille réunie
En 1947, la loi sur l’exclusion des Chinois a été levée. Enfin, vingt-sept ans après leur mariage, ma grandmère et mon grand-père ont pu être réunis. Leur fille, qui était alors une femme adulte, est restée en Chine. Mais ma grand-mère a emmené leur fils avec elle. C’était mon père, Chew Sen Lee, dont le prénom anglais était Fred.
J’ai découvert l’histoire d’immigration de mon père dans des souvenirs qu’il avait commencé à écrire : « Dans la vie de chacun, il y a des moments et des événements qui laissent des impressions inoubliables, a-t-il écrit. Le 16 août 1945, j’avais treize ans et j’étais debout avec une grande foule de gens de la campagne dans la petite ville de marché, écoutant l’annonce du directeur de l’école primaire, M. Kung Kai Ci. [Il] a dit : “Mes chers compatriotes, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Le Japon a capitulé lorsque les Américains ont largué deux bombes atomiques sur son sol, l’une à Hiroshima et l’autre à Nagasaki.” Le rétablissement de la communication entre mon père et moi a pu reprendre. Un peu plus de quatre ans après cette date, j’étais en route pour la Montagne d’Or, pour voir mon père et commencer une nouvelle vie.
« C’était le 8 janvier 1950. J’ai embarqué dans un avion North Star de la compagnie aérienne Canadien Pacifique avec ma mère [et] ma cousine Nancy Dai Sum, en direction du Canada. C’était un quadrimoteur à turbopropulseur qui devait faire une escale à Tokyo pendant la nuit et se ravitailler en carburant en Alaska avant d’atteindre Vancouver. C’était incroyablement cher. Un aller simple transpacifique par personne coûtait l’équivalent de six mois de salaire.
« En montant à bord de l’avion, j’étais très inquiet quant à sa sécurité. Mes paumes étaient mouillées. Je priais silencieusement pour que notre passage soit sûr. Après environ 90 minutes de vol, alors que nous survolions Taïwan, le commandant de bord a annoncé : “Nous retournons à Hong Kong en raison d’un problème de moteur.” J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu que l’une des quatre hélices ne fonctionnait pas. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie et je me suis demandé si je devais continuer mon voyage au Canada. En Alaska, j’ai vu de la neige pour la première fois. Ça avait l’air si pur, si blanc, si duveteux. J’étais impatient d’arriver au Canada et de jouer avec. J’ai changé d’avis très rapidement lorsque j’ai eu à m’en occuper pour de vrai. »
Bien que mon père ne parlait pas l’anglais lorsqu’il est arrivé à l’âge de 18 ans, il a étudié dur pour devenir ingénieur civil et a travaillé comme directeur de la circulation pour le ministère des Autoroutes de la Nouvelle-Écosse. Sa soeur aînée, ma tante Di Goo, n’est venue au Canada qu’en 1983, près de vingt ans après le décès de son père.
Se faire la cour par-delà l’océan
Ma mère, Chor Han Lee (née Wong), dont le prénom anglais était Miranda, était l’aînée de cinq enfants. Elle a été une élève assidue jusqu’à ce que son éducation primaire prenne fin en raison de l’occupation japonaise de Hong Kong en 1941. Elle a appris à coudre et a commencé à gagner de l’argent pour la famille en brodant les noms des marins de la marine royale britannique sur leurs uniformes. Après la guerre, ma mère a obtenu des diplômes d’infirmière et de sage-femme et a commencé à travailler dans un hôpital.
Sa meilleure amie, Linda, et le petit ami de Linda, Arthur, ont décidé de lui faire rencontrer Fred, le cousin d’Arthur, au Canada. Ils se sont fait la cour à l’étranger, en s’envoyant des photos et en s’écrivant d’innombrables lettres en chinois et en anglais. En 1957, ils se sont mariés à Hong Kong, puis ont organisé une réception à Halifax dans le restaurant où mon père travaillait pendant ses études. Ils étaient mariés depuis soixante-quatre ans et partageaient l’amour de la danse de salon jusqu’au décès de ma mère en 2022. J’ai retrouvé quelquesunes de leurs lettres en vidant la maison :
9 octobre 1956
Chère Miranda,
Je viens de recevoir plusieurs lettres et quelques photos de toi. Elles me rendent toutes plus heureux, dans le sens où elles me disent que tu es une fille très droite... avec un esprit indépendant... ainsi qu’une attitude serviable envers les autres êtres humains, en particulier les membres de ta famille. Bien que je ne te connaisse que depuis peu, j’ai l’impression que tu es comme une de mes plus vieilles amies. Peut-être parce que je pense beaucoup à toi... En fait, je pense à toi plus qu’à n’importe qui d’autre jusqu’à présent dans ma vie. - Fred
23 mars 1957
Mon très cher
Fred, J’ai reçu ta lettre en anglais et quelques photos. Je les aime beaucoup. Oh! Tu es très beau, mon cher. - Miranda
Mon frère Edmund est né en 1958. Dans la culture chinoise, le fait que le premier-né soit un fils, c’est significatif. Pour agrandir la famille, mon grand-père a pris l’argent qu’il avait économisé au fil des ans et a acheté une maison près de la blanchisserie. Il y vivait avec ma grand-mère, mes parents, Edmund et, bientôt, ma soeur Bonny.
Mon grand-père est décédé en 1964. Deux ans plus tard, une autre tragédie s’est produite. Edmund, âgé de huit ans, se rendait à l’école à bicyclette lorsqu’il a été happé par un autobus et tué. Lorsque j’ai vidé le grenier, l’une de mes découvertes les plus déchirantes a été une valise pleine de vêtements de petit garçon, dont beaucoup étaient neufs et encore dans leur emballage d’origine. J’ai tant de peine de penser que mes parents ont gardé cela pendant cinquantecinq ans, jusqu’à ce que je le découvre.
De nouveaux departs
Dévastés par la mort d’Edmund, mes parents ont déménagé dans une maison située dans un lotissement sécuritaire de l’aprèsguerre, où toutes les maisons se faisaient face, entourant des chemins de promenade, un terrain de jeu, un champ et une école à laquelle on pouvait accéder sans traverser la route. L’arrière des maisons donnait sur les rues, qui portaient le nom de soldats tombés au combat.
Notre maison à deux étages hébergeait huit personnes : cinq enfants, deux parents et ma grand-mère, entassés deux par deux dans des chambres minuscules. La vaisselle s’y entrechoquait, deux dialectes y hurlaient, les enfants piétinaient. Deux modestes tables se trouvaient dans les coins du salon. À part les portraits et un petit vase en laiton pour l’encens, on n’aurait jamais su qu’il s’agissait de sanctuaires. À celui de mon grand-père, on avait ajouté un cendrier rond et vert avec un bouton sur lequel on pouvait appuyer pour faire tourbillonner les cendres de tabac. Une pipe était posée dessus. À celui de mon frère, nous avions placé une petite photo de lui qui souriait. Après le décès de ma grand-mère, un service de tasses de thé et de soucoupes de style britannique a été ajouté et rempli de thé frais tous les jours. Chaque jour, on allumait de l’encens et, lentement, celui-ci se consumait et laissait une seule tour de cendres, parfaitement équilibrée, jusqu’à ce qu’elle tombe dans la soucoupe en dessous. Un jour, j’ai été tellement fascinée par cette tour de cendres précaire que j’ai tendu la main et je l’ai touchée. Elle est tombée au sol, laissant une ligne brûlée dans la moquette jaune-or des années 1970.
Nous mangions des bols de riz, du canard, du bok choy, du poisson à la vapeur et de la soupe tous les soirs alors que le soleil couchant entrait par les baies vitrées qui donnaient sur ce que mon père appelait « une vue à un million de dollars ». Nous avons rapidement appris que les baguettes de bois n’étaient pas des pilons, quoique cela ne nous a pas empêchés de faire semblant d’être des morses, avec nos baguettes logées dans les coins de notre bouche.
La sécurité que nous connaissions chez nous, cependant, s’arrêtait au seuil de la porte. Une fois, des oeufs pourris ont été jetés sur nos baies vitrées. Ils ont gelé et ma mère a pris une échelle pour les gratter. Une autre fois, le mot « Chanks » a été peint à l’aérosol sur le chemin devant notre maison. La faute d’orthographe dans cette injure raciste m’a toujours amusée. L’école était si proche que l’on pouvait entendre ma grand-mère nous crier de l’arrière-cour de nous habiller plus chaudement; pourtant les deux minutes de marche qui nous en séparaient étaient parfois parsemées d’injures : « Chinois, Japonais, genoux sales, s’il vous plaît! » Les enfants tiraient sur les coins de leurs yeux pour essayer d’imiter les nôtres. Certains jours, je restais longtemps après la sonnerie pour attendre que les adolescents soient partis avant de rentrer chez moi au pas de course. « Maman, maman! Ils se moquent encore de moi parce que je suis chinoise! » Elle répondait : « Ignore-les. Ils sont jaloux. » Et alors que j’apprends l’incroyable bravoure et la résilience dont mes ancêtres ont fait preuve à leur arrivée dans leur nouveau pays, je comprends également qu’il n’y a pas de quoi avoir honte. En fait, mon patrimoine est un grand honneur, dont je suis profondément fière.
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